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Avons-nous besoin de la nation pour être solidaires ?

Un affichage à Rennes, le 2 novembre 2020. La solidarité doit-elle émaner d'initiatives individuelles au nom de la nation ou de l'État au nom des citoyens? Damien MEYER / AF

Fin décembre, le journal L’Express livrait en exclusivité un entretien-fleuve avec le Président Macron. Ce dernier revenait notamment sur son attachement à l’identité française :

« Il me semble qu’être Français, c’est d’abord habiter une langue et une histoire, c’est-à-dire s’inscrire dans un destin collectif.

C’est aussi une citoyenneté définie par des valeurs “liberté, égalité, fraternité, laïcité” qui reconnaissent l’individu rationnel libre comme étant au-dessus de tout. »

S’il rejette toute approche « par le sang » le discours du président français s’inscrit dans la continuité d’autres prises de paroles depuis le début de la crise sanitaire. Or s’il insiste sur l’importance de la nation, de la cohésion nationale, le président français néglige l’impact d’une solidarité étatique, à l’instar de ses prises de paroles en mars 2020 qui avaient suscité l’interrogation.

En effet, ses positions semblaient effectuer un virage radical vis-à-vis de ses promesses électorales sur la « modernisation de l’État-providence ».

De fait, Emmanuel Macron a fait depuis son élection, la promotion d’une solidarité libéralisée, générée par les choix individuels et non par l’État, comme l’explique Yoann Bazin.

Une solidarité nationale et non une solidarité étatique

Or, en examinant plus en détail les discours d’Emmanuel Macron, on peut distinguer deux formes de solidarité.

D’une part, la solidarité générée par l’État à destination des acteurs vulnérables. Au printemps, cette solidarité a été notamment à destination des entreprises avec le fonds de solidarité, mais aussi dans une moindre mesure pour les soignants avec une prime pouvant aller jusqu’à 1 500 euros sous certaines conditions.

D’autre part, la solidarité nationale qui est une solidarité sollicitée par l’État mais qui n’est pas nécessairement mise en œuvre par lui. Cette solidarité est articulée autour de l’imaginaire de la nation comme communauté unie : il faut être solidaire non car nous avons des institutions communes que nous choisissons collectivement, mais parce que nous héritons d’une origine et d’une identité commune.

Étonnamment, dans les discours de mars à juin, cette solidarité est associée à des formes non étatiques du lien social, en particulier la famille. Dans ce contexte, pourquoi est-il important de distinguer solidarité étatique et solidarité nationale ?

Un pays, plusieurs nations ?

Dans les discours prononcés en mars et avril 2020, le chef de l’État parle de « mobilisation solidaire et nationale », de « protection de la cohésion nationale » afin de faire solidarité.

Le président affirme plus tard que la nation soutiendra ses « enfants » dans leur effort de solidarité. Ici, le sens original du mot nation devient plus clair : la nation vient du latin natio, qui réfère à la naissance.

En science politiques, la nation est un peuple qui se reconnaît comme tel par des attributs communs tels qu’une histoire, une langue, des symboles et des valeurs.

Alors que l’État est l’institution politique qui détient le monopole de la violence légitime sur un territoire donné, selon la vieille formule de Max Weber.

Un État peut ainsi faire cohabiter plusieurs nations qui ont leur propre identité, comme au Canada. On peut penser évidemment à la province du Québec qui bénéficie de pouvoirs supplémentaires afin de préserver la culture québécoise, mais aussi aux Premières Nations, aux Inuits ou aux Métis.

En France les deux concepts sont confondus, on parle d’ailleurs de nationalité française pour désigner la possession des droits politiques alors que dans la plupart des autres pays il est question de citoyenneté.

La nation est aussi basée sur des éléments non démocratiques

Cette confusion a tendance à nous faire oublier que la nation est basée sur des éléments arbitraires car non choisis à la naissance (on ne choisit pas notre langue maternelle) et non démocratiques.

La nation est souvent présentée comme un état de fait, et non sous son aspect civique, son aspect imaginé collectivement comme l’explique Benedict Anderson.

Utiliser la nation pour parler de solidarité met l’emphase sur la dimension ethnique de l’entre-aide et non sur sa dimension politique.

Ainsi, Emmanuel Macron évoque souvent la nation comme une injonction à l’entre-aide individuelle et non comme une solidarité organisée par l’État. Le 16 mars, Emmanuel Macron a par exemple systématiquement associé responsabilité individuelle et solidarité. Faisant reposer l’effort de solidarité non pas sur une interaction entre des citoyens et leur démocratie, mais sur des comportements individuels afin d’« inventer de nouvelles solidarités ».

Ces nouvelles solidarités évoquées par le chef de l’État sont prises en charge par des réseaux nationaux informels, basée sur la lignée, la proximité géographique ou sociale. Par exemple, les voisins d’un petit immeuble à Toulouse se sont entre-aidés dans l’achat de vivres.

En sommes, des solidarités non étatiques et non démocratiques.

Solidarité et diversité nationale

Les chercheurs spécialisés mettent en garde contre l’existence d’un biais national dans notre façon d’envisager la solidarité. On parle alors de nationalisme méthodologique lorsque la nation est tenue pour un acquis, non questionné.

Les études concernant la solidarité subissent tout particulièrement les effets de ce biais avec l’existence d’une controverse importante depuis une trentaine d’années appelée « dilemme progressiste ».

Cette controverse propose d’expliquer l’affaiblissement des États-providence par l’augmentation de la diversité culturelle dans certains pays occidentaux, qui viendrait miner la nation comme moteur de la solidarité.

Cette diversité viendrait mettre en péril la cohésion nationale. Emmanuel Macron évoque largement cette idée dans son entretien pour L’Express en reprenant l’idée d’insécurité culturelle de Laurent Bouvet qui décrit un sentiment d’insécurité que ressentirait la majorité culturelle d’un pays lorsqu’elle est face à la diversité culturelle. Dans cet entretien, le président de la République définit ce qu’est « être Français ». Il met en premier la nation et son histoire et seulement ensuite la citoyenneté et ses institutions.

Aujourd’hui, de plus en plus d’études remettent en cause l’existence d’un tel dilemme entre nation et solidarité. Pourtant, le lien entre nation et solidarité reste important dans les débats publics. Se pose alors la question suivante : avons-nous besoin de la nation pour être solidaires ?

Quel est le coût d’une solidarité pensée uniquement à travers la nation ?

Si le coût de la solidarité étatique est souvent posé, celui d’une solidarité nationale l’est plus rarement.

Quel est le prix à payer de concevoir collectivement la solidarité uniquement à l’intérieur du concept de nation ?

La littérature nous donne une bonne idée de ce coût lorsque les auteurs expliquent comment le concept de nation peut être excluant lorsqu’il est construit sur des imaginaires racialisants. Les nombreux travaux sur les paradoxes de l’universalisme à la française nous le montrent : l’évocation de la nation permet d’exclure certains groupes sous couvert de servir un idéal national.

Les travaux sociologiques renseignent sur l’exclusion des citoyens français perçues comme noires et arabes. Par exemple, on remarque que la réussite scolaire n’est pas répartie également en fonction de la couleur de peau ou de leurs « origines perçues » des élèves. D’autres travaux montrent comment les citoyens français perçus comme non-nationaux sont traités différemment dans les services publics de santé. Par exemple, des entretiens avec des médecins révèlent comment ces derniers ont tendance à exclure les personnes noires du processus de soin, en leur laissant moins le choix car ils partent du principe qu’elles sont moins aptes à comprendre.

Sous prétexte de forger un commun, l’évocation d’une solidarité nationale semble aussi une façon d’effacer la manière dont les personnes sont touchées différemment par les aléas de la vie en fonction de ces facteurs structurels.

Aux origines de la solidarité en politique

Il semble donc urgent de prendre le temps de s’interroger sur la façon dont nous voulons faire solidarité en tant que communauté politique et non plus seulement comme nation.

De nombreux chercheurs regrettent l’absence de ces questionnements aujourd’hui. La solidarité est souvent évoquée comme un concept creux, comme une rhétorique politique. Or, elle a été au XIXe siècle en France l’objet d’intenses débats philosophiques, sociologiques et politiques.

La philosophe Marie-Claude Blais retrace l’histoire française de la solidarité en politique comprise comme une obligation de chacun pour tous et de tous pour chacun. Son travail montre comment le nationalisme du XIXe siècle a contribué à forger les premières politiques sociales et les premiers jalons de la culture sociale française.

Mais son travail montre aussi que la solidarité reflète avant tout un projet de société afin d’organiser collectivement la vulnérabilité des individus.

Inclure la diversité au cœur de la solidarité

Elle n’est pas qu’une injonction convoquée en période de crise. La solidarité peut-être associée sur la durée à des valeurs politiques fortes. À l’époque elle était liée à la laïcité, car la jeune IIIe République voulait se démarquer du projet collectiviste proposé par les socialistes tout en offrant une alternative laïque à la charité chrétienne.

La lecture de l’ouvrage de Marie-Claude Blais nous montre que déjà au XIXe siècle, la question de la diversité se posait. Certains comme Charles Secrétan et Constantin Pecqueur pensaient que la solidarité impliquait une homogénéité religieuse. D’autres, au contraire, comme Charles Renouvier et Émile Durkheim, envisagent la solidarité comme résultant d’une volonté à s’entendre sur des principes moraux et juridiques, qui peuvent avoir lieu dans des espaces aux identités diversifiées.

On pourrait aujourd’hui faire un parallèle avec la diversité religieuse en France entre athées, chrétiens et musulmans. La solidarité pourrait à nouveau être une façon d’unir sans pour autant ignorer que les citoyens ne sont pas également vulnérables face aux risques sociaux. Par exemple, accepter qu’une personne qui subit le racisme ou le sexisme soit plus vulnérable qu’une autre qui ne subit aucun des deux et donc proposer des systèmes de solidarité qui en tiennent compte.

Jusqu’au début du XXe siècle la solidarité était perçue comme un projet politique fort, qui permettait de construire le vivre ensemble tout en forgeant l’identité collective. Aujourd’hui, la question a plutôt tendance à être posée dans l’autre sens : l’État demande d’abord aux citoyens de faire nation, d’être en cohésion, et seulement ensuite il met en place des politiques sociales qu’il imagine fondé sur ce socle national.

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