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Au front, les journalistes face aux contraintes de la sécurité opérationnelle

Une banderole accrochée à Saint-Denis après l'intervention du RAID. Kenzo Tribouillard/AFP

Le mercredi 18 novembre à Saint-Denis, un quartier entier a été bouclé et les caméras ont été sciemment tenues à distance. Aucun journaliste n’a pu entrer sur ce théâtre d’opérations où le RAID était passé à l’action. L’argument ? La sécurité opérationnelle. L’objectif : garantir la discrétion qui permet le succès de l’assaut en cours ; éviter la présence d’éléments non opérationnels qui pourraient nuire à la sécurité des forces ainsi qu’à celle des populations ; éviter que le travail des policiers ne soit distrait par la nécessité de garantir la sécurité des journalistes. Bref, sortir du champ tout ce qui peut l’être et qui n’a aucune utilité pour que les objectifs soient atteints.

Le mouvement de réflexion déontologique sur la position des caméras lors des opérations, entamé après les attentats de janvier 2015, a franchi un nouveau palier depuis une semaine. C’est désormais admis : la présence des médias et la diffusion d’informations peuvent ajouter du risque au danger.

L’enthousiasme général pour la diffusion d’images de chats sur Twitter dans la nuit du 22 au 23 novembre, en lieu et place des informations sur les opérations en cours à Bruxelles, a été à ce titre très révélateur. Rares sont ceux qui se sont interrogés sur ce black-out informatif et Guillaume Auda, grand reporter à I-télé, a été bien seul à soulever la question, dans un tweet du 23 novembre : « Le silence 2.0 requis par la police belge – et respecté – interroge. Beaucoup de chats, moins de sources, moins d’infos… »

C’est dans ce contexte, né en janvier 2015 et brutalement rappelé à notre esprit par les attentats du 13 novembre, que se pose la question très pratique de l’accès des médias à ces nouveaux théâtres d’opérations intérieurs. Car ce qui nous semble si évident lorsque la guerre se déroule subitement sur notre territoire, ne l’est pas, depuis de nombreuses années, pour les journalistes qui couvrent les conflits lointains où sont engagés les militaires français. Comparaison n’est pas raison, mais malgré tout, comparons un peu.

Janvier 2013 : l’opération Serval est lancée sur le territoire malien. Plus elle progresse, plus certains journalistes s’indignent : la géographie du terrain et les conditions opérationnelles rendent difficile la couverture médiatique du conflit sans le soutien des armées françaises. Or, ces dernières ne font rien pour leur faciliter la tâche (c’est un euphémisme) et l’action des troupes françaises, lors des premières semaines, se déroule loin de l’œil des journalistes.

Décryptage médiatique

À la manœuvre, la cellule de communication de l’état-major (EMA COM) assume sa politique. Ses critères sont très officiellement les mêmes que ceux énoncés plus hauts pour les opérations menées à Bruxelles ou en Seine-Saint-Denis : garantir la réussite de l’opération, ne nuire ni à la sécurité des militaires ni à celle des populations civiles, éviter d’avoir à assurer celle des journalistes présents sur le théâtre.

Ces règles sont-elles justifiées ? Pour une part c’est évident, à Saint-Denis, comme au Mali. La différence ? Lorsque ces règles sont édictées par l’EMA COM, elles provoquent un débat, elles sont discutées, leurs éventuelles justifications non avouées sont examinées. Aux arguments recevables des militaires, certains journalistes répondent par leur pratique déontologique et responsable du métier : nous sommes capables de comprendre vos règles et nous en tiendrons compte, laissez-nous donc accéder au théâtre d’opérations.

Ceux qui tentent de contourner les règles sont loués pour leur audace. Les émissions de décryptage médiatique y consacrent du temps. « Médias le magazine », sur France 5, l’a par exemple fait dès le 10 mars 2013 à propos de l’opération Serval avec Thomas Hofnung, à l’époque journaliste à Libération, et Anne-Claire Coudray, à l’époque grand reporter à TF1.

Une semaine après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, deux émissions de décryptage sont revenues sur le traitement médiatique de ces événements. « Le secret des sources », sur France Culture le 21 novembre, et, à nouveau, « Médias le Magazine », le 22 novembre, sur France 5. Les consignes de la préfecture de police sur la diffusion d’informations ont été rapidement commentées : elles sont normales, à nous de choisir en fonction, ont répondu en substance les invités. La question de la décence des images de corps morts a été posée, tout comme celle, sémantique, de l’usage des mots (« guerre », « Islam », etc.). Celle, très précise, de l’accès au théâtre des opérations, telle qu’elle s’est posée à Saint-Denis, sera-t-elle analysée lors des prochaines semaines ?

Continuum entre les différents fronts

L’écart entre la rébellion déontologique de mise au Mali et la palme accordée aux obéissants en France mérite d’être analysé, même si, nous le savons, l’affichage verbal en la matière ne détermine que partiellement les pratiques réelles. Y a-t-il équivalence entre un territoire comme le nord du Mali, auquel les journalistes ont eu de fait un accès très restreint au début de Serval, et une rue de Saint-Denis dont les barrages policiers empêchent l’accès aux médias ? S’il est admissible que le théâtre d’opération qu’a été cette rue de Saint-Denis soit interdit aux médias, pourquoi y a-t-il débat lorsque les militaires ne facilitent pas l’accès à leur théâtre d’opérations au Mali ? Quid de l’exclusivité des images institutionnelles si critiquée lorsque ce sont celles des armées, uniquement concurrencées par les images « pirates » des populations présentes sur la zone et non par celles des médias d’information ?

Si les journalistes considèrent comme totalement admissibles ces consignes à Saint-Denis, est-ce qu’ils admettent, en creux, que les autorités politiques et policières sont légitimes à dissimuler ou qu’il n’y a aucun intérêt éventuellement suspect à déterrer derrière la communication affichée ? Mais alors pourquoi ce bénéfice accordé aux forces de police et au ministère de l’Intérieur ne serait-il pas aussi accordé aux armées françaises et au ministère de la Défense ?

Ce sont tous les filtres de représentation avec lesquels les journalistes travaillent qui sont bien entendu ici en cause, qui induisent confiance ou défiance envers les institutions. Entre aussi en jeu le continuum établi par nos politiques entre les fronts lointains et le front intérieur de la guerre dans laquelle nous serions désormais entrés de plain-pied. Peut-il déboucher sur un continuum de pratiques journalistiques des zones de conflit extérieures, où sont engagées les militaires français, à la zone de conflit intérieur, où agissent également les forces de l’ordre ?

Des remaniements des débats habituels sont très certainement à prévoir et il y a fort à parier que le regard des jeunes journalistes sur la chose militaire ne sera plus le même après les attentats que vient de vivre la France.

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