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Tel un brocolis titanesque, l’Amazonie moutonne dans un infini vert Stéphen Rostain, Fourni par l'auteur

Bonnes feuilles : « La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas »

Depuis trop d’années, le grave état de santé de l’Amazonie inquiète. Déforestation sauvage, incendies, élévation de la température… Autant de symptômes d’un fatal déséquilibre aux prochaines implications climatiques globales, et irrémédiables. En cause ? Une destruction systématique menée, depuis trois siècles à peine, par les sociétés occidentales. Mais celles-ci, contrairement aux idées reçues, ne menacent pas seulement la plus grande forêt tropicale du monde, mais également les Amérindiens, qui ont pourtant toujours vécu en interaction avec leur milieu naturel.

Dans cet essai original d’écologie historique, Stéphen Rostain brosse un panorama complet de ces relations et des puissantes dynamiques à l’œuvre. Il se propose, plutôt que d’en rester à un constat d’échec, de comprendre les divers usages qui ont été faits de cette nature sylvicole – du plus néfaste au plus bénéfique –, ouvrant des horizons face à la chronique habituelle d’une mort annoncée. Nous vous en proposons ici les bonnes feuilles.


À l’ombre des soutanes, gavée de textes sacrés ou classiques, éblouie pas l’éclat de l’or et assourdie par le vacarme des canons, la jugeote occidentale est longtemps restée sclérosée et imperméable à toute autre appréhension du monde. Il faut avouer que le globe avait un autre visage il y a cinq cents ans, au moment de la découverte de l’Amérique.

Curieusement, cette opinion méprisante n’a souvent pas fondamentalement changé depuis. Pendant la quasi-totalité du XXe siècle, on a considéré l’Amazonie comme une forêt tropicale uniforme et vierge. Elle n’aurait ainsi été peuplée que d’indigènes indigents, soumis depuis des temps immémoriaux aux caprices de la nature. Selon la théorie de l’écologie culturelle, l’environnement forestier tropical, perçu a priori comme hostile et défavorable, aurait ainsi décidé des degrés culturels et de progrès humains. Le paradigme du déterminisme écologique voulait ainsi que la géographie conditionnât la culture. Cette théorie se développa aux États-Unis durant la première moitié du XXe siècle, jusqu’à dominer la pensée anthropologique.

L’archéologue Betty Meggers et son époux Clifford Evans étaient de farouches défenseurs de la théorie du déterminisme environnemental en Amazonie qui considérait que la géographie commandait le niveau culturel. Author provided

Elle fut notamment portée par Julian Steward, qui édita, entre 1946 et 1949, un Manuel des Indiens d’Amérique du Sud (Handbook of South American Indians) en cinq volumes, dans lesquels il classait les sociétés d’Amérique du Sud en cinq grands types. Ces derniers, établis à partir de généralisations, définissaient pour chaque société son niveau de complexité, mis en relation avec une aire géographique déterminée et des stratégies d’adaptation supposées. Pour l’Amazonie, on trouvait, entre autres critères : la culture du manioc sur brûlis, l’occupation de l’espace avec mobilité périodique ou encore l’utilisation de ressources fluviales comme protéines de base. Le modèle « tribu de forêt tropicale », appliqué sans discernement à l’ensemble du peuplement amazonien, se rapportait à des communautés semi-nomades, obligées de cultiver temporairement des parcelles de forêt déboisées par le feu pour en augmenter la fertilité trop basse et pêchant dans les rivières pour compléter en protéines la consommation des tubercules de manioc. Le problème que posent les aspects ainsi retenus pour édifier un tel modèle, c’est qu’ils ne cernent que des sociétés amérindiennes coloniales déjà fortement déstructurées par le choc de la conquête, et en cours de recomposition. Quoi qu’il en soit, le déterminisme environnemental connut un ample succès, et ce modèle domina la pensée anthropologique pendant un demi-siècle.

Sur la base ce cette vision néo-évolutionniste, on s’en tenait, pour l’Amazonie, à une distinction simpliste entre terra firme et várzea, la première correspondant aux aires inter-fluviales forestières – soit l’essentiel de l’Amazonie –, supposément pauvres et impropres au bon développement humain ; la seconde aux plaines alluviales longeant l’Amazone et ses principaux affluents, plaines qui, grâce à l’apport annuel en riches limons arrachés aux pentes des Andes lors des hautes eaux, auraient favorisé l’apparition d’une agriculture productive et l’émergence de sociétés plus complexes. Rares sont ceux qui défendent aujourd’hui cette vision manichéenne et réductrice.

Les Amérindiens sont très friands de poisson, ce qui a longtemps conduit les anthropologues à la retenir comme source unique de protéine dans leur « modèle de tribu de forêt tropicale ». Franz Keller-Leuzinger, 1874, Author provided

Plus que les autres scientifiques, les archéologues ont peut-être été ceux qui ont le plus colporté une telle idée faussée, sans doute parce que leur discipline les poussait à évaluer l’interaction entre l’humain et le milieu. La cheffe de file de l’archéologie amazonienne durant la seconde moitié du XXe siècle, Betty Jane Meggers, a bâti sa carrière sur cet environnementalisme prégnant. Elle publia en 1970 un livre qui se voulait définitif quant au potentiel amazonien : Amazonie. Homme et culture dans un paradis contrefait (Amazonia. Man and Culture in a Counterfeit Paradise). Elle s’ingéniait à y démontrer que les basses terres infertiles avaient entraîné la stagnation culturelle des habitants de l’Amazonie. Aucune société n’aurait pu y connaître de développements complexes en raison d’un milieu défavorable, et toute innovation culturelle était considérée comme un apport extérieur. Elle expliquait, plus encore, que des communautés « avancées » étaient descendues vers l’est depuis les Andes pour peupler la grande forêt, la traversant jusqu’à atteindre son embouchure. Là, à Marajó – une île de la superficie de la Suisse –, elles avaient fleuri un temps, édifiant d’impressionnants tertres de terre le long des rivières et fabriquant de grosses urnes funéraires au décor anthropomorphe raffiné. Hélas, les miasmes délétères de ce milieu tropical humide avaient eu raison d’elles et anéanti leur culture avant l’arrivée des Européens. L’exemple de tentatives avortées d’implantation à grande échelle d’industries nord-américaines durant la première moitié du XXe siècle confortait son obsession de la stérilité tropicale. Laissées dans un état catastrophique, elles saisirent les imaginations et convainquirent beaucoup de chercheurs, qui acceptèrent alors l’idée du désert vert, incapable d’héberger des populations prospères.

Monotone et pourtant toujours renouvelée, tel est l’un des paradoxes de la forêt amazonienne. Stéphen Rostain, Author provided

Sur la base de longues enquêtes de terrain, quelques anthropologues commencèrent cependant à battre en brèche ce fatalisme. Les Amérindiens sont apparus, bien au contraire, comme ayant réussi à tisser une relation de réciprocité profitable avec ce milieu à mauvaise réputation. L’opinion péjorative à l’égard de l’environnement sylvicole se révéla être l’apanage des Occidentaux. L’un des premiers à contredire l’opinion de Meggers fut l’archéologue Donald Lathrap, qui fouillait alors en haute Amazonie, au Pérou. Dans son ouvrage Le Haut Amazone (The Upper Amazon) publié en 1970 – la même année que l’ouvrage de Meggers qui clamait le contraire, donc –, il affirma que, loin d’avoir été un simple réceptacle d’influences, l’Amazonie centrale avait été un foyer important de développement culturel et aurait fonctionné comme un cœur irradiant de flux de peuplement dans diverses directions. Selon lui, l’Amazonie n’était pas débitrice de grands courants extérieurs, mais bien créatrice d’une dynamique culturelle propre. Une décennie plus tard, grâce aux observations accumulées durant leurs séjours dans des villages autochtones, les anthropologues William Balée, Robert Carneiro, Philippe Descola et Darell Posey démontrèrent mousse et pampre qu’elle était en réalité beaucoup moins « sauvage » qu’en apparence : les Amérindiens exercent une action déterminante sur leur environnement. Par la suite, les recherches des archéologues, botanistes, pédologues et écologues, prouvèrent que c’était également le cas autrefois, et d’une ampleur plus conséquente encore à l’époque précolombienne.

S’inscrivant dans cette mouvance de remise en cause des idées préconçues, c’est une femme qui, au nom d’une archéologie renouvelée, prit le flambeau de la contestation. Dans les années 1980, Anna Roosevelt lança de gros programmes de fouille, d’abord sur le moyen Orénoque au Venezuela, puis dans le bas Amazone au Brésil. Moins engoncée dans les codes de la typologie stricte, Roosevelt s’appuya plutôt avec bonheur sur son intuition scientifique. Alors que les données de terrain demeuraient parfois impénétrables, Roosevelt eut des éclairs de lucidité qui lui permirent de connecter des informations dispersées et proposer des interprétations novatrices.

Ce fut notamment le cas lors de son projet au Venezuela. Son premier coup d’épée ne tomba pas dans l’eau. Bien au contraire, à la fin de l’envoi, elle toucha. Ses fouilles minutieuses permirent de récupérer des dizaines de grains de maïs, quand on estimait comme inespéré de retrouver des restes botaniques dans les sites archéologiques, du fait de l’acidité des sols. Elle put faire dater ces plantes carbonisées et suivre leur occurrence au cours du temps, entre 600 avant notre ère et 1500 de notre ère. Roosevelt s’aperçut dès lors que le maïs avait prédominé dans le régime des Précolombiens au cours des derniers siècles précédant la conquête européenne.

Elle balaya ainsi la vieille certitude selon laquelle le manioc avait été de tout temps la plante dominante de la diète amazonienne. L’archéologue suggéra que si le manioc avait été, originellement, la principale plante cultivée sur les champs surélevés – de petites buttes de terre disposées géométriquement dans les savanes saisonnièrement inondées –, il avait été ensuite remplacé par le maïs, il y a 1 200 ans environ. Et ce changement de diète correspondait, d’ailleurs, à l’expansion vers l’est, jusqu’à la côte des Guyanes, des agriculteurs sur champs surélevés. La carte agricole du dernier millénaire avant la conquête européenne se compliquait donc un peu, ne laissant plus l’espace au seul manioc. L’Amazonie n’avait pas été occupée par des tribus uniformes de cultivateurs de tubercule : les consommateurs de maïs se distinguaient des consommateurs de manioc, les chasseurs n’étaient pas forcément pêcheurs, les priorités nutritives variaient notablement d’un groupe à l’autre. Décrire les habitudes alimentaires des premiers habitants demandait donc plus de subtilité et moins de rigidité qu’on ne le pensait.

Les découvertes de Roosevelt contredirent ainsi radicalement les affirmations de Meggers. Loin de n’être que de passives marionnettes de la forêt, les Amérindiens avaient développé des cultures très avancées, tout en profitant des bienfaits insoupçonnés de leur environnement. Bien plus, les berges des grands fleuves avaient connu un peuplement dense, formé le berceau d’innovations spectaculaires, comme la céramique ou la domestication de nombreuses plantes. La plus ancienne poterie des Amériques fut ainsi élaborée en aval de l’Amazone, dans des abris sous roche et sur des tertres de coquillage. Ces sites, fouillés par Roosevelt, détrônèrent ceux de Valdivia, sur la côte pacifique d’Équateur, longtemps considérés comme le premier foyer de céramique. 1 500 ans auparavant, vers 4500-6000 ans avant notre ère, les Amazoniens s’essayaient déjà à la terre cuite. Ces idées furent, aux yeux de Meggers, de véritables crimes de lèse-majesté. Aussi entama-t-elle une guerre intellectuelle sans merci contre sa concitoyenne hérétique.

À partir des années 1980, les deux chercheuses se livrèrent un combat mutuel, aucune n’épargnant son adversaire pour faire admettre son opinion au plus grand nombre. Meggers prenait un malin plaisir à recenser dans des revues scientifiques chaque nouvelle publication de sa meilleure ennemie. Par exemple, elle cassait sans pitié la pertinence de ses fouilles en montrant que des niveaux stratigraphiques ne se joignaient pas sur un dessin de coupe ou que les comptages ne correspondaient pas. De son côté, Roosevelt s’appliquait à démonter pièce par pièce les argumentaires de Meggers, contredisant l’hypothèse de l’introduction de la poterie depuis le Japon tout en défendant l’existence du foyer céramique plus ancien qu’elle avait fouillé en Amazonie inférieure. Les noms d’oiseaux fusaient, mais cela ne volait pas toujours très haut. Armée du même bâton qu’affectionnait son illustre arrière-grand-père président, Theodore Roosevelt, pour mener ses débats, l’archéologue imposa peu à peu son point de vue. Un irréconciliable conflit opposait donc systématiquement Meggers à Roosevelt, la première proclamant que le « paradis contrefait » de l’Amazonie ne pouvait soutenir de fortes populations, sa contradictrice affirmant au contraire que cette forêt sempervirente tropicale avait connu de fortes démographies et des avancées technoculturelles essentielles. Les récentes découvertes de la recherche donnent plutôt raison à cette dernière.

Les longues expéditions en forêt n’empêchent pas de se sustenter correctement. Jules Crevaux, 1879, Author provided

La polémique ne s’est pas éteinte aujourd’hui pour autant, mais a intégré plusieurs disciplines scientifiques tout en se déplaçant vers le champ de l’écologie. Ainsi, toute publication émanant des adeptes de l’écologie historique – une approche qui observe les dynamiques paysagères induites par l’interaction entre l’humain et le milieu sur le temps long – provoque immédiatement une réponse des écologues plus stricts, et vice versa. En fait, cette opposition est surtout formelle, leurs acteurs étant souvent en grande partie d’accord sur le fond. Cette controverse a au moins l’avantage d’enrichir le débat tout en rendant particulièrement visible, par l’abondance de publications qu’elle suscite, l’interaction précolombienne entre humains et nature en Amazonie. Même si les découvertes postérieures ont, à partir des années 1990, invalidé certaines des inférences de Roosevelt, comme celle de denses communautés peuplant des villages très étendus, il faut reconnaître que sa vision d’une Amazonie précolombienne prospère est beaucoup plus convaincante que son opposée.

Le terreau de l’archéologie amazonienne moderne s’est donc formé sur un violent conflit opposant des écoles de pensée radicales, conduit par deux femmes aux convictions fermes.

Aujourd’hui, on n’en continue pas moins à s’étriper à volées de noms d’oiseaux, se tirer des salves de soupçons et se lyncher à coups de diatribes vénéneuses. À l’occasion, la science en Amazonie tient un peu des jeux du cirque. Mirmillons de l’archéologie, rétiaires de l’écologie et secutors de la botanique s’affrontent dans les arènes de la tropicalité ancienne. Ces joutes intellectuelles se sont intensifiées depuis une quinzaine d’années, car c’est vraiment avec le nouveau millénaire que l’écologie historique et l’interdisciplinarité se sont popularisées et imposées chez les scientifiques d’Amazonie.

Des voies alternatives sont envisageables, cependant. Faut-il vraiment jeter le néo-évolutionnisme avec l’eau du bain ? L’écologue Doyle McKey et ses collaborateurs proposent de combiner certains éléments de l’écologie historique à d’autres de l’écologie culturelle, afin de façonner une approche intermédiaire plus cohérente que les versions caricaturales de chacune de ces « demi-approches ». En partant des données écologiques et archéologiques, ils soutiennent que les contraintes environnementales façonnent les contours, les limites et la diversité de l’adaptation culturelle humaine. Ainsi, le concept de « construction de niche culturelle » marie positivement l’influence environnementale et l’agencement humain, sans accorder une primauté à l’une ou l’autre.


À lire : La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas, Stéphen Rostain, le Pommier, 2021.

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