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Bonnes feuilles : « La guerre de l’espace aura-t-elle lieu ? »

Soixante ans après le vol inaugural de Spoutnik, plusieurs États, dont les États-Unis et la France, se sont dotés d’une « armée de l’espace » : l’espace est-il sur le point d’entrer en guerre ? Les humains vont-ils transporter dans les étoiles les conflits qu’ils mènent sur Terre ? La question est d’autant plus actuelle que, dans le même temps, les entrepreneurs du NewSpace expriment des velléités d’exploiter les ressources de l’espace et mettent ainsi en défaut les principes du droit de l’espace, en particulier ceux de non-appropriation et de libre accès. Les inévitables conflits d’intérêts conduiront-ils à des affrontements interplanétaires ? En réalité, l’espace est déjà en guerre, parce que nous les humains le sommes. Et si nous considérions l’espace comme une occasion, un lieu pour imaginer et poser les éléments d’une paix entre les pays, entre les humains ?

Nous vous proposons de lire un extrait de cet ouvrage « La guerre de l’espace aura-t-elle lieu ? » aux éditions de L’Harmattan.


Dans Les horizons chimériques, un ouvrage où il ne cache pas son enthousiasme pour l’entreprise spatiale inaugurée le 4 octobre 1957 dans laquelle il voit « les prémisses d’une irréversible envolée de l’Homme vers de nouveaux rivages dans l’Univers », Roger-Marie Bonnet parle du Glaive et de la Paillasse, autrement dit des forces militaires et de la recherche scientifique, comme des deux géniteurs, des deux origines de l’espace. Pour l’ancien directeur scientifique de l’Agence spatiale européenne, l’espace serait en quelque sorte dual de naissance, par principe.

André Lebeau, qui a présidé le Centre national d’études spatiales au cours des années 1990, met en avant la dimension militaire pour l’intégrer dans une vision historique. « La fusée spatiale, écrit-il dans L’espace en héritage, telle qu’elle est apparue dans les années cinquante, est fille de la guerre ; elle est issue du développement des techniques d’armement et, somme toute, c’est naturel. » Nul n’ignore que les lanceurs spatiaux actuels, quelle que soit leur « destination », sont effectivement issus du développement de la fusée V2 utilisée par les armées allemandes au cours de la Deuxième Guerre mondiale, puis des engins balistiques intercontinentaux. Et, si elle est officiellement le fait d’une agence spatiale civile aux États-Unis, au contraire de l’organisation politique de la filière spatiale soviétique, quant à elle explicitement duale, la course à la Lune n’est en réalité qu’un chapitre de la Guerre froide, une manière de faire diversion, de détourner des moyens humains et financiers vers des fins moins agressives et destructrices que la course aux armements nucléaires.

André Lebeau n’ignore donc pas le caractère dual de l’espace. Lorsqu’il analyse une dimension spatiale plus immatérielle que les lanceurs, celle de l’information et du renseignement, il écrit encore : « Il faut rassembler les informations sur lesquelles va se fonder l’action, et c’est le rôle de l’observation ; il faut conduire l’action, et c’est le rôle des flux d’informations émis du centre vers la périphérie et de la périphérie vers le centre. » Capter et émettre des signaux, les civils comme les militaires en ont besoin autant les uns que les autres. Ce qui conduit le connaisseur de l’histoire des techniques qu’est André Lebeau à conclure : « Tout cela témoigne d’une vérité plus large.

Toute grande technique, au fur et à mesure qu’elle se développe et qu’elle occupe son domaine de pertinence, s’inscrit à la fois dans la dimension civile et dans la dimension militaire. Il en est peu qui échappent à cette dualité ; dans l’ordre militaire, alors que les techniques qui traduisent une maîtrise de l’énergie et de la matière contribuent, étape après étape, à bâtir la force, les techniques informationnelles en organisent la mise en œuvre. » Et parmi ces « techniques informationnelles », l’une des plus couramment utilisées aujourd’hui, celle de la géolocalisation et du télépositionnement par satellites, a bel et bien une origine militaire. Le premier système spatial mis au point pour rendre ce type de service est le célèbre GPS (pour Global Positioning System, Système mondial de positionnement), élaboré par le département de la Défense des États-Unis à des fins militaires à partir de 1973, mis à la disposition d’usages civils dix ans plus tard.

Le GPS est sans doute l’exemple le plus flagrant du caractère dual de l’espace, mais il est loin d’être unique ou exceptionnel ; les systèmes de positionnement qui ont été installés après lui, comme Galileo par l’Europe, sont eux aussi duaux. Il en est de même dans le domaine de la télédétection, autrement dit de l’observation de la Terre depuis l’espace. Après l’utilisation par les forces armées américaines des images envoyées par les satellites civils américains Landsat et français Spot au cours de la guerre du Golfe, la dualité spatiale a pris une forme plus permanente que celle d’achats de données par les forces armées auprès de sociétés civiles : à l’instar d’Athena-Fidus, plusieurs satellites ont été imaginés, programmés et lancés avec une mission, une utilisation d’emblée duale, comme les deux satellites Pléiades. En fin de compte et à en croire plusieurs experts du domaine, plus de 75 % des satellites qui orbitent aujourd’hui autour de la Terre servent, d’une manière ou d’une autre, à des activités militaires, qu’ils y soient spécifiquement dédiés (20 % environ), qu’il s’agisse d’une mission secondaire ou d’une utilisation « hors norme ».

L’importance de ces chiffres ne se discute guère : au contraire, autour de la Terre, le caractère dual des activités spatiales s’impose. Comme s’impose l’une de ses principales conséquences, au regard de la « révélation » faite à Toulouse par Florence Parly : si l’agression d’Athena-Fidus était relativement simple sinon à observer du moins à qualifier du fait de l’identité des deux protagonistes, il n’en est pas toujours de même des intentions réelles des opérateurs d’un satellite dual à l’égard d’un autre satellite dual. Distinguer les attitudes défensives des attitudes offensives s’avère alors beaucoup plus complexe, voire impossible ; dès lors, est-il toujours possible de donner une définition claire et précise à une « menace spatiale » ?

Les propos précédents d’André Lebeau convoquent l’exemple d’un autre domaine technologique, celui de l’aéronautique, née un demi-siècle avant Spoutnik. L’un de ses inspirateurs, Clément Ader, a écrit : « Sera maître du monde qui sera maître du ciel. » En 1949, Alexander Prokofieff de Seversky, un pilote russe émigré aux États-Unis, devenu constructeur d’avions, transforme la prophétie de l’inventeur français en constat : « Le ciel est devenu le premier moyen de puissance globale. » Ce que confirme un général américain, un mois et demi après le succès du premier satellite soviétique, en franchissant, sans hésitation et en termes sans équivoque, la frontière atmosphérique : « Quiconque est capable de contrôler l’espace aérien est également en mesure d’exercer son contrôle sur les terres et mers situées en dessous. Je pense qu’à l’avenir, ceux qui sauront contrôler l’espace sauront également prendre le contrôle de la surface de la Terre… À propos du contrôle des airs et de l’espace, je tiens à souligner qu’il n’existe aucune séparation en soi entre l’air et l’espace. Ils constituent des champs d’opérations indivisibles. » En appliquant à l’espace extra-atmosphérique la prophétie aérienne d’Ader, l’officier supérieur américain donne aux notions synonymes de maîtrise et de contrôle des accents franchement militaires.

Le dithyrambe du général doit toutefois être tempéré : il existe une « séparation en soi » entre l’air et l’espace, et même plusieurs. La plus évidente est celle à laquelle j’ai recouru en usant des termes d’aérien et d’extra-atmosphérique : aussi compliquée à tracer que soit la frontière entre eux, il existe bel et bien un domaine atmosphérique (une couche) et un domaine extra-atmosphérique (que nous appelons habituellement « l’espace »). Par ailleurs, atteindre ce dernier et surtout s’y déplacer, y séjourner exige la mise au point de techniques particulières, celles de l’astronautique, qui diffèrent notablement de celles de l’aéronautique. La plus évidente des différences est celle des vitesses minimales à atteindre : la vitesse minimale de satellisation autour de la Terre est 7,9 km/s et la vitesse de libération de l’attraction terrestre est 11,2 km/s, deux vitesses qui se situent très au-delà des vitesses habituelles des aéronefs. Toutefois, la « séparation » ou plus exactement la différence la plus nette réside sans nul doute dans le caractère limité de l’espace aérien, à la différence de l’espace cosmique qui, s’il n’est pas assurément infini, est pour le moins illimité, sa seule frontière étant précisément celle de son « plancher », j’entends celle de l’atmosphère. J’y reviendrai.

À ces différences d’ordre physique il convient d’en ajouter une dernière, celle du rôle joué par les usages militaires dans les naissances respectives de l’aéronautique et de l’astronautique. Il serait trop facile d’évoquer les figures audacieuses et sympathiques des pionniers de l’aviation, ceux qui construisaient les premiers plus-lourds-que-l’air dans leurs propres ateliers avant d’apprendre à les piloter eux-mêmes et de leur « opposer » celles des ingénieurs réunis autour de Wernher von Braun sur la base de Peenemünde pour mettre au point les V2, avant de les pointer vers Paris, Londres et Anvers. Certes, l’aviation est officiellement née le 17 décembre 1903 : ce jour-là, le Flyer des frères Wright est le premier des avions (un terme déjà utilisé par Clément Ader) à quitter le sol pour effectuer un vol motorisé et contrôlé. Mais l’aviation aurait-elle été davantage qu’une occupation réservée à de « merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines » si n’avait pas eu lieu, le 5 octobre 1914, le premier combat aérien de l’histoire ? Ce jour-là, les Français Joseph Frantz et Louis Quenault, à bord d’un Voisin III abattent l’Aviatik B. II des Allemands Wilhelm Schlichting et Fritz von Zangen. Les premiers rentrent d’un vol de bombardement d’un fort près de Reims, les seconds sont en mission d’observation des lignes françaises. Tout est dit dans cet événement : dès les premiers jours de la Grande Guerre, l’espace aérien devient un lieu d’affrontement entre les nations. Les avions ne transportent pas seulement des observateurs, mais très rapidement des bombes et des mitrailleuses. Les appareils portent les cocardes de leurs pays respectifs ; les frontières (à cette période, celles marquées au sol par les tranchées) sont défendues jusque dans l’air et, une fois l’armistice signée, sont conservées.

Il n’en est pas de même le 4 octobre 1957, lors de la mise en orbite du premier Spoutnik. La guerre, cette fois, n’est pas déclarée ; elle est « froide », même si le moindre incident aurait pu tout changer, comme la crise des missiles de Cuba en octobre 1962 l’a montré. D’ailleurs, à la fin des années 1950, les capacités des satellites restent limitées ; plusieurs années sont nécessaires pour mettre au point les premiers satellites-espions et leur usage n’est encore que stratégique. Cette situation peut expliquer que, un mois après le lancement de Spoutnik, l’Assemblée générale des Nations unies, dans sa résolution 1148 sur la réduction des armements, demande l’étude d’un « système d’inspection qui permettrait de s’assurer que l’envoi d’objets à travers l’espace extra-atmosphérique se fera à des fins exclusivement pacifiques et scientifiques ».

Le souci des Nations unies est de « réduire le danger de guerre et d’améliorer les perspectives d’une paix durable » : autrement dit, il n’est pas question de réitérer dans l’espace la victoire de Frantz et Quenault, mais au contraire de préserver la situation, le statu quo de Guerre froide au-delà de l’atmosphère, même en absence de frontière spatiale, là où ne semble pas pouvoir être appliqué le dicton : « Les bonnes clôtures font les bons amis ». Même si elle est liée aux efforts de l’époque en faveur du désarmement et du contrôle des armes nucléaires, la résolution onusienne est dans les faits la première étape de l’élaboration et de la mise en place d’un appareil juridique dédié à la gestion de l’espace extra-atmosphérique, sans attendre que s’imposent une coutume et une pratique éventuellement défavorables aux intérêts des nations. L’espace doit demeurer préservé de toute forme d’agression et destiné au seul emploi stratégique. Toutefois, comme Florence Parly en a fait publiquement le constat, les temps semblent avoir désormais changé.

Couverture de l’ouvrage La guerre de l’espace aura-t-elle lieu ? Aux éditions de L’Harmattan.

Il est vain de rêver à une aéronautique comme à une astronautique qui resteraient vierges de tout usage militaire : le ver était sans doute dans la pomme dès les premiers coups de crayon de leurs inventeurs et cette pomme avait trop belle allure pour que les militaires ne la croquent pas. La guerre est peut-être le « péché originel » de l’aviation comme de l’espace, mais un péché sans lequel, force est de le reconnaître, ces deux domaines n’auraient probablement jamais atteint l’âge adulte. Ce constat nous rappelle que l’espace, malgré toute la richesse symbolique, émotionnelle qu’il est capable de provoque, entretenir ou de véhiculer, n’en constitue pas moins un ensemble d’activités dont les humains sont seuls à posséder la responsabilité. John F. Kennedy nous a mis en garde dans le discours qu’il prononce à Houston le 12 septembre 1962 :

« Nous posons des voiles sur cette nouvelle mer, parce qu’il y a de nouvelles connaissances à acquérir, de nouveaux droits à gagner, et ils doivent être gagnés et être utilisés pour le progrès de tous les peuples. Car la science de l’espace, comme la science de l’atome de même que toute la technologie, ne possède pas de conscience propre. Qu’elle soit mise au service du bien ou du mal dépend de l’humanité ; si les États-Unis occupent une position de prééminence, nous pourrons aider à décider si cet océan sera une mer de paix ou un nouveau, terrifiant théâtre de guerre. »

Ce n’est donc pas l’espace, mais plutôt notre humanité qui est duale, profondément duale.


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.

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