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Au Québec, les arts littéraires flirtent avec les publics

« Autour du rose enfer des animaux », un spectacle issu du Laboratoire des Nouvelles Technologies de l’Image, du Son et de la Scène. Carole Bisenius-Penin, Fourni par l'auteur

Depuis 2019, le milieu littéraire québécois parvient à rendre visible la question des arts littéraires sur son territoire et participe ainsi à une certaine institutionnalisation de la notion.

Ce phénomène s’inscrit dans certains lieux emblématiques, du côté des acteurs culturels, comme la Maison des arts littéraires de Gatineau (MAL, 2020), vitrine annuelle de diffusion en arts littéraires imaginée en complément du salon du livre de l’Outaouais ou encore le festival « Québec en toutes lettres ».

Du côté de la recherche, un récent dossier paru dans une revue franco-québécoise entend également faire le point sur ces pratiques littéraires contemporaines privilégiant une poétique de la convergence et de l’hybridité.

Sur le terrain et sur le plan de la réception, on peut donc s’interroger sur la façon dont les arts littéraires entretiennent avec leurs publics un rapport en tension, entre participation et déstabilisation, à travers une création littéraire plurielle, médiatisée et spectacularisée. Notre analyse porte sur ces formes au sein d’un cadre de médiation et de médiatisation de la littérature spécifique et éphémère celui de la manifestation festivalière)

Une littérature médiatisée, entre dispositif numérique interactif et cartomancie

Au sein de la Maison de la littérature, se niche durant le festival « Québec en toutes lettres », l’installation « Clairvoyantes » empruntant à l’univers de la fête foraine son décor et à la cartomancie, cet art divinatoire recourant au tirage de cartes. Après avoir pénétré dans ce chapiteau intimiste et sombre, l’utilisateur face au miroir et à l’écran tactile pose sa question à l’oracle virtuelle, qui l’invite à tirer trois cartes (un personnage, un lieu et un objet) correspondant à des fragments littéraires visuels et sonores.

Cette combinatoire interactive imaginée par une autrice (Audrée Wilhelmy) et une maison d’édition atypique disposant de son propre laboratoire éditorial) entremêle les textes de quinze écrivaines québécoises selon le parcours de chaque utilisateur et des supports iconiques (figures féminines, lieux, objets) particulièrement esthétiques qui revisitent le tarot et favorisent l’immersion des publics.

Cet oracle littéraire qui croise les médiums offre une littérature médiatisée par les technologies du numérique qui, au-delà de sa dimension ludique, vise à reconfigurer les pratiques créatives issues des arts littéraires et à capter d’autres publics. De la même manière, le dispositif de l’oracle a été pensé dans cette transmédialité, d’une part sous la forme d’un objet, un coffret comprenant quarante-cinq cartes et un livre d’interprétation, et d’autre part, grâce à une plate-forme numérique) prolongeant en ligne l’expérience littéraire. L’intérêt de ce dispositif réside dans le processus d’hybridation mené.

Le dispositif immersif et multimédia « Clairvoyantes » invite le spectateur à s’installer pour bénéficier d’un oracle littéraire. Carole Bisenius-Pénin, Author provided

Cabinet de consultation poétique : de l’adaptation au spectacle de contes revisité et performé

Loin d’une adaptation théâtrale classique, le dispositif de la compagnie Théâtre à corps perdus (« Rx : contes-gouttes ») a été pensé comme un cabinet de consultation poétique éphémère et intime qui distille au compte-gouttes des extraits de contes issus des œuvres de l’auteur québécois Martin Bellemare, en fonction d’un jeu d’échanges entre un comédien en blouse médicale et un participant ayant pris place sur une table de consultation revisitée pour l’occasion.

Ce parcours sur mesure déployé à partir d’un questionnaire à choix multiple repose sur une matrice combinatoire à la manière du Conte à votre façon de R. Queneau et relève d’une véritable prouesse mémorielle : le comédien doit mettre en récit et performer, selon les choix de chaque participant, les nombreux extraits mobilisés durant le spectacle (une trentaine de contes).

Un comédien vous attend pour une consultation littéraire sur mesure. Carole Bisenius-Pénin, Author provided

Cette consultation, sorte de « posologie sur mesure » d’une vingtaine de minutes décline, à travers cette proximité, ce face-à-face potentiellement déstabilisant, une littérature parfois chuchotée à l’oreille du participant-patient qui donne à entendre d’une autre manière le conte et nécessite une participation active des publics, sollicitant fortement une implication corporelle et sensorielle au sein du dispositif.

Outre la singularité du texte littéraire choisi et l’originalité de l’installation détournant le cadre médicalisé, cette forme spectacularisée de « médecine narrative ») interroge également une des tendances actuelles, la « littérature du care » selon Alexandre Gefen ou celle du « soin à voix haute » sous l’angle de la bibliothérapie prônée par Régine Détambel.

Dramaturgie plurielle : avatars technologiques et participation active

Spectacle issu du Laboratoire des nouvelles technologies de l’image, du son et de la scène (LANTISS de l’université de Laval, la proposition du collectif DTT, intitulé Autour du rose enfer des animaux (AREA) est également une adaptation de la pièce Le rose enfer des animaux du poète et dramaturge Claude Gauvreau, digne représentant du mouvement artistique québécois, dit de l’automatisme s’inspirant du surréalisme et source inépuisable de métaphores poétiques affleurant à la conscience.


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Le recours aux arts littéraires croisant texte théâtral et divers outils interactifs (mapping vidéo, voix de synthèse générées en temps réel) correspond certes à la volonté de ces jeunes créateurs de rendre hommage avec jubilation à Claude Gauvreau, tout en questionnant la fonction du poète, mais plus spécifiquement encore de positionner les publics dans une véritable posture performative.

En effet, cette forme de littérature spectacularisée est avant tout envisagée sous une modalité participative car elle invite 8 personnes du public à endosser des personnages de l’œuvre sous un masque et à s’installer sur scène « au festin virtuel et déjanté de Domitien Dolmansay, gorille robotisé et hôte de la soirée ». Au prisme de leurs avatars technologiques et animaliers, les volontaires peuvent au choix suivre ou refuser les directives affichées dans leur assiette, selon les tableaux vidéo et sonores élaborés. Ils deviennent ainsi de véritables co-auteurs du spectacle.

Pour conclure, les arts littéraires sous leur forme festivalière offrent une opportunité d’appréhender la perception des publics à l’égard de la création littéraire dont ils sont habituellement exclus et « de mieux approcher d’autres types de publics par les croisements disciplinaires effectués » selon Valérie Lambert, directrice de la Maison de la littérature de Québec, afin de comprendre comment les formes de socialisation littéraire induites peuvent aussi participer à la transformation des pratiques culturelles et au renouvellement des publics.

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