Attention, les descriptions de faits violents rapportés dans cet article peuvent heurter un public sensible.
Visuellement, Shani Louk est apparue aux yeux de tous le 7 octobre dernier. Cette jeune Israélo-Allemande, tatoueuse de profession, a été kidnappée alors qu’elle participait au festival Tribe of Nova. On l’a vue dénudée et sur le ventre, à l’arrière d’un pickup, dans une courte vidéo de propagande prise par le Hamas.
Sur cette vidéo, sa tête est ensanglantée et elle apparaît inconsciente. Plusieurs miliciens du Hamas la présentent en trophée, tandis qu’un autre, placé à côté du véhicule, lui crache dessus. Le film montre ensuite le véhicule démarrer et disparaître au loin. Shani Louk a été rapidement identifiée par sa mère grâce à ses tatouages et à ses dreadlocks. Trois semaines après son enlèvement, elle a été déclarée morte.
Le destin tragique et révoltant de Shani Louk doit nous inciter à réfléchir à la visibilité de la violence terroriste, à l’usage qui en est fait et à l’impact que ces images ont sur nous. En prenant évidemment toutes les précautions possibles.
Le raid meurtrier du Hamas sur Israël le 7 octobre 2023 a apporté son lot d’images atroces, même si, apparemment, les plus insoutenables n’ont pas toujours été diffusées, et qu’Israël dispose d’un montage vidéo de 43 minutes d’images très difficiles à regarder, qui ont été montrées à des chercheurs, des journalistes et des parlementaires.
L’embarras des médias et leur autocensure sont importants dès qu’il s’agit de montrer la violence, dès que la dignité des victimes est en jeu, dès que les images relèvent de la propagande, dès qu’elles sont trop perturbantes, mais aussi dès qu’elles provoqueraient des émotions trop fortes.
La déontologie journalistique (voir par exemple la page 19 de cette charte de l’AFP) comme les spécialistes des images fixent des règles à ce sujet, partant du postulat que la violence peut être l’ennemie de l’information, et qu’on comprend mieux un phénomène lorsque sa représentation est « apaisée ».
Le philosophe Yves Michaud pense ainsi que les images des blessés de l’attentat du RER Saint-Michel en 1995 ne dénoncent ni la violence ni le terrorisme, mais on pourrait poser tout au contraire que, le temps passant, elles acquièrent désormais une valeur d’archives historiques, annonçant l’ère du terrorisme djihadiste en France.
Nombre d’images tombent dans l’oubli et demeurent invisibles. Mais la visibilité de la violence est une question qui ne fait que se répéter et s’amplifier à l’ère de la profusion d’images et de leurs canaux de diffusion.
On peut dès lors s’interroger, comme le suggérait l’essayiste, romancière et militante américaine Susan Sontag dans son essai « Devant la douleur des autres », sur le fait d’accepter de se laisser hanter par les images de violence et d’apprendre à les regarder.
Nudité et violence
L’effroi provoqué par les images de la capture de Shani Louk tient notamment à la vulnérabilité de la jeune fille exposée. Elle se retrouve au milieu des visages ivres de haine des membres du Hamas qui inspirent la terreur et occupent tout l’espace d’une image qui proclame leur gloire.
L’empathie qu’une image peut provoquer peut ainsi passer par la présence dérangeante de la nudité comme préalable récurrent à la violence ou à la mort.
On pense aux femmes dénudées lors des pogroms de Lviv en Ukraine en 1941, où furent tués des milliers de Juifs. On dispose de plusieurs photos de ces femmes, qui ne sont bizarrement pas devenues iconiques, peut-être parce que, comme le note l’historienne anglaise Griselda Pollock à propos des massacres de Juifs dans les pays baltes à la même époque, pour un regard masculin, la nudité détourne de la perspective de la mort.
Pour autant, comme l’a montré Georges Didi-Huberman, ce sont bien trois photos de corps nus, vivants puis morts, de femmes déshabillées avant l’entrée dans les chambres à gaz d’Auschwitz, prises par les membres d’un Sonderkommando – des unités de travail dans les centres d’extermination nazis, composées de prisonniers, juifs dans leur très grande majorité, forcés à participer au processus de la « solution finale » – qui donne un « imaginable » à la pensée du « dehors » et à ce dont personne n’entrevoyait la possibilité.
Plus près de nous, en 1972, la « napalm girl » de Nick Ut, petite fille au dos brûlé et hurlant de douleur, fuyant son village bombardé, a failli ne jamais paraître dans les journaux du monde entier, parce qu’Associated Press était gêné par sa nudité. Encore aujourd’hui, les algorithmes des réseaux sociaux traquent et éliminent cette image, alors même qu’elle est célèbre et que sa puissance iconographique provient du contraste entre la fragilité de Kim Phuc – c’est son nom – et le champ de bataille où elle est piégée, son statut d’enfant innocent et la violence des adultes dont elle est victime.
Le destin visuel de Shani Louk fait immanquablement penser à l’image méconnue mais saisissante de la jeune patriote russe Zoïa Kosmodemianskaïa, tuée par les nazis en 1941 dans le village de Petrishchevo, pendue puis dépoitraillée, le sein coupé, mais le visage intact. Analysant la photographie de son corps, Frédéric Astruc montre qu’elle est un point d’équilibre improbable entre beauté et horreur, et qu’elle redonne toute son humanité à Zoïa face à ses meurtriers barbares.
Faire disparaître le corps de Shani Louk, dont le visage est d’ailleurs dérobé, c’est aussi prendre le risque d’interdire toute identification et reconduire l’effacement de sa présence au monde voulu par ses bourreaux.
Une image saturée d’oppositions
La mise en scène par le Hamas de cet enlèvement est un précipité de ce qui caractérise le terrorisme contemporain. En effet, les actions terroristes sont marquées par une déconnexion entre les victimes réellement touchées et les cibles politiques ultimement visées.
Dans la « logique » de cette violence aveugle, tuer des gens au Bataclan ferait avancer la cause de l’établissement d’un califat dans la zone syro-irakienne, et mitrailler des danseurs dans le désert permettrait de lutter contre Israël.
Mais la réception de ces actions par les populations relève de la pure terreur, sans idée qu’une transaction politique entre les terroristes et l’État soit possible, car l’atteinte à des civils qui ne sont pas directement concernés est insupportable. Pour le Hamas, Shani Louk est une prise de guerre, mais son dénuement dit justement le contraire : elle est dès l’origine étrangère au conflit, ni son métier ni l’activité festive qu’elle menait avant d’être prise en otage ne l’en rapproche, et sa capture n’est pas un objectif militaire.
Comme souvent, les images de propagande sont réversibles : là où le Hamas entend mettre en scène un coup de force, les publics occidentaux voient une action armée qui vise essentiellement des civils désarmés, et rappelle plutôt la brutalité des gangs et des cartels mexicains. Voire une activité criminelle dépolitisée, où les assassinats de bébés et d’enfants, les viols de femmes, les kidnappings de vieilles dames, les tirs systématiques sur toute personne rencontrée, jusque dans l’espace domestique, ne peuvent être rapportés à une quelconque logique militaire.
C’est au contraire la dissymétrie entre tueurs et victimes que dévoile la vidéo de Shani Louk, dans des couples d’oppositions difficiles à appréhender émotionnellement.
Comme au Bataclan encore, opposition entre une rave party insouciante et l’irruption d’une violence qui l’achève dans le sang. Opposition entre l’espace de la fête et celui de la guerre, symbolisé ici par les mitraillettes et les jeeps. Opposition entre les photographies de Shani Louk avant son enlèvement, qui ont circulé sur Internet, la montrant en tenue bohème, clubbeuse, jeune fille « de son époque » posant sur Instagram pour ses 13 000 followers, et ses derniers instants insupportables.
Opposition de posture et de sons entre des miliciens gesticulant et hurlant, levant leurs armes, et une jeune femme inconsciente. Opposition des religions entre combattants fanatisés et victimes, le Hamas traquant des « Juifs », avant de traquer des « Israéliens », ce qui a conduit à l’utilisation du mot « pogrom » pour qualifier l’attaque du 7 octobre. Toutes ces oppositions reconduisent en fait le découplage initial entre des univers qui « n’auraient pas dû » se rencontrer et que le terrorisme fait se rencontrer, celui de la violence et celui des civils.
Accepter d’être hanté par les images de souffrance et de violence, c’est se laisser envahir par des émotions dites négatives, par la sidération et le choc, alors même que les journalistes hésitent à les montrer, que la loi française interdit pénalement de publier des images portant atteinte à la dignité des victimes, et que les psychologues déconseillent de les regarder au risque sinon de la sidération permanente, de l’anxiété, du dégoût, voire de l’insensibilisation.
On sait que les images de propagande, d’exécutions (par Daech, par exemple), ici d’enlèvements, sont utilisées à des fins d’enrôlement de nouvelles recrues, de galvanisation, de construction de toute une imagerie de la violence et du martyre, afin de renforcer la radicalisation des terroristes.
Mais a contrario, les images choquantes peuvent aussi jouer un rôle de dénonciation et fédérer celles et ceux qui combattent ces violences. Pour ne citer qu’un exemple, les photos nazies ont été utilisées par la résistance polonaise, par les Soviétiques, par les journaux alliés, pour dénoncer le nazisme.
Cet iconoclasme contemporain tient à la confusion que pointait déjà Jacques Rancière entre « l’intolérable dans l’image », celui de la réalité, et « l’intolérable de l’image ». Se confronter aux images c’est aussi accéder à d’autres émotions, la compassion notamment, provoquer des comportements, une révolte voire un engagement, face à la violence contre les civils, accéder à des informations, déconstruire une propagande, documenter une situation, ou encore identifier des assassins pour une éventuelle action en justice.