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Au Nigeria, contre-terrorisme et avortements forcés

Groupes de femmes africaines voilées
Des femmes vivant dans le camp de personnes déplacées de Dalori, dans le nord du Nigeria, en 2019. Audu Marte/AFP

Le 7 décembre 2022, l’agence de presse britannique Reuters publiait un long article documentant un programme clandestin d’avortement mis en place par l’armée nigériane dans le nord-est du pays, épicentre de l’insurrection djihadiste généralement désignée sous le nom de Boko Haram.

Au terme d’une enquête minutieuse conduite auprès de militaires, de personnels de santé et d’une trentaine de victimes de ce programme, Reuters estime que, depuis 2013, au moins 10 000 femmes enceintes à la suite d’unions volontaires ou forcées avec des djihadistes, puis libérées ou capturées par l’armée, auraient avorté à leur retour dans les zones sous contrôle gouvernemental.

Une proportion d’entre elles – que Reuters ne quantifie pas – auraient subi un avortement forcé : certaines n’ont pas été averties que les injections ou les pilules qu’elles recevaient étaient abortives ; d’autres ont été menacées, battues ou attachées pour subir la procédure.


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Ces révélations – contestées avec véhémence par les militaires nigérians – ont à nouveau attiré l’attention internationale sur l’effroyable conflit qui ravage depuis presque quinze ans le nord-est du pays le plus peuplé d’Afrique.

Les faits allégués

Contactée par Reuters avant la parution de l’enquête, l’armée avait réagi en lançant dans la presse nationale une campagne de propagande préemptive affirmant qu’elle prenait soin des femmes et des enfants liés à Boko Haram.

Une fois l’article de Reuters paru, l’armée a démenti, dénonçant le « journalisme démoniaque » de l’agence de presse, et a refusé d’enquêter sur les allégations des journalistes. Celles-ci n’en ont pas moins provoqué un scandale national et international.

Muhammadu Buhari, alors président du Nigeria, a demandé à un organisme public, la Commission nigériane des droits de l’homme, de créer une commission d’enquête. Sans doute ne faut-il pas trop en espérer : au Nigeria, c’est souvent en créant des commissions qu’on enterre les « affaires », et si un rapport est produit, il peut ne jamais être rendu public.

Reuters, de son côté, a publié deux autres enquêtes sur des violations graves de droits humains commises par l’armée dans le cadre de la lutte contre les djihadistes, notamment des assassinats d’enfants. Si là encore l’armée nigériane a démenti, ce type de violations ne surprend guère, car il avait déjà été documenté au Nigeria, notamment par Amnesty International et Human Rights Watch.

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Je n’ai jamais enquêté spécifiquement sur la question des avortements lors de mes séjours dans le nord-est du Nigeria. J’ai du moins entendu l’embarras des organisations humanitaires, présentes dans la région depuis la crise alimentaire de 2016 (mais peu auparavant) : elles se demandent comment interpréter le fait qu’elles n’ont pas capté, pendant toutes ces années, de signaux indiquant l’existence de ce programme clandestin d’avortements dénoncé par Reuters.

Dans les ambassades occidentales aussi, la gêne est palpable : on collabore avec les autorités nigérianes dans la lutte contre Boko Haram et les allégations de violations de droits humains viennent une fois encore compliquer cette collaboration, en particulier aux États-Unis – le Sénat et la Chambre des représentants sont sensibles sur ces sujets, notamment et surtout quand il s’agit d’avortement.

Si je ne suis pas en mesure de confirmer ou d’infirmer le récit fait par Reuters, j’entends ici du moins discuter de la plausibilité de ce terrible épisode en le situant dans l’histoire récente du nord-est du pays, marquée par des années d’affrontements sanglants entre l’armée et les djihadistes.

Une armée dépassée et violente

Au fil des années, l’armée et les autorités nigérianes ont volontiers minimisé le défi posé par Boko Haram, annonçant régulièrement la victoire. Au moment où le programme d’avortement clandestin aurait été mis en place, entre 2013 et 2015, l’armée nigériane était en réalité en difficulté face à l’organisation formée dans le fil des années 2000 et passée à la lutte armée en 2009, et dont le nom réel est JASDJ (Jamā’at ahl al-sunnah li’l-da’wah wa’l-jihād, qui peut être traduit par Association des gens de la sunna pour la prédication et le djihad).

Après le soulèvement des partisans du prédicateur de Mohamed Yusuf en 2009, brutalement réprimé par l’armée, les survivants s’étaient réorganisés puis engagés, à partir de 2010, dans une campagne de terreur.

En plus d’attaques à la bombe jusque dans la capitale fédérale, Abuja, les assassinats se multipliaient dans le nord-est du pays, notamment dans l’État du Borno et sa capitale Maiduguri, une agglomération qui comptait à l’époque plus d’un million d’habitants, ciblant les membres des forces de défense et de sécurité ainsi que les élites politiques et religieuses.

Pour mieux cibler la répression, les autorités civiles et militaires du Borno et la population de Maiduguri avaient mis en place des milices, dites Civilian Joint Task Force (CJTF), qui avaient aidé l’armée à purger la ville des réseaux de JASDJ.

Ces derniers avaient alors achevé une bascule déjà engagée vers des zones rurales qui leur offraient une meilleure protection. Ils avaient ensuite conquis une bonne partie des villes secondaires du Borno, frappant aussi dans les États voisins de Yobe et de l’Adamawa.

Les attentats suicides, jusque-là très ciblés, s’étaient multipliés, frappant de façon de plus en plus aveugle. Les pertes militaires et civiles ont été gigantesques (plus de 40 000 morts jusqu’à aujourd’hui, ces chiffres étant probablement très sous-estimés), et JASDJ a joué à fond la carte de la terreur, s’inspirant parfois dans ses massacres de la scénographie de l’État islamique, à laquelle elle s’est officiellement ralliée en 2015. Dans ces années-là, l’armée nigériane était particulièrement dépassée, aux prises avec un adversaire ultra-violent et mal connu.

Dans ce contexte singulier, l’armée a employé des moyens extrêmes. Elle a recouru massivement à la torture et aux exécutions extrajudiciaires. Entre 2010 et 2014, elle a multiplié les rafles au ciblage souvent imprécis, arrêtant des milliers de personnes, généralement en dehors de toute procédure judiciaire et donc sans chemin de sortie pour les suspects.

La surpopulation carcérale a été encore aggravée avec la contre-offensive victorieuse lancée par l’armée en 2015 : elle a alors pris sous son contrôle une vague plus massive encore de suspects, hommes, femmes et enfants.

Dans les centres de détention militaire, et notamment dans l’immense caserne de Giwa Barracks, à Maiduguri, la surpopulation et la faiblesse des ressources ont abouti à l’installation de facto d’un dispositif de mise à mort par la prison (faim, déshydratation, maladies, violences des gardiens et entre détenus) dont on peut se demander si certains responsables militaires au moins ne l’ont pas conçu ou accepté comme tel.

Les femmes associées à Boko Haram, un cas particulier

Là où les hommes, quand ils n’étaient pas exécutés sur le champ, étaient emprisonnés avec peu d’espoir de sortie, la situation des femmes et des enfants était plus complexe aux yeux de l’armée et des autorités : le retentissement international du kidnapping des collégiennes de Chibok en 2014 avait établi que les femmes trouvées dans les camps djihadistes pouvaient être des victimes, avoir été enlevées, contraintes au mariage et soumises à des viols maritaux.

À partir de 2014, des femmes ont commencé à mener des attaques suicides contre l’armée et les communautés. Les femmes avaient donc un statut énigmatique – épouses loyales de combattants djihadistes ou bien captives ? – et oscillaient ainsi entre la position d’ultra-victimes et celle d’hypermenaces.

Faute de place dans les centres de détention, et alors que les critiques internationales montaient sur les abus de droits humains et venaient compliquer la coopération entre le Nigeria et certains partenaires internationaux, les femmes et les enfants détenus ont fini par être libérés en masse et envoyés dans les camps de déplacés à travers le Borno.

Avec les femmes et les enfants, il y avait là un problème mal défini et menaçant, mais trop massif pour être traité par l’emprisonnement. Le problème semblait d’autant plus grave qu’il résonnait avec les inquiétudes croisées de l’État et de la société à propos des enfants conçus dans le contexte du djihad.

La crainte suscitée par les « enfants de djihadistes »

Le Nigeria est un pays à la population composite, et où les considérations ethnorégionales jouent depuis longtemps un rôle considérable. Dans ce contexte, la question démographique est particulièrement sensible – en témoignent aussi bien les difficultés à organiser le recensement que les rumeurs qui interprétaient, un temps, la vaccination contre la poliomyélite comme une campagne visant à stériliser les nordistes musulmans.

Le nord, zone peuplée majoritairement de musulmans et à la démographie très dynamique, est perçu comme une menace dans le sud, où les chrétiens sont majoritaires. C’était particulièrement le cas entre 2010 et 2015, sous la présidence de Goodluck Jonathan, président chrétien très contesté par les élites nordistes.

Mais même les élites du Nord musulman s’inquiètent de la croissance démographique de la zone, supposée alimenter un lumpenproletariat menaçant – l’émir de Kano, un chef traditionnel musulman d’importance, a ainsi pu prendre des positions fortes en faveur du contrôle des naissances.

Cette inquiétude était redoublée dans la société nigériane, où elle s’est articulée à l’idée d’un « mauvais sang » dont seraient porteurs les enfants de djihadistes, documentée en 2016 dans un rapport intitulé Bad Blood publié par l’Unicef et l’ONG International Alert. À l’anxiété des élites se mêlaient ainsi la stigmatisation que subissent les femmes isolées dans une société patriarcale et moraliste, avec leurs grossesses issues d’unions souvent soit forcées, soit forgées en dehors de l’ordre familial, et la peur d’une hérédité de la violence.

Dans une étude conduite pour International Crisis Group, j’avais noté que certaines femmes signalaient qu’il leur était interdit de fréquenter les points d’eau dans les camps de déplacés – une interdiction à la lisière de l’inquiétude face aux éventuelles maladies dont elles pourraient être porteuses et de représentations liées à la sorcellerie. Le djihad comme épidémie à contenir… « C’est juste une épuration de la société », expliquait à l’équipe Reuters un agent de santé impliqué dans le programme d’avortement…

Les avortements étaient-ils ordonnés par l’armée ?

On voit donc bien comme le climat politique, militaire et moral au milieu des années 2010 se prêtait à la mise en œuvre d’un programme d’avortement.

Compte tenu de la stigmatisation dont étaient victimes les femmes associées à Boko Haram, des militaires et des agents de santé ont pu penser leur faire une faveur en les faisant avorter, de gré ou de force.

Reuters cite un agent de santé qui affirme « nous appliquons ce genre de procédure [aux femmes sortant des zones Boko Haram] afin de les sauver du stigmate et du problème qui viendra plus tard ». Reuters relève également qu’un certain nombre de femmes interrogées disent avoir souhaité avorter, mais qu’elles auraient voulu être informées et consultées.

Compte tenu du nombre de cas qu’ils ont identifiés, Reuters a considéré qu’il s’agissait là d’un véritable « système », tout en notant n’avoir pu établir « qui avait créé ce programme ni qui dans l’armée ou au gouvernement en était responsable ».

L’armée, répétons-le, dément absolument l’existence d’un « système » et met en avant le fait que de nombreux enfants sont nés en détention, ce que confirment des témoignages que j’ai recueillis auprès d’anciens détenus ainsi que de responsables d’ONG impliqués dans les questions de santé et de protection des personnes dans le Borno. Reuters l’admet d’ailleurs, notant bien que certaines femmes se sont vu proposer, et non pas imposer, un avortement.

On peut dès lors penser que dans le contexte du conflit, des mesures ont été prises pour rendre possible l’accès à l’avortement aux femmes sortant des zones Boko Haram et que, à différents moments et dans différents sites, des responsables locaux, directeurs d’hôpitaux ou commandants de centres de détention par exemple, ont pris sur eux d’imposer des avortements au lieu de simplement les proposer.

Cela permettrait d’expliquer comment les avortements forcés ont pu se produire, sans être pour autant véritablement systématiques. Des variations importantes dans la mise en œuvre des politiques, typiques d’un État sous pression et connaissant des faiblesses dans le contrôle interne, ont d’ailleurs été documentées dans d’autres volets de la réaction de l’État nigérian – par exemple dans le traitement des prisonniers de sexe masculin.

Reuters affirme avoir documenté des cas jusqu’en novembre 2021, mais il y a des raisons d’espérer que les choses ont changé avec le temps, que les avortements forcés sont moins fréquents. Les forces de défense et de sécurité sont aujourd’hui moins dépassées qu’en 2014, et les conditions dans les centres de détention se sont un peu améliorées, notamment grâce à l’action internationale.

Enfin, la réintégration dans la société de femmes et même d’hommes ayant quitté Boko Haram volontairement, inimaginable en 2015, est devenue presque routinière. On peut donc supposer que dans la chaîne qui traite les personnes venues des zones Boko Haram, la ligne est moins dure.

Quoi qu’il en soit du caractère systématique des faits rapportés par Reuters, l’État nigérian ne saurait être dégagé de ses responsabilités. En dernière analyse, parce qu’il est l’État, il est responsable des abus perpétrés en son nom, et il est responsable d’avoir laissé perdurer l’ambiance délétère et la logique éradicatrice qui ont pu donner lieu aux avortements forcés rapportés par l’agence de presse.

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