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Bonnes feuilles : « La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle »

Soldats américains en Irak en 2005
Des soldats de l'armée américaine scrutent la zone d'atterrissage à la recherche d'éventuelles forces hostiles, le 26 août 2005 au nord-est de Samarra, en Irak. Sgt Russel E. Colley IV/AFP

Cette guerre peut-elle se terminer un jour ? La question s’impose plus que jamais aujourd’hui, près de vingt ans après que des avions de ligne se sont écrasés sur le World Trade Center et le Pentagone. Depuis, le terrorisme djihadiste, s’il n’a plus réussi d’opérations d’aussi grande ampleur, a continué d’endeuiller aussi bien les pays occidentaux que le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie, prenant de multiples formes et suscitant des réponses variées et diversement efficaces de la part des États ciblés. Marc Hecker et Élie Tenenbaum, chercheurs à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et enseignants à Sciences Po, livrent avec La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle _qui vient de paraître aux Éditions Robert Laffont le fruit d’une longue enquête de terrain sur cette tragédie inachevée qu’ils divisent en cinq actes majeurs.


La lutte contre le terrorisme a déjà fait couler beaucoup d’encre. Certains auteurs se sont intéressés aux djihadistes, leurs doctrines, leurs pratiques, leur sociologie ou encore leur psychologie. Toute une discipline, la « djihadologie », a émergé, traversée depuis par des débats fiévreux entre spécialistes sur le sens à donner au phénomène. D’autres chercheurs se sont penchés sur le champ des « contre- » : contre-terrorisme, contre-insurrection, contre-discours. Discuté tantôt par des « experts » relayant le discours des autorités, tantôt par des critiques plus ou moins virulents des politiques sécuritaires, ce champ aussi est marqué par une forte polarisation des points de vue.

Chacune de ces approches est nécessaire, mais aucune n’est suffisante. Adopter un point de vue stratégique suppose de s’intéresser aux différentes parties d’un conflit. La guerre, comme l’écrit Clausewitz, est une « action violente [où] chacun des adversaires impose sa loi à l’autre ». Prolongeant cette idée, André Beaufre la décrivait comme le produit d’une dialectique des volontés, une escrime où il faut savoir « attaquer, menacer, surprendre, feindre, tromper, forcer, fatiguer, parer, riposter, esquiver, rompre ». L’ambition de ce livre est d’essayer de comprendre la chaîne d’actions et de réactions ayant conduit à prolonger la guerre contre le terrorisme pendant deux décennies, sans qu’on en voie véritablement la fin.

Revenons à la tragédie. En 1935 Louis Jouvet faisait donner au théâtre de l’Athénée La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux, plaidoyer pacifiste sur le caractère évitable des conflits à la veille d’une nouvelle conflagration mondiale. Un demi-siècle plus tard, Jean Baudrillard publiait en clin d’œil La guerre du Golfe n’a pas eu lieu. Dans cet essai paru après la défaite de Saddam Hussein en 1991, le philosophe affirmait que le résultat de la confrontation était connu d’avance, tant la supériorité des États-Unis et de leurs alliés était nette. L’événement qui s’était déroulé à cette époque au Koweït et en Irak ne pouvait même pas être qualifié de guerre car le choc des deux armées n’avait pas véritablement eu lieu. Les forces américaines s’étaient contentées d’écraser à distance, en 42 jours, un adversaire technologiquement dépassé et incapable de réagir.

La guerre contre le terrorisme dure, elle, depuis plus de 7 000 jours. La supériorité technologique et militaire des Occidentaux face aux djihadistes est encore plus flagrante qu’en 1991 face à l’armée irakienne. Et pourtant, les djihadistes ne sont pas demeurés spectateurs de leur défaite. Ils ont ingénieusement pratiqué l’escrime de la stratégie et appris à esquiver, fatiguer, feindre et rompre autant qu’à attaquer et menacer. Ils ne sont pas pour autant parvenus à rééditer un attentat aussi spectaculaire que celui du 11-Septembre, ni à conserver plus de quelques années une assise territoriale comparable à celle dont ils bénéficiaient en Afghanistan avant 2001. L’État islamique en Irak et au Levant n’est plus qu’une chimère et le califat universel est redevenu une utopie, ou plutôt une dystopie à l’aune des atrocités de Daech.

Il n’y aura ni unité de temps, ni unité de lieu, ni unité d’action dans les pages qui suivent. La guerre de vingt ans n’est pas une pièce de théâtre mais un drame bien réel, non linéaire, qui a charrié son lot de victimes des contreforts de l’Hindou Kouch aux plaines de Mésopotamie, en passant par les sables du Sahara et les métropoles de la vieille Europe. Seule concession faite aux règles de la dramaturgie classique : cinq actes se succèderont.

Le premier, de 2001 à 2006, est celui de l’hyperterrorisme et des guerres post-11-Septembre. Suivant toujours le schéma de la tragédie grecque, la némésis ne manque pas de succéder à l’hubris. On pense ici au péché d’orgueil d’Oussama Ben Laden qui croyait être en capacité de mettre l’Amérique à genoux, mais aussi à celui de George W. Bush qui s’est engagé dans le projet prométhéen d’imposer la démocratie par la force à travers le « grand Moyen-Orient ».

Une affiche distribuée par l’armée américaine le 12 février 2004 montre différentes images d’Abu Musab al-Zarqawi, un Jordanien à la tête d’un groupe terroriste affilié à Al-Qaïda et opérant en Irak. Zarqawi sera finalement éliminé par une frappe américaine en juin 2006. US Army/AFP

Le deuxième acte, de 2006 à 2011, correspond à l’ère de la contre-insurrection. Au début de cette période, les États-Unis et leurs alliés paraissent s’enliser dans les guerres en Afghanistan et en Irak. Ils finissent par adapter leurs méthodes de combat aux conflits asymétriques et lorsqu’Oussama Ben Laden est tué en mai 2011, al-Qaïda semble aux abois.

Le troisième acte, de 2011 à 2014, voit la mouvance djihadiste se relancer à la faveur des révoltes qui secouent le monde arabe. La Syrie devient progressivement le nouveau centre névralgique du djihadisme international. C’est aussi pendant cette période que la France cède aux sirènes de la guerre contre le terrorisme. Alors que les dirigeants français rejetaient jusque-là ce concept, ils finissent par l’endosser en se lançant dans leur propre guerre au Mali.

Au quatrième acte, de 2014 à 2017, le leadership d’al-Qaïda au sein de la nébuleuse djihadiste est contesté par Daech. Ce dernier ébranle le Moyen-Orient en y créant un État terroriste qui provoque le monde entier par sa férocité. Alors qu’une coalition internationale se forme pour s’y opposer, le groupe conduit ou inspire des attentats dans de nombreux pays. La France, notamment, est durement frappée et développe en réponse un nouvel arsenal antiterroriste.

Ce texte est issu de La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIᵉ siècle qui vient de paraître aux éditions Robert Laffont. Éditions Robert Laffont

Le cinquième acte commence en 2017 avec la reprise de Mossoul aux combattants de l’État islamique (EI) et perdure jusqu’à aujourd’hui. Le califat s’effondre sous les coups de boutoir de ses nombreux en-nemis mais Daech survit pour mieux renaître de ses cendres. La mouvance djihadiste est affaiblie sans être vaincue. Du Sahel à la Corne de l’Afrique en passant par la péninsule arabique et l’Asie centrale, ses combattants poursuivent le combat. De guerre lasse, les Occidentaux, eux, souhaitent réduire leur engagement, alors que de nouveaux défis frappent à la porte de l’Histoire. La guerre contre le terrorisme entre dans sa troisième décennie et tous se demandent quand, enfin, le rideau retombera.

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