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Le président du Conseil européen Charles Michel (L) rencontre la chancelière allemande Angela Merkel (C) et le président Emmanuel Macron (R), en marge d'un sommet spécial du Conseil européen à Bruxelles le 20 février 2020, pour discuter du prochain budget à long terme de l'Union européenne (UE). Ludovic Marin/Pool/ AFP

Avec le coronavirus, des Européens plus solidaires ou plus individualistes ?

Avec la crise du coronavirus, les Européens vont-ils se montrer plus solidaires des autres et plus ouverts sur leur entourage ou au contraire plus individualistes et plus centrés sur leur intérêt personnel ?

La réponse à cette question n’est pas simple. On sait qu’en période de guerre, on observe des évolutions contrastées. Les événements amènent certains à se mobiliser pour défendre le pays et soigner les blessés, pour s’entraider dans la vie quotidienne, alors que d’autres peuvent surtout penser à profiter de la situation et à spéculer sur les pénuries de produits pour faire des affaires.

On parle aujourd’hui de beaucoup d’initiatives de solidarité pour faire face à l’épidémie de Covid-19 mais on voit probablement moins les formes de repli individualiste parce qu’elles ne sont pas autant médiatisées.

Ce que révèlent les sondages

Les grands instituts de sondages, en France et dans le monde, ont déjà réalisé de nombreuses enquêtes pour suivre l’évolution de l’opinion en cette période de crise. Toutes les études françaises tendent à montrer que l’inquiétude pour sa santé, mais aussi son travail et ses revenus, a progressé – parallèlement au nombre de cas décelés –, que les mesures de confinement sont plutôt bien observées et que les pratiques hygiéniques individuelles se sont beaucoup améliorées.

Beaucoup disent souhaiter des mesures plus drastiques de confinement, révélant à la fois une peur et une demande d’ordre public qui s’est renforcée ces dernières années. La confiance au gouvernement pour gérer la crise – assez forte au début – semble s’affaiblir, montrant que les tendances à la contestation n’ont pas disparu par enchantement.

Selon l’IFOP, les Français devraient à l’avenir augmenter leurs usages d’internet (téléconsultations médicales, ventes à distance, télétravail, visioconférence, etc.). Ils devraient être plus demandeurs de qualité – qualité des produits et qualité de l’air – et plus raisonnables dans leurs achats. Ils devraient penser à la qualité de leur vie et « se recentrer sur l’essentiel », sans qu’on sache très bien lequel ! Ils devraient moins accepter de tout sacrifier à leur travail et davantage penser à leur bien-être. Ils devraient enfin être davantage demandeurs de vie collective et de solidarité, ayant éprouvé leur isolement pendant le confinement. Autrement dit, les tendances observées ces dernières années devraient être renforcées et accélérées par la crise sanitaire.

Ces hypothèses pour le futur semblent a priori faire sens, mais elles doivent être considérées avec grande prudence. Les crises et les événements dramatiques n’ont pas d’effets automatiques sur les sociétés. Les valeurs évoluent lentement, elles sont profondes et ne sont pas forcément remodelées durablement quand la vie quotidienne reprend ses droits et que les vieilles habitudes se réinstallent.

Effet limité des crises sur les valeurs

La crise financière de 2008 n’a ainsi pas eu des effets aussi forts qu’on le pensait sur le moment. La crise a probablement eu des effets contrastés, générant plus de solidarité chez certains mais des replis populistes chez d’autres. Au total, l’effet global semble faible. Quand on compare les résultats des enquêtes European Values Studies (EVS) en 2008 et en 2017-2018, on est surtout frappé par la proximité des résultats.

Il y a de fortes différences par pays mais les évolutions pour les principales dimensions de valeurs restent plutôt limitées et leurs explications ne sont pas forcément liées à la crise de 2008. Elles tiennent plutôt à des tendances d’évolution de long terme. Ainsi la volonté d’autonomie – pouvoir décider librement dans tous les domaines de sa vie – est de plus en plus affirmée.

Ce phénomène d’individualisation est en effet une tendance très forte du changement de valeurs, liée à la sécularisation, très importante dans les pays de l’Europe de l’Ouest puisque la montée de l’individualisation a débuté dans les années 1960. Cette tendance est très proche de ce que le grand politologue américain Ronald Inglehart appelle le postmatérialisme.

L’Europe de l’Est est beaucoup moins individualisée, étant toujours fortement dépendante des valeurs religieuses traditionnelles. Mais même pour la seule partie ouest du continent, on observe des différences importantes du niveau d’individualisation, mesurée par un indice à partir de réponses de nombreuses questions sur la liberté de choix dans tous les domaines de la vie (voir tableau 1).

Tableau 1. zoomable= P.Bréchon, Author provided

Plus d’auto-discipline à l’avenir ?

Contrastant fortement avec le chiffre italien, la forte valorisation des libertés individuelles en Suède et aux Pays-Bas pourrait expliquer la stratégie adoptée de lutte contre le coronavirus : c’est à chacun de s’autodiscipliner sans qu’il y ait besoin d’édicter des mesures trop contraignantes, d’autant que ces sociétés ont aussi un fort sens citoyen et une aptitude à des formes d’autocontrôle dans les communautés locales.

Les individus se font confiance même s’ils ne se connaissent pas (tableau 1), mais la transparence existe : ainsi dans les pays scandinaves le niveau des revenus de tous les foyers fiscaux est une donnée publique et une haute ponction fiscale est beaucoup mieux acceptée que dans les autres pays européens. La confiance aux autres a toujours été très forte dans les pays scandinaves alors qu’elle est en général faible dans les pays de l’Europe du Sud et de l’Est.

La crise de 2008 n’a pas produit un repli individualiste comme certains le craignaient. Un indice d’altruisme, également calculé sur les données de l’enquête EVS, à partir de plusieurs questions sur le sentiment d’être concerné par les conditions de vie de différentes catégories de population, a un peu augmenté en Europe sur les vingt dernières années. Il était de 48 % en 1999, 49 % en 2008 et 52 % en 2017-2018.

Mais, comme pour les données précédentes, les écarts par pays, même en se limitant à l’Europe de l’Ouest, sont très forts (tableau 2). Ce qui montre que les cultures nationales sont très prégnantes et que les différences ne sont en général pas amoindries par les grands événements qui touchent l’ensemble du monde. Les enquêtes tendent à montrer que, même la construction européenne, n’a pas vraiment fait baisser les différences de valeurs entre pays depuis quarante ans.

Tableau 2. P. Bréchon, Author provided

L’influence des questions sécuritaires

D’autres événements peuvent avoir eu des influences plus importantes que la crise économique de 2008. Ainsi la montée de la demande d’ordre et de sécurité depuis une vingtaine d’années a probablement été renforcée par les attentats terroristes mais est aussi liée à la montée – réelle ou simplement perçue – des incivilités au jour le jour.

Dans ce contexte, la demande de plus d’autorité a un peu monté, mais c’est la confiance en l’armée et en la police qui a le plus progressé, notamment en France (tableau 3).

Tableau 3. P.Bréchon, Author provided

Concernant les attitudes d’ouverture ou de fermeture à l’égard des immigrés, leur arrivée massive en 2015 peut avoir renforcé des perceptions négatives, mais le sentiment d’invasion existait déjà avant dans une partie de la population. Ne pas vouloir avoir des voisins musulmans ou d’origine ethnique étrangère a tendance à baisser à l’ouest de l’Europe mais augmente à l’est depuis 2008.

Les manifestants brandissent des banderoles indiquant « Construire des ponts – pas des murs » et « Solidarité avec les réfugiés en Grèce » alors qu’ils protestent contre la politique migratoire de l’Europe et le traitement des réfugiés à la frontière grecque à Berlin le 9 mars 2020. John Macdougall/AFP

La tolérance au long cours

Des études ont aussi montré que les crises migratoires ou les événements pouvant générer de la discrimination ethnique, avaient des effets, à court terme, sur le rejet des immigrés, mais à long terme, la tendance était bien à la lente baisse du rejet, en lien avec la montée des valeurs de tolérance.

On le voit de manière très nette sur les résultats d’une question demandant si, lorsque les emplois sont rares, il faut les réserver aux personnes ayant la nationalité du pays (tableau 4). Sur longue période, la tendance est nettement à la baisse, mais les écarts entre pays restent très forts. Les Suédois ont toujours été très réticents aux politiques de préférence nationale alors que les Italiens y ont toujours été très favorables.

Tableau 4. P. Bréchon, Author provided

Au total, l’effet de la crise du coronavirus sur les valeurs des Européens sera probablement assez faible car les crises ne sont pas les principales causes du changement de valeurs.

Celui-ci doit beaucoup à des mutations de long terme, à des révolutions silencieuses qui affectent nos sociétés – notamment sécularisation et individualisation – sans faire disparaître les différences propres à chaque pays, ancrées dans les histoires nationales. Mais évidemment, les valeurs ne sont pas totalement immuables et la manière dont les acteurs sociaux et politiques agissent et s’investissent peut contribuer à accélérer ou freiner certaines mutations. La comparaison entre l’Italie et l’Espagne est de ce point de vue très éclairante. L’Espagne a beaucoup évolué vers des valeurs d’autonomie des individus depuis quarante ans alors que l’Italie est restée beaucoup plus traditionnelle.


Ce texte est publié simultanément dans la collection « Le virus de la recherche », une initiative de l’éditeur PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble Alpes.

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