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Ces incohérences RH qui freinent l’identification des « talents »

La notion de « talent » reste trop peu formalisée au sein des entreprises. Photographee.eu/ Shutterstock

Cette contribution est tirée du mémoire de recherche mené par Virginie Le Davay, chargée de formation junior et étudiante en Master 2 management stratégique des ressources humaines à l’Université Paris-Dauphine, sous la direction de Jean‑Yves Ottmann, chercheur en sciences du travail.


Depuis la publication en 1997 de l’étude The War for Talents (« La guerre des talents ») par le cabinet de conseil McKinsey, les directions des ressources humaines ont multiplié les plans de « gestion des talents » (ou talent management). Ces politiques font aujourd’hui l’objet d’un travail de recherche qui s’intéresse plus spécifiquement à huit entreprises du secteur bancaire et du conseil. Ces travaux relèvent que les définitions hétérogènes du talent établies au sein de ces organisations conduisent à des variations et à des incohérences dans les différentes pratiques associées.

Le talent management renvoie à l’idée d’une mise en adéquation entre les compétences humaines dont elle dispose, sa stratégie d’entreprise et ses métiers. L’objectif est de trouver la personne adéquate, qui répondra au mieux aux attentes de l’entreprise, de la placer au bon poste, au moment opportun, tout en l’accompagnant le long de son parcours professionnel. Les politiques RH relatives à ce talent management sont aujourd’hui considérées comme stratégiques dans les entreprises malgré le flou autour de la notion de « talent ». « Il n’y avait pas vraiment de définition propre du talent, il n’y avait pas de règle écrite, mais c’était quelque chose qui était très suivi au niveau de la DRH du groupe », résume ainsi un chargé de mission RH interrogé dans le cadre du mémoire.

Un terme mal défini

L’étude montre que la définition du talent diffère selon qu’on se trouve dans le secteur bancaire et le conseil. Le « talent » dépend donc du contexte. « La posture », « la capacité à fédérer les clients » et « le leadership » sont des éléments constitutifs du talent recherchés dans le conseil ; dans le secteur bancaire, l’entreprise mettra davantage en avant des personnes ayant une expertise technique, une performance financière et opérationnelle.

Les entretiens menés montrent également que la notion de « talent » reste trop peu formalisée au sein même des entreprises. La majorité des personnes interrogées n’ont en effet pas su donner une définition claire de ce qu’est le talent au sein de leur entreprise. En réalité, chacune a sa propre définition du terme et ne connaît pas celle énoncée par leur entreprise : soit parce qu’il n’en existe pas, soit parce qu’elle n’est pas communiquée. C’est là une première limite de ce type de pratique.

Pourtant, des pratiques d’identification des talents en interne existent bien. En conséquence, un grand nombre de personnes interrogées regrettent que l’évaluation et l’identification du « talent » peinent à se faire de manière objective. Il en découle, d’après eux, un manque de cohérence fort dans les pratiques réelles.

Outils « bricolés » et sentiments de frustration

Un des outils largement utilisé par les entreprises pour l’identification des talents est la « Nine Box », créé par McKinsey dans les années 1970. Il s’agit d’une matrice permettant d’évaluer le degré de maturité de « talent » des salariés à travers deux axes majeurs : le potentiel et la performance. Cet outil est critiqué pour ses aspects « sectaires » et discriminants.

Il reste néanmoins fréquemment utilisé, sans doute en raison de sa grande facilité d’utilisation, bien que les entreprises connaissent ses limites.

Dès lors, quelle valeur donner à un vivier identifié par un outil qu’on sait discutable ? Plus largement, les entreprises étudiées ont semblé procéder à l’identification des « talents » avec des outils « bricolés », peu automatisés ou mal partagés en interne.

Les politiques mises en place peuvent enfin créer une segmentation entre les personnes identifiées comme « talents » et les autres. En cela, les pratiques de management des talents peuvent parfois créer des sentiments de frustration compliquées à gérer pour l’entreprise. Dans certains cas, les entreprises interrogées ont expliqué leur souhait de ne pas communiquer aux salariés leur statut de « talent », de peur de créer des situations d’injustice et de jalousie en interne.

Conséquences et enjeux des pratiques de gestion des talents

Pourquoi les entreprises persistent-elles alors, malgré ces effets indésirables, de ces politiques ? Plusieurs éléments de réponses sont apportés dans l’étude. Tout d’abord, la mise en place d’une politique d’identification des talents va permettre à l’entreprise d’avoir une meilleure connaissance de ses points forts, à savoir les collaborateurs qui auront un avenir durable au sein de l’entreprise et qui pourront évoluer rapidement. Ainsi, pour certaines entreprises interrogées, identifier des « talents » leur permet de « préparer la relève de demain » et de positionner leurs collaborateurs désignés « talentueux » sur des postes clés et stratégiques.

Il y a donc un paradoxe fort entre le discours autour de l’importance des talents et la réalité de leur gestion (dans le cas étudié, de leur identification). Un enjeu soi-disant vital semble géré de manière variable, parfois incohérente, souvent « bricolée ». Clarifier la définition du talent, les enjeux stratégiques associés et œuvrer à la pertinence des politiques et outils associés, semble donc devenir une priorité pour les DRH.

Sauf, bien entendu, si la gestion des talents n’était qu’un nouveau nom donné à des pratiques RH classiques. Ce ne serait alors pas une innovation, mais simplement une légitimation de la mission finalement traditionnelle des RH : identifier, recruter, former, faire évoluer, fidéliser les femmes et les hommes qui apportent le plus possible à l’entreprise.

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