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Au rugby, comment arbitres et joueurs s’adaptent-ils à la complexité des règles ?

L’arbitre français Mathieu Raynal a fait usage d’une nouvelle règle lors du match de Coupe du monde Uruguay-Namibie, le « carton jaune bunker ». Sébastien Bozon / AFP

Beaucoup parmi vous découvrent peut-être le rugby ces jours-ci avec la Coupe du monde qui se tient en France. Sans doute comptez-vous d’ailleurs, pendant les matchs, sur un voisin de canapé ou de bar plus expert que vous et capable de vous expliquer les raisons de chaque coup de sifflet de l’arbitre. N’avez-vous pas alors l’impression que chaque spectateur ou téléspectateur, chaque commentateur de télévision semble avoir sa propre compréhension et interprétation des règles arbitrales ?

Le rugby se caractérise par une grande complexité de ses règles que renforce l’intervention régulière des instances de régulation pour le rendre plus attractif et plus sûr. On ne recense pas moins de 21 principes fondamentaux, qui se déclinent en près de 350 règles applicables. Le règlement du football, à titre de comparaison, s’articule lui en 17 lois et une cinquantaine de règles.

Le nombre conséquent de règles au rugby rend leur compréhension et leur interprétation particulièrement complexes pour les acteurs du jeu, arbitres, joueurs et entraîneurs. Et pourtant, à la différence de nombreux sports professionnels médiatisés nous constatons très peu de contestations des décisions arbitrales. Les conversations sont presque toujours apaisées entre arbitres, joueurs voire entraîneurs. La Ligue nationale de rugby n’hésite d’ailleurs pas à les mettre en avant dans des compilations.

Au-delà de l’« esprit rugby » que beaucoup mettent en avant, les arbitres et les équipes (joueurs et staff) ont su également adopter des stratégies d’adaptation aux règles, en essayant d’être proactifs afin d’améliorer leurs performances sur le terrain. La complexité du règlement et le développement des enjeux sportifs, financiers et sociétaux associés à ce sport ont amené les acteurs à développer leurs échanges et leurs interactions afin d’améliorer leurs performances arbitrales ou sportives. Joël Jutge, ancien arbitre international et responsable de l’arbitrage à World Rugby aime ainsi dire : « Je joue arbitre. »

Pour mieux le comprendre, il est possible de mobiliser un cadre d’analyse issu des sciences économiques et des sciences régionales. Celui-ci, que nous avons repris dans nos recherches, a été développé par ce que l’on appelle l’École de la Proximité. Elle propose une lecture des relations interpersonnelles comme des proximités plus ou moins fortes entre individus, et identifie les effets potentiels de ces proximités sur les actions humaines.

Un même monde

Pour se positionner les uns par rapport aux autres, les acteurs développement différents types de proximités, dont on peut identifier au moins cinq types. Au rugby, elles permettent aux acteurs de se coordonner et de renforcer la compréhension des règles.

La première est de nature institutionnelle. Elle existe lorsque les acteurs partagent un cadre qui peut être juridique et formel, c’est-à-dire officiellement exprimé dans des lois ou réglementations. Il peut aussi être informel. Au rugby, elle se manifeste dans le règlement qui, pour s’appliquer, a besoin de valeurs (respect, tradition), de normes culturelles communes (écoute, dialogue) et des habitudes d’interprétation que partagent souvent les acteurs de l’« ovalie ». La règle de l’avantage l’illustre assez bien : si une équipe commet une faute mais que c’est l’adversaire qui a le ballon dans une situation favorable, on laissera jouer selon des temporalités plus ou moins courtes qui sont admises par tous. L’esprit complète la règle.

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Cette proximité institutionnelle se nourrit également de proximités cognitives entre les acteurs à travers des connaissances partagées et un langage commun. Il se développe notamment dans les briefings d’avant match et grâce aux relations privilégiées entre arbitres et joueurs sur le terrain empreintes de pédagogie dans l’explication de la décision.

Arbitres et joueurs peuvent aussi s’appuyer sur des proximités géographiques et sociales issues des expériences vécues en commun. La proximité géographique, est quantifiable avec une mesure spatiale, un temps de transport ou un coût, mais présente aussi une dimension subjective. Chacun se juge alors « proche de » ou « loin de ». La proximité sociale capte, elle, l’appartenance des individus à un même réseau social composé de relations interpersonnelles fondées sur l’amitié, la confiance, la réputation et les expériences passées.

Ancien arbitre international, Jérôme Garcès a rejoint le staff de Fabien Galthié pour aider les joueurs du XV de France à mieux comprendre et à mieux réagir aux décisions de ses anciens confrères. Gaizka Iroz/AFP

Les arbitres et les joueurs se connaissent et se rencontrent régulièrement car les arbitres des matchs nationaux et internationaux sont souvent les mêmes. De plus, depuis plusieurs années, les équipes professionnelles et les équipes nationales font intervenir ces mêmes arbitres auprès de leurs joueurs et entraîneurs lors des phases de préparation et d’entraînement. Jérôme Garcès, arbitre central de la dernière finale de la Coupe du monde a, par exemple, intégré le staff des Bleus pour les aider à être pénalisés le moins possible. Ces proximités géographiques et sociales contribuent à renforcer la réputation des arbitres mais aussi la confiance qui peut se nouer progressivement entre ceux-ci et les joueurs.

Enfin, arbitres et joueurs appartiennent aux mêmes instances décisionnaires. La Ligue nationale de rugby regroupe l’ensemble des arbitres et joueurs professionnels français. Le World Rugby est composé d’anciens joueurs de renom ou d’anciens arbitres chargés de la formation de ceux en activité (Joël Jutge, par exemple, pour la France). Cela crée une proximité organisationnelle entre arbitres et joueurs qui ont le sentiment d’appartenir à une même organisation, un même « monde » dans lesquels leurs intérêts sont proches et partagés.

Dans le rugby, mais pas que…

Pourquoi, les discussions, sur le terrain, entre arbitres et jours sont régulières sans qu’il y ait de manifestations de mauvaise humeur ou de désaccords ? Pourquoi, aussi, lors des commentaires d’après match, les joueurs et les entraineurs ne s’en prennent rarement aux décisions des arbitres ? Une partie significative des réponses à ces interrogations provient de ces coordinations que les arbitres et les équipes professionnelles de rugby ont pu créer entre eux, d’une part, pour répondre à la complexité des règles de ce jeu, et d’autre part, pour améliorer, chacun de leur coté, leurs performances, arbitrales ou sportives.

Le rugby montre peut-être ainsi une voie à suivre pour d’autres sports médiatisés : en accordant une attention particulière à la coordination arbitres/joueurs, ils rendraient leur sport à la fois plus attractif et son arbitrage mieux compris ou mieux acceptés dans et en dehors des stades.

L’arbitrage au rugby peut aussi être source d’inspiration pour tout manager. À l’image des décisions arbitrales, les décisions managériales, pour qu’elles soient comprises et admises par tous, nécessitent des coordinations entre les différents acteurs intéressés (managers, salariés, clients, fournisseurs, actionnaires…). Les proximités qui peuvent se développer entre ces acteurs, dans leurs relations quotidiennes et de travail, renforcent ces coordinations et se nourrissent également de leur développement.

Elles sont alors un moyen approprié pour faciliter la compréhension des décisions managériales au même titre qu’elles facilitent celle des décisions arbitrales en rugby. Il y a là une invitation pour les managers à évaluer et gérer leurs différentes proximités avec et dans leurs équipes ou avec leurs partenaires afin de faciliter la compréhension de leurs décisions ou encore permettre leur co-construction.

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