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Bonnes feuilles : « Terrorisme : les affres de la vengeance »

Combattants en noir marchant le long d'une colline et brandissant un drapeau de EI.
Des combattants brandissent un drapeau de l’État islamique durant une marche d’entraînement près de Homs, en Syrie, le 30 octobre 2016. Mahmoud Taha/AFP

Analyses religieuses, géopolitiques, historiques, philosophiques… Les travaux sur le terrorisme sont variés, mais la notion de vengeance demeure généralement en arrière-plan de leurs exposés, présente en filigrane mais jamais étudiée pour elle-même. Myriam Benraad, politologue spécialiste de la violence politique au Moyen-Orient, professeure en relations internationales (ILERI, Schiller International University) et chercheure associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM, Aix-Marseille Université), propose dans Terrorisme : les affres de la vengeance, sous-titré « Aux sources liminaires de la violence » et paru aux éditions Le Cavalier Bleu le 26 août 2021, une analyse des mouvements terroristes à l’aune de cette pulsion originelle, qui en sature l’histoire et se retrouve à toutes les étapes de leurs cycles de violence.

Au printemps 2020, la nébuleuse jihadiste internationale se saisit sans surprise de la pandémie de coronavirus et de la crise sanitaire qu’elle provoque. Les militants radicaux s’emploient en effet à en exploiter le développement et les répercussions selon le répertoire de la vengeance. Dans l’éditorial qui ouvre sa principale publication arabophone An-Naba’ (« La Nouvelle »), l’État islamique avance que Dieu prend là une revanche impitoyable contre les « croisés » et les « adversaires de l’islam » – au premier plan desquels la Chine, l’Europe, les États-Unis et l’Iran – en leur infligeant un supplice inouï, durable, des souffrances exponentielles répondant à celles endurées par les musulmans.

L’épidémie survient dans un environnement géopolitique où la mouvance radicale s’est vue affaiblie en différents points du globe après une succession de défaites militaires au Moyen-Orient, tout en demeurant très active sur le plan insurrectionnel. Depuis la mort en Syrie du « calife » Abou Bakr al-Baghdadi en octobre 2019, les jihadistes sont entièrement dédiés à le venger et orchestrent des attaques sanglantes sur tous leurs théâtres d’opérations. D’autres mouvements comme Al-Qaïda ou Boko Haram ne sont pas en reste et se réjouissent du désastre global.

Une telle instrumentalisation vengeresse n’est pas étonnante pour quiconque étudie de longue date les narrations terroristes. La vengeance s’inscrit en effet de manière cumulative dans les discours et les actes d’une majorité d’organisations. Toute l’histoire du terrorisme, ancien ou plus contemporain, est marquée du sceau de la vengeance. Ainsi, la terreur, du latin terror – signifiant l’épouvante, la frayeur intense, l’effroi violent, la peur panique – à partir duquel le néologisme terrorisme est construit, n’est guère une invention moderne (Crenshaw et Pimlott, 1997 : 25). Elle traverse toutes les époques, toutes les sociétés et toutes les cultures, charriant systématiquement dans son sillage la question connexe de la vengeance – mot quant à lui bâti depuis la racine latine vindicatio, c’est-à-dire l’action de venger, la revendication de justice ou la poursuite d’un crime au nom d’une société.

Dans leur acception large, terreur et vengeance traversent les siècles, de l’Antiquité à nos jours, en inondant les arts et les lettres. Elles posent d’importants défis aux sciences humaines et sociales dans leur ensemble. Or, alors que ces deux notions sont clairement inséparables par leurs rapports sémantiques et historiques, la relation qui les lie n’a étrangement suscité qu’un intérêt académique très limité. Omniprésente, qu’il s’agisse des pensées, des motivations ou des discours terroristes, comme des réactions que leur violence engendre, la vengeance comme objet scientifique est à maints égards un « trou noir » des études sur le terrorisme.

Cette absence est d’autant plus frappante que la vindicatio est consubstantielle à la terror, à sa définition, ainsi qu’à ses formes. Elle se trouve au cœur des cadres cognitifs et des actes des groupes qui s’en revendiquent, essentielle à leur faculté de séduire, de convaincre et de recruter pour perpétuer leur lutte dans la durée. La vengeance s’ancre en outre dans les trajectoires individuelles qui finissent toujours plus ou moins par adosser leurs griefs à une cause qui les transcende et est jugée « juste ».

Comment, dès lors, expliquer que terreur et vengeance ne soient qu’effleurées dans leurs relations mutuelles et pourtant limpides ? Pourquoi la vengeance, plus particulièrement, demeure-t-elle la grande inconnue théorique et empirique du terrorisme ?

Le terrorisme comme vengeance intégrale

Pour comprendre les raisons de cette carence, il importe en premier lieu de souligner que la vengeance n’est pas nécessairement une violence ; lorsqu’elle l’est, encore faut-il identifier à quels types et à quelles catégories de violence elle se réfère exactement. Par effet d’exclusion, ses rapports spécifiques avec le terrorisme deviennent alors plus clairs et l’on voit poindre la notion de « vengeance intégrale », très éloignée des expressions vengeresses plus modérées.

Toutes les « terreurs », qu’elles soient ancestrales ou contemporaines, procèdent en l’espèce de cet intégralisme vengeur. Même dévoyées de leurs interprétations coutumières, les sources religieuses et la loi du talion montrent, par exemple, en quoi la vengeance a toujours été une marque de fabrique du terrorisme et un comportement pluriséculaire.

Reproduction d’un tableau dépeignant la chute de Jericho
L’épisode de la chute de Jéricho témoigne du lien ancien entre vengeance et terreur. Gustave Doré (illustration biblique)

Dans le Livre de Josué, les Israélites vengeurs à la conquête du pays de Canaan ne se contentent ainsi pas de détruire Jéricho qui leur refuse son accès : un à un, les murs cèdent sous la brutalité de leur assaut et la population crie au son des cornes, avant de finir massacrée. Au niveau historique, la terreur est indéniablement liée à la quête de vengeance, cette « justice sauvage » selon Francis Bacon. Il y a, derrière chaque acte de terreur, un crime, un tort, un mal, une offense, une humiliation, que le coupable désigné doit payer.

Ici surgit la relation inhérente mais tortueuse de la vengeance – et par association du terrorisme – avec la justice. Rongé par la rancœur et la haine, le vengeur entend terroriser ses adversaires par tous les moyens dont il dispose, suivant d’interminables cycles de représailles et de contagion dans lesquels l’échelle individuelle s’entremêle étroitement au collectif. Comment ne pas songer au « prix du sang » dont les Grecs et les Romains étaient coutumiers, au même titre que d’autres peuples de l’époque aux yeux desquels le diptyque terreur-vengeance constituait une norme ?

Assassinats politiques, meurtres ciblés, tyrannicides étaient des méthodes courantes et rodées pour propager la peur. Sous l’Empire romain, terreur et vengeance se sont perfectionnées en laissant dans leur sillage de lourdes séquelles. Mais c’est avec la Révolution française, l’entrée dans la modernité et les campagnes coloniales que le terrorisme a revêtu ses dimensions plus actuelles, devenant indissociable des insurrections populaires, des guerres civiles et des extrémismes de tous bords, tous dressés contre l’État et son monopole légitime de la violence.

Alors qu’il se concentrait en Europe, le terrorisme s’est progressivement étendu au reste du monde après la Seconde Guerre mondiale (Moyen-Orient, Asie, Amérique latine) et, avec la fin de la Guerre froide, dans les anciens territoires soviétiques. Puis le 11 septembre 2001 a entériné une nouvelle ère, celle d’une vengeance terroriste se retournant contre l’Occident et d’autres zones du monde qui s’en étaient longtemps préservées.

Cette tendance s’est renforcée pendant la dernière décennie avec la multiplication et la globalisation des attaques, d’une part, et l’apparition de nouvelles menaces, de l’autre.

Contre-terrorisme : une contre-vengeance ?

Toutefois, le terrorisme n’est pas l’apanage des ennemis de l’État et uniquement une violence déployée en dehors de ses cadres. Il est même plutôt, à l’origine, une histoire d’État. Ce n’est ainsi que très récemment qu’un glissement définitionnel et son resserrement se sont produits.

Initialement, la terreur se référait à la vengeance « par le glaive de la loi » du gouvernement révolutionnaire de Maximilien Robespierre, entre 1793 et 1794, lorsque la France faisait face au complot réactionnaire d’aristocrates exilés avec le soutien de puissances étrangères. Contre la subversion des royalistes, la Terreur a systématisé les exécutions punitives et les arrestations arbitraires. Beaucoup, qui avaient tout d’abord soutenu cette politique, ont d’ailleurs fini par dénoncer le terrorisme des Jacobins : Robespierre fut ainsi guillotiné et la Terreur se retourna contre ses partisans.

Plus tard, Karl Marx évoqua une « vengeance de la société civile » contre un projet que l’on avait tenté de lui imposer par la force (Furet, 1978). De cette époque vient la formule « terrorisme d’État », auquel les « terroristes » désignés par celui-ci et agissant à l’extérieur de son périmètre affirment s’opposer.

Dans les deux cas, la vengeance est inhérente à la violence, quoique l’État s’en défende en la réduisant à une œuvre « barbare » de ses adversaires.

Derrière le contre-terrorisme (encore désigné d’antiterrorisme), la vengeance est palpable partout, certes sans dire son nom. L’État applique en effet contre les terroristes des punitions plus ou moins drastiques, culminant fréquemment dans l’élimination pure et simple de ces rivaux existentiels, ou dans la peine capitale lorsque cette sentence passe par le système judiciaire d’États qui la légalisent. Peut-on parler de vengeance institutionnelle, ou d’une contre-vengeance officielle entièrement inscrite, in fine, dans l’interminable spirale des représailles et de la violence ?

Soldat américain avec inscriptions vengeresses sur son casque
Appel à la vengeance écrit par un soldat de l’US Army sur son casque durant la seconde bataille de Falloujah, en Irak, 5 décembre 2004. Mehdi Fedouahc/AFP

Vengeresses sans l’admettre, les politiques et les mesures s’employant à vaincre le terrorisme sont à la fois inéluctables, pour la préservation de l’État et de la société, mais aussi instrumentales quant à la détermination des terroristes à assouvir leur vengeance démesurée, ce qui en constitue le point d’achoppement. Depuis le lancement de la « guerre contre la terreur » (war on terror), ce cycle semble s’être massifié.

Se pose enfin la problématique de la justice officielle face à celle, farouche et sans restreinte, dont se réclament les terroristes. Lorsqu’ils ne sont pas éliminés, ces derniers se voient soumis à une kyrielle de traitements. Mais dans l’absolu, un désir de vengeance qui fait directement écho à celui des terroristes s’exprime partout parmi les peuples touchés par leur violence.

Entre judiciarisation, réflexes rétributifs difficilement contenus par les victimes et leurs proches, et instauration de programmes de prise en charge des militants les plus radicaux, « faire justice » dans le contexte du terrorisme est un sujet sensible, aux enjeux sociopolitiques, institutionnels et éthiques lourds.

Comment la justice punit-elle les terroristes depuis 2014 ? Le Figaro Live.

Sur un plan personnel, les survivants d’attentats renvoient à la complexité et l’inéluctable ambivalence des réactions à cette violence, entre impératif justicier, espérance, renoncement à la tentation de se venger, résignation, ou indifférence plus rarement. Puis c’est la question de la rédemption du terroriste et du pardon qui se fait jour en dernier ressort. Un terroriste peut-il en effet se racheter ? Traumatismes et mémoires peuvent-ils être réparés ? Le pardon, antithèse de la vengeance, est-il un horizon atteignable ou une vaine illusion ?

Un angle mort des études sur le terrorisme

En dépit de son ubiquité, la vengeance se résume généralement à une évocation superficielle. Cette absence, sur un phénomène au cœur de l’actualité, est saisissante car la vengeance hante chaque attentat terroriste, comme chaque souhait exprimé d’en commettre un. Il n’existe pas de cause unique à ce déficit d’attention mais un faisceau de facteurs explicatifs.

La peur, tout d’abord, d’introduire la vengeance au sein de la discussion, de l’observer pour ce qu’elle est. En effet, la vengeance n’a pas – ou « plus », depuis l’émergence de l’État moderne – de place dans nos sociétés. Au fil du temps, elle s’est transformée en véritable tabou, condamnée par la philosophie, refoulée par les institutions établies, qualifiée d’« attitude archaïque et arbitraire, renvoyant à des temps où la violence primait le droit, et que les principes de la justice comme institution auraient invalidée au long du processus de civilisation » (Erman, 2012 : 9-10). Aussi, lorsqu’elle est citée en rapport avec le terrorisme, est-ce davantage pour la dépeindre comme un fait « en dehors de la cité ».

Le terroriste est repoussé aux marges comme une « anomalie », un dysfonctionnement, dont il faut bien se garder de chercher à comprendre les motivations et les agissements. Tenter de les saisir équivaudrait, selon certaines voix, à les justifier. Il s’agit là de la position « orthodoxe » des études sur le terrorisme et d’une majorité de gouvernements.

Dans le même temps, nul ne peut entièrement se libérer de la vengeance car elle est partout. Reconnaître son omniprésence permet en l’occurrence de ramener le terrorisme à une violence qui, en définitive, n’est pas si exceptionnelle et dont les racines et ressorts doivent être pleinement déchiffrés. La vengeance nous confronte à ce qu’il y a de plus « brut » chez l’humain et n’a jamais été « domestiquée » par l’État.

Assumée et revendiquée par les terroristes, elle forme une réalité anthropologique qui n’a de cesse de se renouveler. Néanmoins, il n’est pas admis que des individus socialisés la recherchent et l’exécutent contre le système. N’est-ce pas, de ce point de vue, la fragilité de l’ordre sociopolitique tout entier à laquelle la figure du terroriste renvoie ?

Couverture de livre
Ce texte est issu de Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence, qui vient de paraître aux éditions Le Cavalier Bleu. Éditions Le Cavalier Bleu, Fourni par l'auteur

L’enjeu est bel et bien d’expliciter les liens particuliers qu’entretiennent terreur et vengeance, ce que la première dit de la seconde, et réciproquement. À cet égard, le recours à une méthode transdisciplinaire mixte, qualitative et quantitative, permet de distinguer dans cette vengeance terroriste certaines dynamiques propres.

Depuis les attentats de l’année 2015 en France, dans le sillage d’autres pays meurtris par le terrorisme jihadiste, des thèses aux ancrages multiples se sont succédé dans le débat public, prétendant pour la plupart clore la réflexion scientifique. Abondamment relayés par les sphères médiatiques et officielles, ces paradigmes n’accordent pourtant à la question de la vengeance qu’une place résiduelle.

« Radicalisation de l’islam », « islamisation de la radicalité », nihilisme générationnel, facteurs géopolitiques, ressentiments historiques, spécificités biographiques, logiques « processuelles » d’entrée dans la radicalité, facteurs socio-économiques, identitaires ou communautaires, réalités géographiques et réseaux organisés… La vengeance, en filigrane de ces approches, en constitue symptomatiquement le grand impensé.

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