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Bonnes feuilles : Le désastre syrien

vladm/shutterstock

Nous publions un extrait de l’ouvrage de Pierre Vermeren Déni français, qui vient de paraître aux éditions Albin Michel. Spécialiste du Maghreb et du Proche-Orient, l’auteur dénonce des décennies d’erreurs et de contradictions de ce qu’on appelle traditionnellement « la politique arabe de la France ». Voici des extraits choisis du chapitre consacré à la ligne louvoyante de Paris vis-à-vis du conflit syrien. En cette période où, à la faveur de l’épidémie de coronavirus, le pays redécouvre La Peste, il est intéressant de souligner que l’ouvrage de P. Vermeren s’ouvre précisément sur une citation du chef-d’œuvre de Camus : « J’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. »


Élu à la présidence en 2007, Nicolas Sarkozy a repris langue avec Damas par l’entremise de Ziad Takieddine. Bachar Al-Assad a assisté en 2008 au sommet de l’Union pour la Méditerranée à Paris puis au défilé du 14 Juillet. Trois ans durant, les présidents syrien et français se rencontrent à plusieurs reprises. L’ambassade de France à Damas se compromet avec des figures honnies du régime, mais en vain puisque Washington interdit tout contrat en Syrie, hormis la future cimenterie Lafarge. Toutefois, la France est furieuse contre Damas qui est soudain intervenue au Liban quelques semaines avant la « révolution » syrienne qui débute le 15 mars 2011. La répression est tout de suite violente. En pleine tempête libyenne, il faut désormais s’occuper de la Syrie. Le président Sarkozy n’accorde guère de crédit à son ambassadeur à Damas, Éric Chevallier, qui est convaincu que « le régime d’Assad ne tombera pas, Assad [étant] fort ». Il déclare au Quai d’Orsay avoir « visité diverses régions de la Syrie et [qu’il n’a] pas le sentiment que le régime en place [soit] en train de s’effondrer ». Dans le bureau du chef de cabinet d’Alain Juppé, le conseiller diplomatique du président Nicolas Galey admoneste l’ambassadeur : « Arrêtez de dire des bêtises ! Il ne faut pas s’en tenir aux faits, il faut voir plus loin que le bout de son nez. » « Vos informations ne nous intéressent pas. Bachar Al-Assad doit tomber et il tombera. »

Le 9 décembre 2010, Nicolas Sarkozy accueillait encore Bachar Al-Assad à l’Élysée. Franck Fife/AFP

L’hybris s’est donc emparée de l’exécutif français, qui après des décennies de défense des dictatures arabes, s’est converti à leur renversement. La ligne de l’Élysée et du Quai d’Orsay est coulée dans le marbre pour six ans. En avril, Nicolas Sarkozy juge la répression de Damas « inacceptable ». Déjà, le Qatar et l’Arabie saoudite sont à la manœuvre en appui des Frères musulmans et des salafistes entrés en révolution. Dès 2011, 5 000 personnes sont tuées en Syrie. Mais pour Paris, qui demande le départ de Bachar Al-Assad en juillet et rappelle son ambassadeur, la situation est complexe. La Russie et la Chine refusent toute résolution du Conseil de sécurité de l’ONU hostile à la Syrie, et la France, qui est engagée en Libye, n’a pas les moyens d’intervenir seule et peinerait à convaincre son opinion publique.

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La guerre civile débute en décembre 2011. La France se démène au Conseil de sécurité de l’ONU pour faire condamner les violences. Fraîchement battu par François Hollande, Nicolas Sarkozy persifle en août 2012 : face aux bombes sur Alep, la France devrait intervenir. La réponse du nouveau ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, fait date : « Bachar Al-Assad ne mériterait pas d’être sur la Terre ; […] le régime syrien devait être abattu et rapidement. » La France s’engage fortement aux côtés de l’opposition syrienne, et la DGSE commence bientôt en secret ses premières livraisons d’armes à l’Armée syrienne libre (ASL).

François Hollande et Laurent Fabius posent avec plusieurs représentants de l’opposition syrienne – Ahmed Moaz al-Khatib (troisième à droite), Riad Seif (à gauche), Suhair al-Atassi (deuxième à gauche), et Monzer Makhous (deuxième à droite), sur le perron de l’Élysée, le 17 novembre 2012. Kenzo Tribouillard/AFP

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À la suite du massacre au gaz sarin de la Ghouta le 21 août 2013, qui a probablement tué 1 500 Syriens, le président Hollande, poussé par un petit groupe de journalistes et d’experts virulents, emmenés par l’ancien espion feu Wladimir Glasman, par le biais de son blog « Un œil sur la Syrie », et d’une poignée de conseillers et d’universitaires va-t-en-guerre, décide de bombarder Damas.

Tout était prêt, ce 31 août 2013, pour frapper les sites chimiques syriens, gardés par les meilleures unités du régime, et changer le rapport de forces sur le terrain. Le palais présidentiel était-il visé ? L’accord du Parlement britannique et du président américain, hors ONU, étaient toutefois nécessaires, mais les deux se dérobent. Le 6 septembre, Vladimir Poutine présente en secret à Obama sa proposition de désarmement chimique unilatéral du régime de Damas sous contrôle international. Damas ne sera pas bombardée. Le coup est rude tant pour l’Élysée que pour l’opposition syrienne, car comme en Libye, un objectif louable en cachait un inavouable : la chute du régime de « Bachar ». Or, ce dernier sort renforcé de l’accord russo-américain.

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La Russie a livré des armes et du matériel à Damas dès 2011, puis a envoyé des milliers de mercenaires en 2013, montrés dans des films de propagande militaire sur Internet. Poutine déclare le 15 septembre 2015 : « Nous soutenons le gouvernement de Syrie. Nous fournissons, et nous continuerons à [lui] fournir aide et assistance technique et militaire. » En août, des soldats russes ont été vus aux côtés des troupes régulières syriennes. Et le 30 septembre 2015 débute l’intervention lourde aérienne et au sol, en coordination avec les gouvernementaux, le Hezbollah et les Iraniens.

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Albin Michel

Les Occidentaux acceptent le partage de la maîtrise de l’espace aérien avec les Russes, négocié par les Américains en 2015, et les Français assistent stupéfaits au sauvetage du régime de Damas contre leur volonté.

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L’Histoire dira si la guerre en Syrie fut notre guerre d’Espagne. Mais la France a perdu beaucoup de sa crédibilité dans la région. En 2011, elle a lâché ses alliés historiques. Après des décennies de soutien inconditionnel, l’assurance-vie française était donc réversible ! Il n’est pas exclu que le Maroc, en rompant la coopération franco-marocaine en février 2014, ait pris acte de ce soutien fluctuant. Ensuite, la France s’est discréditée par ses changements de position successifs. Ainsi en Égypte par exemple, la France épaulait Moubarak avant de soutenir les révolutionnaires, puis le gouvernement des Frères musulmans. En 2013, elle s’est tue lors des tueries contre les Frères musulmans, avant de soutenir le général-président al-Sissi, élu en 2014 puis en mars 2018 avec 90 % des voix. La France a fourni entre-temps de nombreux armements à l’Égypte de Sissi financés par Riyad.

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Ainsi notre politique arabe est-elle à rebâtir. Sommes-nous pour autant en position de le faire ?

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