Menu Close
Oeuvre de Damien Hirst
Une employée de la maison de vente aux enchères Sotheby’s regarde un tableau de Damien Hirst faisant partie de l'exposition «The Four Seasons » à Londres, le 16 octobre 2020. L'œuvre d'art est évaluée à quelque 1,5 million de dollars US. (AP Photo/Alastair Grant)

Comment évaluer une œuvre d’art ? L’apport culturel de l’artiste est la clé

Combien vaut une parcelle de la forêt d’Amazonie ? Quel prix êtes-vous prêt à payer pour une part de l’équipe des Nordiques ? Et comment détermine-t-on la valeur monétaire d’une œuvre d’art ?

Il va de soi, l’évaluation de certains biens peut comporter son lot de difficultés. Or, lorsqu’on parle d’évaluation, il est souvent question davantage de défis que de limites techniques. Il est désormais dans l’ordre du possible d’attribuer une valeur monétaire à presque tout.

Étudier l’évaluation de l’art

Évaluer n’est pas sans implications. Les évaluations influencent la perception et le traitement des biens. L’évaluation permet non seulement l’échange d’un type de bien, mais aussi sa financiarisation. On peut ainsi utiliser ces biens comme véhicule d’investissement ou encore comme collatéral afin d’obtenir des liquidités.

L’acte d’évaluer certains types de bien — comme l’art — et la valeur leur étant attribuée peuvent être source de polémique. La valeur (parfois même l’existence) de certaines œuvres d’art a récemment fait controverse. Par exemple, l’œuvre de Bansky, « Girl With Balloon », vendue 1,04 million de livres en 2018, a été déchiquetée (probablement intentionnellement) immédiatement après sa vente aux enchères. Ou la sculpture de requin de Damien Hirst, qui, selon la rumeur, s’est vendue 12 millions de dollars. À la suite d’un impair avec une méthode d’embaumement dans le formol, elle s’est mise à se décomposer (non intentionnellement).

Une œuvre d’art de l’artiste britannique Damien Hirst intitulée « La vérité incomplète », exposée lors d’une avant-première à la maison de vente aux enchères Christie’s à Londres, le 8 mars 2019. L’œuvre a été mise en vente entre 1,3 et 2 millions de dollars américains. AP Photo/Alastair Grant

L’industrie mondiale de l’art et des objets de collections, loin d’être futile, représente près de 2 billions de dollars (soit 2 000 milliards) selon un rapport de la firme Deloitte en 2019. Afin de mieux comprendre comment on attribue une valeur financière aux œuvres d’art, j’ai mené une collecte et une analyse de données composées d’entrevues avec des experts en évaluation d’art et des intermédiaires de marché, ainsi qu’une observation participante de type ethnographique pendant un an et demi dans le milieu de l’art contemporain à Sydney, en Australie. L’étude découlant de cette analyse a été menée avec deux collègues australiens, Clinton Free et Paul Andon.

Évaluer sur la base des attributs et des comparables

Il existe un certain nombre de méthodes d’évaluation. Une méthode assez typique pour évaluer des biens — et qui prédomine pour les œuvres d’art — est de faire l’inventaire de ses caractéristiques et par la suite, de contraster le bien évalué avec d’autres biens considérés comparables afin d’en déduire une valeur.

Par exemple, si on tente de déterminer la valeur d’une propriété unifamiliale, l’approche typique sera de faire l’inventaire du nombre de chambres et de pieds carrés du terrain, de son emplacement et de comparer la propriété avec d’autres, jugées semblables, afin d’en déduire une valeur. Typiquement, les évaluations considèrent aussi toutes autres données pertinentes, telles que les évaluations passées (réalisées par la ville, par un expert, etc.) et la condition du bien.

La valeur de l’apport culturel d’un artiste

L’évaluation dans le domaine de l’art comporte néanmoins quelques défis supplémentaires. Bien que les caractéristiques physiques (comme la taille ou les matières composant une œuvre) influencent les évaluations, la valeur d’une œuvre d’art est fortement dictée par l’apport culturel collectivement attribué à un artiste.

Il ressort de notre étude que l’évaluation de l’art demande dans un premier temps d’interpréter l’apport culturel d’un artiste selon quatre catégories : art décoratif, art émergent, art tendance ou art de premier ordre (communément appelé « blue chip »), le plus valorisé. Cette catégorisation qui a émergé de notre analyse hiérarchise et structure l’évaluation de l’art. Ainsi, plus un artiste obtient une grande reconnaissance des individus actifs dans le milieu de l’art, plus la valeur de ses œuvres sera élevée.

Étant donné l’horizon de temps typique à l’obtention d’un apport culturel du calibre de « blue chip », il est assez commun qu’un artiste soit décédé lorsque celui-ci est consacré par son milieu. Toutefois, au niveau de l’évaluation ce qui fait une différence n’est pas tant si l’artiste est vivant ou décédé, mais les transactions passées. Le travail d’évaluation est facilité lorsqu’elles sont nombreuses, récentes et comparables.

Il demeure toutefois que les œuvres de Picasso n’ont pas toutes la même valeur. Au-delà de la taille et de la condition de l’œuvre, certains de ses tableaux sont considérés comme ayant un plus grand apport culturel. Un évaluateur doit donc non seulement être en mesure de déterminer comment un artiste se démarque par rapport à d’autres artistes jugés comparables, mais il doit aussi déterminer comment une œuvre précise — celle étant sujette à l’évaluation — se positionne dans le reste du porte-folio de l’artiste.

Un employé de Sotheby’s regarde un tableau de Pablo Picasso intitulé « Femme endormie » dans les salles de vente de Sotheby’s à Londres, le 23 juillet 2020. Le tableau, estimé entre 7,65 et 12 millions de dollars US, a été mis en vente lors de la soirée de vente Rembrandt to Richter le 28 juillet. AP Photo/Kirsty Wigglesworth

Il est également pertinent de souligner que tous ne feront pas la même lecture de la reconnaissance collective ayant été attribuée à un artiste. Les interprétations des experts comporteront certaines variations et nuances et ne sont généralement pas unanimes. L’ambiguïté face à l’apport culturel collectivement accordé à un artiste, et l’incertitude relative à la reconnaissance future de cet apport complexifient donc l’évaluation des œuvres d’art.

L’évaluation et la valorisation

Outre la question de l’interprétation de l’apport culturel, une autre source de défis mise en lumière par notre étude est que la frontière entre les efforts d’évaluation et ceux de valorisation — visant la création de valeur — est souvent mince. Les évaluateurs devront porter un regard critique sur l’information supportant leur évaluation, car l’information pourrait être teintée par l’intérêt d’un tiers — ou même par leur propre intérêt — à faire augmenter la valeur d’une œuvre.

La grande majorité des individus évoluant dans le milieu ont une collection personnelle d’œuvres d’art. Typiquement, acheter une œuvre implique qu’on apprécie celle-ci et, bien que ce ne soit pas la norme de collectionner dans l’espoir de s’enrichir, les données ethnographiques suggèrent que peu d’amateurs sont contre l’idée de faire fortune. Qui serait rebuté à la perspective d’acheter une œuvre à 20 000 dollars et de pouvoir revendre celle-ci quelques années plus tard pour quelques centaines de milliers de dollars ?

Des employés de Sotheby’s déplacent le tableau « Femme au Chien » de Pablo Picasso, dont la valeur est estimée entre 12 et 18 millions de dollars US, à Londres, le 9 avril 2018, alors qu’étaient dévoilés les chefs-d’œuvre de la maison de ventes aux enchères. AP Photo/Frank Augstein

Le potentiel de création de valeur est élevé, mais plus qu’incertain. Selon certains de nos participants, le niveau d’incertitude caractérisant le domaine de l’art est tel que cela incite à la spéculation et revient à gagner à la loterie ou à regarder dans une boule de cristal. Ceux ayant un parti pris pour un artiste seront généralement prêts à beaucoup pour que la reconnaissance collective de ce dernier soit accrue.

Comme souligné par notre analyse, la valorisation est critique dans la mesure où la valeur de l’art entretient un aspect performatif. Effectivement, nous avons constaté que plus l’art s’apprécie, plus il s’appréciera. Les enjeux relatifs à l’évaluation de l’art sont élevés. Cela a entrainé certains à menacer de mort des évaluateurs à la suite d’opinions défavorables prononcées à l’endroit de la valeur d’une œuvre. Le chercheur français Marc Restellini a ainsi reçu des menaces de mort tandis qu’il menait son projet d’authentification des œuvres de l’artiste italien Amedeo Modigliani. Ceux qui sont à l’origine des menaces remettaient en question les conclusions de Restellini quant à l’apport culturel, à la condition ou à l’authenticité des œuvres.

En somme, bien que les œuvres d’art soient un type de bien ayant une existence physique, on leur confère une valeur monétaire sur la base d’une caractéristique intangible : l’apport culturel. L’évaluation de ce type de bien demande des connaissances nichées et reposera sur une lecture de la reconnaissance accordée collectivement dans le milieu vis-à-vis l’apport culturel d’un artiste.

En soi, l’évaluation peut être un art.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now