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Bonnes feuilles : Le château d’If, symbole de l’évasion littéraire

Le château d'If, dans la rade de Marseille. Pxhere

Dans le cadre de notre série d’été « L’enfance de l’art », nous vous proposons un extrait de l’ouvrage La Main de l’innocent, paru en 2019 chez Interstices éditions.


La plus saisissante histoire de vengeance de la littérature française commence à Marseille. Au large de la ville, mais on le voit très bien depuis le port, se dresse le château d’If. Pendant quatre siècles il a servi de prison. Alexandre Dumas a imaginé qu’y soit emprisonné Edmond Dantès, âgé de dix-neuf ans, qui réapparaîtra sous les traits du comte de Monte-Cristo. J’aime bien y visiter « la cellule de l’abbé Faria », facétieuse revanche de l’imaginaire sur la réalité.

En 1815, Edmond Dantès, jeune officier de marine, revient à Marseille à bord du Pharaon. L’y attend sa future fiancée, Mercédès. Mais il est arrêté le jour même de ses fiançailles, suite à un complot ourdi par deux jaloux, qui vise à le présenter comme un dangereux bonapartiste. Le substitut de Villefort, craignant pour sa carrière en raison d’une lettre que détient Dantès, le fait enfermer au château d’If. L’innocent Dantès, en proie au désespoir, se serait laissé mourir sans la rencontre providentielle avec l’abbé Faria, lui-même détenu, avec qui il peut communiquer. L’abbé Faria l’aide à comprendre le complot dont il a été la victime et lui révèle surtout l’existence d’un immense trésor caché sur l’île de Monte-Cristo.

À la mort de l’abbé, Dantès parvient à prendre la place du cadavre jeté à la mer. Dès lors, après quatorze ans d’incarcération, il prépare son implacable vengeance. Il s’établit à Paris sous l’identité du comte de Monte-Cristo et retrouve les artisans de son malheur qu’il conduit, le premier à la ruine, le deuxième au suicide, le dernier à la folie, après leur avoir révélé son véritable nom. Villefort, après avoir montré à Edmond, épouvanté, le cadavre de son enfant empoisonné par sa mère, perd la raison. Sa vengeance accomplie, le comte quitte la France.

Edmond Dantès, héros du roman de Dumas, par Pierre Gustave Eugène Staal,d’après l’édition de 1888 du Comte de Monte-Cristo. Wikipedia

Dantès est l’innocent même qui, victime de la machination judiciaire, se transforme en vengeur et cause la perte de ceux qui ont voulu la sienne. Privé de la vie qui l’attendait, il en construit une autre, qui passe par l’élimination des personnages qui ont empêché la première. Italo Calvino, dans sa nouvelle Il Conte di Montecristo (1967), a d’ailleurs imaginé une réécriture de cette histoire, qui la prolonge en métaphore de la création littéraire. Dans sa longue méditation, Edmond Dantès devenu narrateur présente au lecteur sa difficulté à imaginer et à mettre en œuvre son évasion de la forteresse.

L’innocent meurtrier et non pas l’innocent coupable. La différence entre l’innocent et l’assassin, avec la même arme qu’est la machination, c’est cet empan de quatorze ans, c’est le temps. Le vrai sujet de nombre de romans d’Alexandre Dumas, c’est le passage du temps. Vingt ans après… D’Artagnan, Athos, Porthos, Aramis. Les personnages des mousquetaires sont les mêmes, quatuor indestructible malgré les choix politiques différents qui ont été les leurs au temps de la Fronde, mais l’atmosphère s’est assombrie et ils ont pris de l’âge.

Le temps a passé mais l’enfance reste. Les romans d’Alexandre Dumas sont-ils des livres pour enfants comme on le dit parfois de ceux de Robert Louis Stevenson, Mark Twain, Jules Verne, ou des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift ? Non, si cette définition revient à leur conférer un statut inférieur, d’œuvres plus sommaires, moins riches et moins subtiles. Mais dans un autre sens, c’est presque vrai si l’on veut suggérer que l’enfant survit grâce à ces livres, qu’il reprend à des moments différents de sa vie. On sait que Roland Barthes se plongeait avec délices dans Le Comte de Monte-Cristo avant de s’endormir.

Pour l’enfant que j’étais quand il a fait irruption dans ma « Bibliothèque Rouge et Or », d’Artagnan était déjà un homme, virevoltant, la vie même à son mitan. Puis j’ai eu son âge. Aujourd’hui il est devenu un tout jeune homme à l’orée d’une existence à inventer, comme Edmond Dantès, fiancé à une femme qui lui sera enlevée, aux premières pages du Comte de Monte-Cristo. Les personnages nous croisent au fil du temps et, à mesure que nous avançons, ils rajeunissent.

Qui ne comprend que l’enfance se survit à elle-même dans ces récits d’aventures, qui retrouvent son merveilleux et ainsi l’éternisent ? Les jeux de l’enfance se poursuivent sur la scène de papier, comme si l’enfant apprenait à composer ainsi avec le principe de réalité en grandissant. Robert Louis Stevenson l’a bien formulé :

« La fiction est à l’adulte ce que le jeu est à l’enfant ; c’est en elle qu’il change l’atmosphère et la teneur de sa propre vie et quand le jeu s’accorde avec sa fantaisie au point qu’il s’y livre de tout son cœur quand chaque tour l’enchante, quand il se plaît à l’évoquer et s’attarde à son souvenir, la fiction s’appelle roman de l’aventure. »

Les récits comme celui de Dumas offrent un bonheur, celui de réitérer l’ingénuité de la lecture d’un enfant, qui s’évade en même temps que le prisonnier s’évade du château. C’est une lecture innocente, retrouvée sous les strates des autres lectures qui l’ont suivie, une revanche de l’enfance. On s’imagine alors des îles au trésor et des contes de Monte-Cristo. Frisson fugace d’une existence possible entrevue, comme frôler une inconnue. Et si…

If, pas si mal choisi, le nom de ce château.


Ce texte est extrait de l’ouvrage de Jean Viviès, « La Main de l’innoncent ».

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