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À partir d'une enquête immersive de plusieurs années dans la région Grand-Est, Benoît Coquard montre comment, malgré le chômage et l'érosion sociale, des consciences collectives persistent. Saïmonn/Flickr, CC BY-NC-ND

Bonne feuilles : « Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin »

Ils se nomment Vanessa, Karim, Lorenzo ou Tiphaine. Ils vivent quelque part dans ce « Grand-Est » d’une France dépeuplée mais dont les dynamiques sociales, économiques et historiques demeurent souvent absentes des discours officiels et surplombants, plus enclins à les analyser par le prisme émotionnel. Ces Français de nos « campagnes en déclins » s’expriment sous la plume de Benoit Coquard dans « Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin » publié aux éditions La Découverte. L’ouvrage, issu d’une recherche de presque dix ans, fait comme un clin d’œil au roman du prix Goncourt 2018 Nicolas Mathieu « Leurs enfants après eux ». Extraits choisis et remaniés de l’introduction.


« Qui va lire un bouquin qui parle de nous ? » me demande Vanessa, employée trentenaire résidant dans l’un des cantons dépeuplés du Grand-Est de la France. Elle est habituée à ce qu’on ne sache pas situer son département sur la carte, à ne pas revendiquer de « racines » régionales particulières, à ne pas faire ni entendre parler de là où elle a grandi, ni à voir, dans les médias ou dans les lieux de pouvoir, de personnes qui ont un parcours ou ne serait-ce qu’un accent similaire au sien. Ce « bouquin qui parle de nous » porte en effet sur les jeunes adultes qui vivent dans ce que l’on a coutume d’appeler dorénavant la « France périphérique ».

Cette expression qui a fait florès depuis 2014 a été unanimement critiquée par les chercheurs. Malgré cela, elle s’est imposée dans le débat public et dans le champ politique, de la gauche à l’extrême droite où elle trouve aujourd’hui son plus grand écho.

Évidemment, la promotion sans précédent dont a bénéficié cette thèse dans les grands médias a contribué à en faire un mot fourre-tout pour désigner tous les endroits qui, vus de Paris ou des grandes métropoles régionales, sont perçus comme des « coins paumés ».

Évidemment aussi, ce succès n’a pu qu’irriter les chercheurs (géographes, sociologues notamment) travaillant sur ces mêmes espaces. Ces derniers rappellent, preuves à l’appui et à qui veut bien les écouter, qu’il y a de fortes différences d’un département ou même d’un canton à l’autre, que la France située loin des grandes villes est multiple et impossible à cerner dans son ensemble.

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Les habitants des cantons dépeuplés du Grand-Est, bien que très peu revendicatifs en temps normal, ont été parmi les plus impliqués de France au sein du mouvement « gilets jaunes ». Jean‑Christophe Verhaegen/AFP

La France éloignée des grandes villes

Ainsi à partir de critères démographiques et économiques, il faut établir une distinction entre deux grands types de réalités sociale et géographique dans la France éloignée des grandes villes. Il existe d’un côté des milieux ruraux dits attractifs, qui se repeuplent et parviennent à attirer de nouveaux habitants, et, de l’autre, des milieux ruraux qui se dépeuplent et s’appauvrissent, qui sont ceux dont nous allons parler et que l’on appelle « campagnes en déclin ». Ne pas admettre cette division minimale, ce serait un peu comme réunir en une même catégorie Neuilly-sur-Seine et Aubervilliers au motif que ce sont deux villes de banlieue parisienne.

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Les campagnes en déclin ne se prêtent pas à un usage touristique et contemplatif. En partie de ce fait, elles sont relativement mal connues des classes dominantes qui produisent les représentations légitimes de la société.

Il s’agit de vieilles régions industrielles qui subissent encore les profondes mutations du capitalisme néolibéral. L’emploi et la population y diminuent continuellement, les jeunes diplômés partent faire leur vie ailleurs dans des proportions assez semblables au dernier exode rural d’après-guerre.

Dans cette logique de tri scolaire, ceux qui restent sont plutôt celles et ceux qui n’ont pas les ressources nécessaires pour être mobiles. Ils et elles ont aussi la particularité de persister à vivre comme ils et elles l’entendent, malgré un apparent climat général d’obsolescence de « leur » monde.

L’aciérie La Providence de Réhon, la dernière usine sidérurgique à fermer dans le bassin de Longwy, en 1984. Vue depuis le cimetière en 1978. Bruno Barbaresi -- Wikimedia, CC BY-ND

Des populations méprisées

Lorsque j’ai commencé à enquêter en 2010, on parlait encore peu de ces régions, que ce soit dans les médias ou dans la recherche. Depuis, à cause des scores très importants de l’extrême droite et plus récemment du mouvement des Gilets jaunes, les médias nationaux sont venus tendre leurs micros aux habitants des villages de ma région d’origine.

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Mais le regard extérieur sur ces réalités rurales peut parfois être empreint d’une vision en surplomb, un brin exotisante, voire méprisante. L’un des articles qui avaient fait le plus réagir les « gens du coin » était paru dans un média de gauche. Son titre faisait directement référence aux disputes quotidiennes entre habitants de ce village qui votent massivement Front national (FN). À sa lecture, ces derniers avaient eu l’impression de vivre dans une ambiance de guerre des tranchées, où des espèces de « ruraux bourrus » passeraient leur temps à se haïr entre eux et à rester cloîtrés devant la télé pour mieux ruminer contre les étrangers.

Le film Petit Paysan de Hubert Charue (2017) montre aussi une fierté du territoire et de ses métiers, ici incarnée par un éleveur.

Tout se passe alors comme si, d’un folklorisme à l’autre, la représentation idéalisée des communautés villageoises de « jadis » avait laissé la place à deux représentations opposées des habitants de ces espaces ruraux en déclin : soit un récit misérabiliste du style de vie des prétendus « beaufs racistes » qu’on retrouve plutôt à gauche, soit une ode à ladite « France oubliée », « périphérique », qui incarnerait d’une certaine manière le « vrai peuple » à défendre, qu’on retrouve plutôt à droite.

L’impression d’un monde détruit

On peut toutefois trouver des circonstances atténuantes aux producteurs de ces discours dominants. Il est vrai que « pour celui qui ne connaît pas », comme disent les enquêtés pour anticiper l’étonnement des profanes, une simple balade dans les cantons les plus dépeuplés de la France rurale et industrielle peut donner l’impression d’un monde détruit où plus rien ne bouge, avec des maisons qui s’éboulent et des rues désertes.

Et, même si le journaliste interroge les habitants, il aura toutes les chances de tomber sur un adolescent qui lui dira : « Ici, c’est mort ! » De la même manière qu’après les dernières élections les réalisateurs de micros-trottoirs dans les villages auront aisément trouvé des passants pour déclarer être « pour Le Pen » à des journalistes venus chercher ce genre d’« authenticité ».

Maison de village, Lorraine, 2014. LtDrogo/Flickr, CC BY-NC-SA

Car aujourd’hui déclarer publiquement son affinité avec le Front national ne porte plus guère préjudice. Pour une partie de la population enquêtée, nous verrons que l’adhésion publique au discours frontiste peut opérer comme un gage de respectabilité minimale. C’est ce qui lui permet au plus vite de se définir socialement, tout particulièrement face à un inconnu perçu comme quelqu’un d’important, c’est à- dire se définir en négatif, contre « ceux qui profitent », contre « les cassos », contre « les immigrés », etc.

En surfant sur ce tableau sinistre, la notion de « France périphérique » marche de concert avec d’autres expressions ayant intégré le langage commun. Il en est une en particulier qui, en convoquant une vision racialiste du monde, connaît un succès grandissant dans le débat public.

En finir avec l’image du « petit Blanc »

Alors, disons-le d’emblée, les personnes que nous allons découvrir dans les pages qui suivent n’aimeraient pas être réduites à ce stéréotype misérabiliste du « petit Blanc » venu se réfugier loin des grandes villes par « insécurité culturelle » afin de fuir les banlieues et leurs habitants. Tout d’abord, l’attitude craintive qu’on leur présuppose ne les caractérise pas du tout. […] Beaucoup sont fiers et sûrs de leur style de vie, comme deux d’entre eux qui me lançaient à la cantonade : « Ici, c’est la Corse sans la mer. »

De plus, contre l’image isolée et individuelle du « petit Blanc », l’étude des appartenances quotidiennes montre que les habitants de ces régions rurales passent énormément de temps ensemble, « chez les uns les autres », comme ils disent, au sein de collectifs amicaux soudés par lesquels ils se définissent et construisent leurs visions du monde. Enfin, rappelons que, historiquement, ces zones rurales et industrielles ont toujours fait appel aux travailleurs étrangers (italiens, portugais, maghrébins, turcs…) ; elles n’abritent donc pas que des « petits Blancs ».

Surtout, dans la vie réelle des campagnes postindustrielles, les descendants d’immigrés maghrébins font partie de « ceux qui restent ». En tant qu’enfants d’ouvriers, ils partagent les mêmes préoccupations et conditions d’existence que ceux de leur génération, issus ou non de l’immigration.

Lors de cette enquête, j’ai logiquement rencontré des groupes d’amis composés à la fois de ces soi-disant « petits Blancs » et de descendants d’immigrés maghrébins. Là encore, nous verrons que ces jeunes adultes peuvent être solidaires, parce qu’ils se côtoient depuis l’enfance, travaillent dans les mêmes entreprises et font partie du même « petit clan » d’amis où l’on « se serre les coudes » en toutes circonstances. Bien sûr, dans des situations sociales critiques, d’autant plus nombreuses que la précarité augmente, cette solidarité locale peut s’effriter et déboucher sur une exacerbation du racisme, faisant oublier que de tels conflits sont aussi monnaie courante entre lesdits « petits Blancs ».

Entrer dans le quotidien des habitants des campagnes en déclin, c’est aussi découvrir la complexité des rapports sociaux qui s’y nouent dans le temps.

Une enquête par immersion

Étant à la fois sociologue et originaire de ces endroits dits « paumés », j’ai essayé de me mettre dans une posture de « traducteur » entre deux mondes que je côtoie par allers-retours, celui des enquêtés et celui des lecteurs de sciences sociales.

Se laisser entraîner dans les activités et les préoccupations de ceux qui restent, c’est déjà dépasser les discours convenus sur le déclin pour faire émerger des questions absentes des grands sondages, comme le souci d’avoir « bonne réputation », ou encore mettre au jour des formes de consciences collectives et politiques inédites qui se rejouent à l’échelle des « bandes de potes » ou « clans » d’amis dans un contexte où les grandes structures d’encadrement ont été délocalisées.

Dans des départements comme la Meuse, la Haute-Marne, l’Aube, les Ardennes, les Vosges, c’est historiquement le paternalisme industriel qui a dominé, en promouvant chez les ouvriers la petite propriété et en ancrant les comportements et les idées politiques dans un fort conservatisme. De fait, les cantons enquêtés font partie des zones électorales parmi les moins à gauche et les plus portées vers l’extrême droite en France.

Pour autant, les mêmes personnes qui pouvaient quelques mois ou années auparavant se dire « bien de droite » ou « 100 % Le Pen » vont, au travers de ce mouvement, se tourner vers un ensemble de revendications privilégiant une meilleure répartition des richesses et un renversement plus ou moins radical de l’ordre politique. Comment comprendre ce positionnement apparemment contradictoire ?

Ceux qui partent et ceux qui restent

Un jeune employé à Saint-Max dans une entreprise de packaging de cartes à jouer. Jean‑Christophe Verhaegen/AFP

Une des clés de l’explication réside en effet dans cette composition sociale particulière des milieux ruraux anciennement industrialisés. L’homogénéité, que je qualifie d’entre-soi populaire, est produite par une dynamique démographique particulière que l’enquête illustre du point de vue des protagonistes, en suivant sur le temps long la division d’une génération entre ceux qui partent et ceux qui restent.

Un grand tri scolaire s’opère et divise selon les classes mais aussi selon le genre. Le livre suit aussi les dispersions progressives des jeunes qui continuent parfois de se côtoyer malgré les écarts sociaux qui grandissent au fil du temps.

Du point de vue des hommes et femmes qui sont présents anonymement dans ce livre, le pire serait, selon leurs mots, de « passer pour des fainéants », et ce peut-être moins aux yeux de toute la France que de « tous ceux d’ici », comme me le confie un jour Karim, un ouvrier électricien qui m’explique que cela ne le dérange pas que je « raconte [ses] histoires à Paris », mais qu’en aucun cas il ne veut que « ça sorte » dans l’interconnaissance locale.

[…]

Ces régions anciennement marquées par les grands collectifs usiniers connaissent ainsi une déstructuration profonde de tout de ce qui produit le groupe et la réciprocité, tandis que la rareté des ressources attise les rivalités concrètes et les jalousies latentes.

Cette analyse est peut-être moins accrocheuse ou racoleuse que celle du « choc des civilisations » ou du « grand remplacement ». Mais en étudiant les conflits interindividuels les plus communs, on mesure que c’est bien pour des raisons économiques vitales, plutôt que pour des différences culturelles, qu’on lutte et se divise aujourd’hui dans les classes populaires rurales.

[…]

« Déjà, nous »

C’est justement parce que l’emploi se raréfie qu’il faut en faire plus dans l’investissement collectif afin d’être recommandé pour un travail, c’est aussi parce que les services publics et différentes commodités disparaissent de ces régions rurales qu’il faut savoir s’entourer et s’entraider au quotidien. Preuve de la façon dont cette situation structurelle imprègne les consciences, j’ai pu entendre à mainte reprise les jeunes adultes ruraux faire référence à un « nous » qu’ils valorisent.

[…]

Néanmoins, celui-ci était toujours sous conditions et se disait « déjà, nous ». Ainsi leur conscience collective est sélective et alimentée par la certitude que le monde est conflictuel.

« Déjà, nous » sert aussi, en ce sens, à contrer le sentiment partagé de « toujours passer après les autres », d’être, à l’échelle du pays, ceux qui restent à la traîne ou ceux qui restent dans l’oubli des décisions politiques. Plus largement, c’est l’idée qu’il faut se méfier des autres parce que le monde est conflictuel et marche ainsi, au niveau local et global.

Ceux qui restent, 2019. Editions La Découverte

Ne pas l’admettre, c’est passer pour quelqu’un sans expérience de vie, être des « bisounours », comme on le dit parfois ironiquement. D’un côté, on peut penser que cette vision conflictuelle du monde montre la persistance d’une certaine conscience des antagonismes de classes en milieu populaire rural, surtout quand cette solidarité transcende les divisions apparentes au sein des classes populaires. Néanmoins, il serait bien compliqué d’ignorer le potentiel de captage du « déjà, nous » par une pensée politique d’extrême droite, au son de « les Français d’abord », qui vient justifier le sentiment de vivre dans un monde fracturé et prêche pour une alliance restreinte contre d’autres désignés « pas comme nous », responsables tout trouvés des mille et un problèmes qui traversent la société française d’aujourd’hui.

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