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Boris Johnson et la bataille du nord de l’Angleterre

Une publicité politique critiquant la gestion de la Covid-19 par Boris Johnson à Manchester
La gestion de la Covid-19 par Boris Johnson pourrait faire perdre à son parti le soutien du nord populaire de l'Angleterre, comme l'indique cette affiche à Manchester, photographiée le 6 novembre 2020. Oli Scarff/AFP

Le Daily Mail n’est pas un tabloïd au sens strict. Pourtant, son immense succès s’explique autant par ses articles ultra-eurosceptiques que par un lectorat féminin de classe moyenne, conservateur et vivant dans les banlieues résidentielles du sud de l’Angleterre. C’est ce profil précis qui a longtemps été la cible électorale du parti conservateur dont les poches bleues apparaissent clairement, presque à chaque élection, dans le sud-est de l’Angleterre. Pourtant, depuis les législatives de décembre 2019, la carte électorale du Royaume-Uni n’est plus tout à fait la même : lors de cette élection, le parti conservateur est parvenu à conquérir un « mur rouge » (red wall) de circonscriptions stratégiques dans le Yorkshire, les Midlands, le nord-est du pays de Galles et le nord de l’Angleterre. Grâce à sa victoire dans ces circonscriptions, dont certaines n’avaient historiquement jamais voté conservateur, le parti a pu obtenir la majorité absolue à la Chambre des Communes (365 sièges sur 650).

Le premier ministre est donc parti à la conquête de ces électeurs ouvriers et travaillistes dont certains avaient déjà délaissé le Labour pour le United Kingdom Independence Party (UKIP) au moment du référendum du 23 juin 2016 sur le Brexit. Le manifeste conservateur de 2019 promet de « hisser le niveau » (level up) dans chaque région du Royaume-Uni en investissant dans les hôpitaux, les écoles, la police et les infrastructures, et en construisant notamment de nouvelles lignes de chemin de fer comme le Northern Powerhouse Rail qui doit relier Leeds à Manchester ainsi que celle des Midlands. Au risque de s’aliéner les milieux d’affaires, Johnson promet des dépenses publiques inégalées pour une région de l’Angleterre qui s’est souvent considérée délaissée par le sud et méprisée par les gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher (1979-1990), dont les politiques de désindustrialisation ont particulièrement laminé les communautés minières du nord.

Le nouveau « cœur de l’Angleterre »

Boris Johnson a ainsi déplacé le « cœur de l’Angleterre » – pour citer le titre français du roman de Jonathan Coe Middle England – et s’est fait le représentant des classes moyennes et des cols bleus dont beaucoup ont soutenu le « Leave » lors du référendum sur le Brexit, en particulier dans le nord-est du pays. Ce faisant, il a absorbé l’agenda du UKIP même si l’ancien leader de celui-ci, Nigel Farage, cherche dès novembre 2018 à poursuivre le combat au sein de son Brexit Party en réclamant une sortie de l’UE sans accord (« no deal »).

Les promesses d’investissements publics s’accompagnent d’une volonté de déplacer les lieux stratégiques du pouvoir dans le nord. Si l’échec des référendums locaux dans le nord n’avait pas permis en 2004 de mettre en œuvre des assemblées régionales dans cette région pour faire écho à la dévolution des pouvoirs mise en place en 1999 en Écosse et au Pays de Galles, c’est le siège du parti conservateur que Johnson décide de délocaliser partiellement. La co-présidente du parti, Amanda Milling, annonce le 3 octobre 2020 la création d’une branche régionale du siège à Leeds : Conservative Campaign Headquarters (CCHQ) North. Le premier ministre fait de cette décision un geste symbolique fort en direction de ce nouvel électorat inespéré qui a contribué à crédibiliser son discours de représentant du « peuple ».

L’abandon du Nord ?

Mais la pandémie actuelle de Covid-19 est venue rebattre les cartes. Au beau milieu d’une gestion très critiquée de la crise sanitaire, Boris Johnson continue à multiplier les signaux en direction de son nouveau bastion électoral mais enchaîne aussi les maladresses. Le 2 octobre 2020, il choisit BBC Yorkshire pour accorder une interview au cours de laquelle il se montre incapable d’étayer ses affirmations par des chiffres précis. Lorsque le journaliste lui demande combien il compte investir dans les hôpitaux de Leeds, Johnson interpelle en pleine émission ses assistants cachés par la caméra pour leur demander les chiffres.

Lorsque la situation sanitaire devient préoccupante dans le nord-ouest de l’Angleterre, le premier ministre décide d’imposer un confinement plus strict et localisé, sans contrepartie financière à la hauteur de cette mesure qui frappe de plein fouet une activité économique déjà fragile. Le maire travailliste du Grand Manchester, Andy Burnham, y voit un signe de mépris de la part d’un gouvernement conservateur qui, malgré ses promesses électorales, utiliserait le nord comme un terrain d’expérimentation pour sa gestion chaotique de la pandémie.

Le Labour va-t-il tirer parti de cette défiance du nord de l’Angleterre envers les Tories ? Un sondage du 3 décembre 2020 diffusé par Channel 4 indique qu’aux prochaines élections, qui devraient avoir lieu en 2024, le parti travailliste pourrait récupérer 36 sièges sur les 45 circonscriptions du Nord qui lui étaient traditionnellement acquises et que les conservateurs ont gagnées en 2019. En réalité, les sondages fluctuent, d’autant plus que la plupart de ces circonscriptions sont dites « marginales » : elles ont été conquises avec une très faible majorité et sont susceptibles de basculer facilement dans un camp ou dans l’autre.

Un nouveau clivage au sein du parti conservateur

Il n’en reste pas moins que la plupart des députés conservateurs de ces circonscriptions ont été élus pour la première fois en 2019 et représentent un groupe plutôt jeune, uni, assez peu docile et qui semble se désolidariser de plus en plus du leader. Soucieux de mettre un terme au clivage nord-sud et d’engager le gouvernement à tenir ses promesses d’investissement dans le nord, ces 55 députés issus de circonscriptions du nord de l’Angleterre, du nord du pays de Galles et de la frontière écossaise ont constitué un groupe distinct au sein du parti, baptisé Northern Research Group (NRG), s’inspirant non seulement du nom mais aussi de l’influence significative du European Research Group de Jacob Rees-Mogg – ce groupe d’ultra-Brexiteers qui pousse pour une sortie de l’UE sans accord. Le NRG est coordonné par le député Jake Berry, ancien secrétaire d’État en charge de la Northern Powerhouse, une initiative mise en œuvre dès 2010 pour financer des projets dans le nord et favoriser les investissements publics comme la ligne de chemin de fer précédemment évoquée.

L’apparition du NRG pourrait être le signe d’un nouveau clivage au sein du parti conservateur. Si la plupart de ses membres œuvrent pour accroître les investissements publics dans le nord, ils affichent aussi des positions ultra-conservatrices sur les questions morales et se font les porte-parole, sur les réseaux sociaux, d’un discours ultra-traditionnaliste encore très prégnant au sein du parti mais associé ici à une attitude également beaucoup moins libérale sur le plan économique. Les guerres culturelles (« cuture wars ») pour reprendre l’expression de l’Américain James Davison Hunter, entre modernisateurs et traditionnalistes (que Simon Walters avait appelé les Mods et les Rockers dans son ouvrage Tory Wars) ont toujours existé au sein du parti, mais cette nouvelle coloration territoriale place Boris Johnson face à un défi d’une ampleur inégalée : la gestion du clivage nord-sud face aux effets potentiellement dévastateurs du Brexit et de la crise sanitaire.

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