Samedi 14 octobre, les Australiens sont appelés aux urnes pour un référendum historique portant, selon son intitulé officiel, sur la Voix des peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres et communément appelé « La Voix au Parlement » (Voice to Parliament).
Le référendum propose de mettre en place un comité consultatif qui émanerait des peuples aborigènes australiens (il y en a des centaines) et de ceux des îles du détroit de Torres qui se situent entre l’Australie et la Nouvelle-Guinée. Ce comité, qui serait inscrit dans la Constitution australienne, pourrait donner son avis sur tout projet de loi concernant ces peuples, régulièrement opprimés depuis le début de la colonisation britannique en 1788 et qui représentent aujourd’hui environ 3 % des 26 millions d’Australiens.
En clair, il s’agirait de mettre en œuvre un mécanisme de consultation direct des Aborigènes auprès du Parlement australien (qui est élu par tous les Australiens, y compris les Aborigènes) pour reconnaître les défis spécifiques aux populations aborigènes afin d’essayer d’y apporter des solutions qui proviendraient de ces dernières, plutôt que des décisions prises à leur place.
Un référendum à l’issue très incertaine
Les Australiens, pour lesquels le vote est obligatoire, doivent voter « oui » ou « non » concernant l’ajout de la section suivante à la Constitution du pays :
« Chapitre IX portant reconnaissance des peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres.
Section 129 : La voix aborigène et des îles du détroit de Torres.
En reconnaissance des peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres en tant que peuples premiers de l’Australie :
I. Il sera établi un organisme qui sera appelé La voix aborigène et des îles du détroit de Torres.
II. La voix aborigène et des îles du détroit de Torres pourra chercher à faire des représentations auprès du Parlement et du Gouvernement fédéral sur des sujets ayant trait aux peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres.
III. Le Parlement aura, au regard de cette constitution, le pouvoir de légiférer en ce qui concerne les questions ayant trait à la voix aborigène et des îles du détroit de Torres, telles que sa composition, ses fonctions, ses pouvoirs et ses procédures. »
Une victoire du « non » constituerait indéniablement un retour en arrière pour la cause aborigène. La campagne des tenants du « non » est d’ailleurs marquée par des relents de racisme d’un autre temps. Contrairement à l’élan de fraternité auquel s’attendait le gouvernement travailliste d’Anthony Albanese élu en mai 2022, des sondages toujours plus nombreux indiquent que le « non » pourrait l’emporter.
De fait, la grande majorité des référendums organisés dans l’histoire australienne se sont soldés par un échec. Le « non » l’a emporté 36 fois et le « oui » seulement à 8 reprises depuis le premier référendum de 1906.
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Cela s’explique en partie par le fait que pour qu’un référendum soit approuvé en Australie la majorité des votants en faveur de ce dernier est requise dans la majorité des États (il y en a six). Le but poursuivi vise à éviter que les deux États les plus peuplés et urbanisés (la Nouvelle-Galles du Sud et le Victoria) imposent leur volonté aux autres États de la fédération australienne.
Rappel historique sur la condition aborigène de la colonisation à nos jours
À la fin du XVIIIe siècle, les grands empires connaissent une expansion coloniale majeure. Cette vague atteint alors l’Australie, qui se voit progressivement découpée en une série de colonies britanniques. Celles-ci se fédèrent en 1901 pour prendre la forme politique australienne actuelle. Dès l’arrivée des premiers colons sur l’île, la doctrine et fiction légale de la terra nullius est proclamée : cette terre n’appartient à personne, elle peut donc être saisie par la Couronne pour être vendue aux colons.
Les navigateurs et explorateurs britanniques savaient pourtant pertinemment que cette terre était habitée. Dès leur arrivée, commence une compétition à armes inégales qui verra les Aborigènes décimés par les maladies apportées par les colons (en Tasmanie tout particulièrement), et massacrés jusque dans la première moitié du XXe siècle.
En parallèle, des politiques paternalistes visant à « protéger » et à « civiliser » les Aborigènes sont mises en place par certains des États composant l’Australie. C’est le temps du darwinisme social et de la hiérarchie des races. Les enfants issus d’unions (pourtant juridiquement interdites) entre colons blancs et personnes aborigènes sont enlevés à leur famille pour être élevés à l’occidentale. Cette politique des « générations volées » ne prend fin que dans les années 1970.
Contrairement aux Maoris de Nouvelle-Zélande, nombreux, concentrés géographiquement et qui réussissent dès 1840 à obtenir un traité – le Traité de Waitangi –, les peuples autochtones d’Australie sont longtemps niés dans leur existence même. Ainsi, ils sont formellement exclus du recensement général de la population jusqu’en 1967. Malgré ces vexations et oppressions, les Aborigènes résistent à l’invasion depuis le début de la colonisation.
Pourquoi un tel référendum n’arrive-t-il qu’en 2023 ?
Le XXe siècle fut un siècle de contestation politique pour les Aborigènes, qui manifestent déjà lors du 150e anniversaire de la colonisation en 1938. Lors du mouvement des droits civiques qui abolit la ségrégation raciale aux États-Unis dans les années 1960, les communautés aborigènes sont en ébullition et arrachent des droits aux divers États d’Australie, puis à l’État fédéral.
Des grèves dans les fermes sont organisées, des pétitions adressées au Parlement et en 1988, lors du bicentenaire de la colonisation, le premier ministre Bob Hawke promet même enfin un traité entre descendants des colons et Aborigènes, un projet resté lettre morte.
Les années 1990 sont la décennie de la réconciliation et en 1992, c’est l’euphorie : la Cour suprême annule la doctrine terra nullius et reconnaît par la décision Mabo que les Aborigènes et les peuples des îles du détroit de Torres pourraient se prévaloir de droits ancestraux sur leurs terres, du moins celles restées inoccupées.
Panique à droite de l’échiquier politique : les cabinets Howard successifs de 1996 à 2007 reviennent progressivement sur de nombreuses avancées, rendant la rétrocession des terres fédérales et publiques aux Aborigènes extrêmement compliquée.
En 2004, le gouvernement Howard démantèle même l’ATSIC, la Commission des peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres, commission officielle établie par le gouvernement australien en 1989 qui travaillait à l’amélioration des conditions de vie pour les Aborigènes aux quatre coins du pays.
Le début des années 2000 marque un coup d’arrêt pour les mouvements aborigènes qui dénoncent inlassablement la colonisation et ses inégalités qui perdurent, les condamnant à vivre comme des citoyens de seconde zone avec une espérance de vie bien inférieure à celle des autres Australiens, tout en cumulant des taux de chômage, d’incarcération, d’alcoolisme, de violence et de racisme subi considérablement supérieurs à ces derniers.
Après ces années difficiles, des leaders aborigènes se réunissent sur l’emblématique site d’Uluru pour s’accorder sur une nouvelle pétition, qui est proposée en 2017. Cette dernière, appelée la Déclaration du cœur (Uluru Statement from the Heart), trace des grandes lignes pour l’Australie future. Elle comporte un traité avec les peuples aborigènes, la reconnaissance de vérités historiques pourtant toujours niées (tels que les nombreux massacres organisés qui ont égrené les 150 premières années d’occupation), une réelle réconciliation et des changements constitutionnels qui protégeraient définitivement (ou presque, car une Constitution est difficile à modifier) la voix des Aborigènes par le biais d’une institution à part entière.
C’est sur cette dernière proposition que les Australiens sont appelés à se prononcer par référendum samedi 14 octobre. Le but est d’éviter qu’une institution soit créée puis démantelée – comme l’ATSIC le fut en son temps – par un gouvernement qui n’en aimerait pas les positions. Une nouvelle commission consultative permanente entérinée par la Constitution serait inscrite dans la longue durée des institutions australiennes, ce qui permettrait aux Aborigènes une plus grande souveraineté et autonomie vis-à-vis de décisions qui les affectent directement.
Les arguments des deux camps
Le camp du « oui » est dirigé par le premier ministre travailliste Anthony Albanese, en poste depuis mai 2022 et dont ce référendum est une promesse de campagne. Il s’agit de reconnaître les Aborigènes et les peuples des îles du détroit de Torres comme peuples premiers, présents pour certains depuis plus de 60 000 ans (oui, vous avez bien lu ce nombre), et de les munir d’un organisme représentatif pour participer à la vie politique du pays au-delà des institutions qui existent déjà et qui, depuis plus de 200 ans, n’ont pas fonctionné en leur faveur. Albanese est épaulé par de grandes figures des mouvements pour les droits des Aborigènes telles que Pat Turner, Noel Pearson, Marcia Langton, Jackie Huggins ou encore Tony McAvoy.
Ils sont soutenus par des Australiens d’horizons différents et même par des représentants d’autres partis politiques, tant à gauche qu’à droite. Le camp du « oui » transcende les lignes partisanes, mais, nous l’avons dit, il n’est pas pour autant certain de remporter la victoire.
Fin 2022, le « oui » était donné très largement vainqueur mais le vent a depuis tourné à mesure que les partisans du « non » se sont mobilisés, profitant d’une crise aiguë du logement et d’une inflation importante qui a attisé le mécontentement des Australiens au cours de ces derniers six mois.
Le leader du camp du « non », Peter Dutton, également leader de l’opposition au Parlement et chef du Parti libéral (la droite australienne), tente de se refaire une santé politique après la défaite monumentale de son parti aux élections générales de 2022. Depuis, Dutton a connu une traversée du désert et voit dans le référendum une occasion de sortir de ce marasme en fédérant le camp du « non » : la droite conservatrice, l’extrême droite et les partis représentant les agriculteurs et le bush australien.
Ces derniers affirment que la Voix au Parlement divisera le pays, qu’on ne connaît pas le périmètre de ses prérogatives et qu’elle conférerait un statut spécial aux Aborigènes. Leur slogan « If you don’t know, vote no » (si vous ne savez pas, votez contre) et leur stratégie médiatique ont pour but d’instiller la peur et le doute auprès d’Australiens qui, depuis la colonisation, s’inquiètent que leurs jardins de banlieue proprets ne leur soient repris. Ce camp peut s’appuyer sur le puissant groupe News Corp Australia de Rupert Murdoch qui contrôle la presse australienne et est régulièrement dénoncé pour son populisme et son interventionnisme dans la vie politique du pays.
Dans le camp du non, on trouve aussi des Aborigènes. Une minorité d’entre eux, telle que la sénatrice Lidia Thorpe, considèrent que la Voix au Parlement serait un hochet sans pouvoir décisionnaire qui acterait en réalité la légitimité des institutions coloniales. Et comme elle serait un comité consultatif, ses recommandations pourront parfaitement être ignorées par le gouvernement en place. Ces opposants perçoivent donc la Voix au Parlement comme une menace qui viendrait contrecarrer d’autres revendications plus radicales.
Alors que les sondages successifs se contredisent, qu’une certaine confusion semble régner et que d’aucuns reprochent au gouvernement de ne pas avoir été assez pédagogue pour expliquer son projet référendaire, l’issue du vote semble plus que jamais incertaine.