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Développer la démocratie actionnariale ? (Assemblée des actionnaires de Walmart en 2011). Walmart/Flickr, CC BY

Carlos Ghosn, François Hollande et le « say on pay »

Lors de son passage sur Europe 1, le 17 avril 2016, le Président de la République, François Hollande interrogé sur le cas de la rémunération du PDG de Renault, a déclaré que

si le code Afep-Medef sur les rémunérations des dirigeants d’entreprise n’est pas appliqué, les décisions des assemblées générales d’actionnaires sur ce sujet pourraient être immédiatement exécutoires.

Un jour plus tard, le 18 avril, une dépêche de l’AFP annonçait que les votes des assemblées générales d’actionnaires sur les rémunérations des dirigeants d’entreprises « seront contraignants » selon la commission compétente de l’Assemblée nationale. Et le 19 mai, 40 intellectuels et politiques signaient un appel dans Libération pour que le gouvernement limite la rémunération des patrons à 100 fois le smic. Bref, la machine à légiférer est en marche et elle ne chôme pas.

Décidément, après la longue querelle sur les droits de vote double, la gouvernance de Renault est dans le collimateur du gouvernement. Malgré sa transformation en société anonyme, Renault (l’ancienne régie) reste un point de fixation politique en France et un cas à part.

L’affaire de la rémunération de Carlos Ghosn

Rappel des faits : vendredi 29 avril 2016, lors de l’assemblée générale du groupe Renault, les actionnaires ont rejeté à 54,12 % la proposition de rémunération de 7,2 millions d’euros, dont 1,7 million en cash, du PDG du constructeur automobile français. C’est la première fois que des actionnaires français d’une société du CAC 40 rejettent par un vote la rémunération de leur dirigeant. Pourtant, même si elle paraît élevée, la rémunération demandée par Carlos Ghosn est quasiment inchangée depuis 2014.

Il faut dire cependant que le PDG cumule deux rémunérations : une au titre de Renault (7,2 millions) et une autre au titre de Nissan (environ 8 millions d’euros), soit au total 15 millions d’euros. Cela fait beaucoup pour le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, si on se rappelle que la rémunération des PDG des entreprises du secteur public a été plafonnée à 450 000 euros : un montant qui rend du reste difficile le recrutement de dirigeants de haut niveau sur le marché international.

Par ailleurs, depuis cette mesure l’État s’oppose à toute rémunération globale supérieure dans les entreprises où il est actionnaire minoritaire. Et c’est justement le cas de Renault où l’État est actionnaire à hauteur de 19,74 % ; le deuxième actionnaire du groupe étant Nissan avec 15 % du capital ; les salariés possédant seulement 2,5 %, un chiffre plutôt maigrelet par rapport à l’actionnariat salarié en France, surtout pour une entreprise anciennement nationalisée depuis la 2e guerre mondiale.

À la suite de l’assemblée générale du constructeur automobile, le ministre de l’Économie avait demandé au PDG de Renault « de prendre ses responsabilités sur sa rémunération à compter de cette année ». Il a de plus menacé de légiférer sur ce sujet s’il n’était pas entendu. Naturellement, le Haut comité du gouvernement d’entreprise, constitué en 2013 à la suite d’une révision du code Afep-Medef, s’est saisi de la question… Visiblement l’Assemblée nationale, pour une fois, a été plus rapide.

Le système du say on pay et ses limites

Nombreuses ont été les voix pour s’offusquer de ce niveau de rémunération jugé exorbitant. Pourtant, sans vouloir justifier un tel montant, il convient de remarquer qu’avec 15 millions d’euros, le PDG de l’alliance Renault-Nissan (un chiffre d’affaires de 120 milliards d’euros) fait légèrement moins bien que le patron de Ford qui touche 16,5 millions d’euros (pour un chiffre d’affaires comparable : 128 milliards d’euros). Autre comparaison : la rémunération de la patronne de Yahoo, Marissa Meyer, qui a touché 42 millions de dollars pour un chiffre d’affaires de 4,9 milliards de dollars et des pertes de 4,3 milliards de dollars en 2015 !

Au-delà de la légitimité sociétale de tels niveaux de rémunération – qui bien évidemment interpellent le commun des citoyens et dépassent son entendement – la question que soulève la décision du conseil d’administration de Renault est celle de l’application du say on pay en France, de sa probable évolution, et surtout de ses conséquences en matière de gouvernance des entreprises. C’est bien ce qu’a rappelé le Président de la République en reprenant la menace de son ministre de l’Économie et en invoquant le pouvoir de la loi.

Comme le rappelle fort justement Franck Aggeri dans son article, sur un plan légal, la décision du conseil d’administration de Renault est « parfaitement juste ». Nous dirions plutôt conforme à la loi. En effet,

Le système du say on pay, où les actionnaires votent la rémunération des dirigeants proposé par le CA, est en France consultatif, à la différence du Royaume-Uni ou de la Suisse où il est obligatoire. En dernier ressort, le Conseil d’administration est donc souverain.

L’auteur semble regretter que le droit français ne s’aligne pas sur celui des pays qu’il cite.

Say on pay et actionnaires activistes

Un autre exemple récent de rejet par les actionnaires de la rémunération de leur dirigeant est la société BP. Près de 60 % des actionnaires de la compagnie pétrolière se sont prononcés lors de l’AG du 14 avril 2016 contre la hausse de 20 % de la rémunération du directeur général du groupe qui devait la faire passer de 16,4 à 19,6 millions de dollars.

Il faut dire qu’avec la chute du baril de pétrole, le cours de l’action est tombé de 500 pences à 350 pences et qu’en 2015 BP a connu une perte de 6,5 milliards de dollars. Pas de quoi réjouir les actionnaires et récompenser leur dirigeant par une augmentation de 20 %. Le Royaume-Uni a été l’un des premiers pays à appliquer le say on pay depuis 2003. Suite à la loi Enterprise & Regulatory Reform Bill de 2012, le say on pay est devenu contraignant au Royaume-Uni. Cependant, si la résolution n’est pas adoptée (par exemple une hausse de rémunération) c’est la précédente qui reste en vigueur. Le patron de BP ne verra donc pas sa rémunération baisser. Une bonne chose pour lui.

Aux États-Unis, le say on pay (consultatif) s’est généralisé dans l’ensemble des sociétés cotées grâce à la loi Dodd Franck de 2010. Toutes les études montrent que cette réforme s’est accompagnée d’un accroissement de l’influence des actionnaires activistes et des proxy advisors sur les AG.

Est-ce cela que veut le Président de la République : un renforcement des actionnaires activistes ? Le say on pay est également consultatif en Allemagne depuis 2009 et en Belgique depuis 2012.

Des rémunérations liées – ou non – aux performances

Pour Bebchuck et Fried (2004), de Harvard University, la déconnexion entre la rémunération des dirigeants et leurs performances vient de leur enracinement. Trop proches des dirigeants et pas assez indépendants, les membres du Conseil d’administration ne les sanctionnent pas par une baisse de leurs rémunérations en cas de mauvaise performance et leur révocation est assez rare. L’enracinement des dirigeants et des membres du CA dans les grandes entreprises françaises, via les grands corps, n’est plus à démontrer. Une vaste littérature, notamment sociologique et gestionnaire, existe à ce propos.

Mais quels sont les dirigeants qui font l’objet de votes négatifs de la part des actionnaires ? Selon les rapports d’Institutional Shareholder Services (ISS), et malgré l’introduction du say on pay aux États-Unis, les AG d’actionnaires plébiscitent les propositions de rémunérations des dirigeants et rares sont les cas où elles ne sont pas validées (de l’ordre de 2 à 3 % des cas).

Selon plusieurs études, et comme on peut s’y attendre, le pourcentage de vote contre est fortement corrélé à la mauvaise performance passée de l’entreprise (forte baisse du cours de l’action et rentabilité des capitaux investis insuffisante) d’une part, et au montant de la rémunération et à son augmentation d’autre part. Le cas de BP est illustratif à cet égard. Ce sont les même cas d’entreprises qui font l’objet de proxy fights (batailles de procurations) de la part des actionnaires activistes pour changer le management. En fait, si les actionnaires (privés) sont satisfaits de la gestion de l’entreprise et de ses performances financières, ils ne se montrent pas trop regardants sur la rémunération des dirigeants. Leur éthique se limiterait à l’évolution de la valeur de leur portefeuille.

Les effets attendus du say on pay

Dans ces conditions peut-on attendre du say on pay contraignant, comme le souhaite le Président de la République, une véritable évolution de la gouvernance des entreprises dans le sens d’une meilleure prise en compte des attentes de la société concernant la rémunération des dirigeants, voire d’une gouvernance partenariale ? La réponse n’est pas évidente. Comme le soulignent Belot et Ginglinger (2013) dans leur article publié dans la Revue Française de Gestion à propos de la généralisation du say on pay :

L’observation des pratiques dans les pays qui l’ont mise en œuvre depuis plusieurs années montre qu’il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. De façon générale, on note au mieux une très légère décroissance du rythme d’augmentation des rémunérations.

Mais bonne nouvelle pour les actionnaires, même si toutes les études ne convergent pas, le say on pay aurait un impact positif sur la valeur boursière des entreprises. Ainsi, pour justifier leurs niveaux de rémunération et leurs augmentations, les dirigeants seraient plus enclins à créer de la valeur pour leurs actionnaires. Grâce, ou à cause, de cette « démocratie actionnariale » directe, les dirigeants deviendraient davantage les obligés des actionnaires. Est-ce cela que le Président de la République souhaite en rendant le vote de l’AG contraignant ?

Quel pouvoir pour l’AG des actionnaires ?

La déconnexion voulue entre l’Assemblée générale et le Conseil d’administration est souvent justifiée en France par le fait que le Conseil d’administration doit prendre en compte l’intérêt social de l’entreprise considérée comme une personne morale et pas seulement celui des actionnaires comme pourrait le faire l’AG des actionnaires.

Dans cette vision, qui s’oppose à celle de la théorie de l’agence où l’entreprise est une « fiction légale », et qui fait référence à la gouvernance partenariale, l’intérêt social dépasse les seuls intérêts des actionnaires pour englober les intérêts de tous les stakeholders de l’entreprise (salariés, créanciers, fournisseurs, sous-traitants, clients, voire collectivités locales). Mais une autre vision demeure néanmoins en droit des sociétés, celle qui nous dit au creux de l’oreille que l’intérêt social ne peut jamais être totalement déconnecté de l’intérêt commun des actionnaires.

En voulant donner à l’Assemblée générale des actionnaires un pouvoir contraignant concernant la rémunération des dirigeants – et donc en retirant au Conseil d’administration son pouvoir de décision en la matière – le Président de la République est finalement en train de préparer l’avènement du pouvoir des actionnaires sur la gestion des grandes entreprises cotées. On commence par les rémunérations des dirigeants et on termine sur les projets d’investissement, d’acquisitions et de financement de l’entreprise sur lesquels l’AG serait amenée à se prononcer.

Pourquoi pas aller jusqu’au bout de la démocratie actionnariale ? Ainsi, un président de la République socialiste irait à l’encontre de la vision partenariale de la gouvernance en renforçant le pouvoir des actionnaires ? Est-ce bien cela que lui et son ministre de l’Économie veulent ? Rien n’est moins sûr, mais c’est bien ce qu’il adviendra si par la loi le vote de l’AG des actionnaires devient contraignant. L’arroseur arrosé ? À moins que la future mesure ne serve in fine qu’à faire perdre la face au dirigeant de l’alliance Renault-Nissan ? En Asie, la face (mianzi) est une chose essentielle car c’est une mesure du pouvoir et de l’influence. Cela, Carlos Ghosn le sait.

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