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Les commentaires du Président de la République sur ‘C à vous’ le 20 décembre, au lendemain de l'adoption controversée de la loi immigration, ont questionné la façon dont les institutions démocratiques fonctionnent sous son mandat. Ludovic Marin/AFP

Comment la loi immigration souligne de graves dysfonctionnements démocratiques

Le 19 décembre, la majorité s’est déchirée lors du vote du projet de loi immigration. Le texte, est désormais examiné par le Conseil Constitutionnel. Rappelons les votes : sur les 170 députés du groupe Renaissance 131 ont voté pour, 17 se sont abstenus, 20 ont voté contre et deux n’ont pas participé au vote.

Cette posture est celle des Présidents des Assemblées qui par tradition, ne déposent ni proposition de loi ni amendement et ne participent ni aux débats ni aux votes. C’est la traduction de l’impartialité du Président de l’Assemblée qui « n’a pas de parti quand il préside ».

Cela signifie que la couleur politique des élus n’est pas prise en compte dans les solutions apportées par la Présidence de l’Assemblée. Il en va de la légitimité de ses décisions qui sont réputées n’être adoptées que dans l’intérêt de l’Assemblée et non dans l’intérêt de la majorité à laquelle le Président appartient.

Or le 19 décembre 2023 la Présidente de l’Assemblée Yaël Braun-Pivet n’a pas respecté cette neutralité et a tenu à soutenir le projet de loi. Certes, d’autres avant elle ont opéré une « descente de fauteuil ». Proposant des textes législatifs, mais il s’agissait de s’appuyer sur le statut présidentiel pour formuler un texte apartisan, ou participant aux votes en cas de majorité serrée, pour éviter l’échec du Gouvernement. Ainsi, le 11 décembre 2023, la Présidente de l’Assemblée a participé au scrutin relatif à la motion de rejet préalable afin de soutenir le texte gouvernemental. Soutien insuffisant, la motion ayant été adoptée par 270 voix contre 265… l’absence de 9 députés de la majorité ayant conduit au rejet du texte immigration.

Le 19 décembre, aucune des conditions qui ont jusqu’alors excusé la mise entre parenthèses de l’impartialité n’est présente. D’une part, le texte n’est pas consensuel. D’autre part, les calculs gouvernementaux ne pouvaient croire que le vote serait serré, les 88 députés RN ayant annoncé leur volonté de voter le texte.

Quel débat parlementaire ?

La voix de la présidente n’était donc pas nécessaire et sa descente de fauteuil amènera à contester l’impartialité des décisions à venir. Mais ce manquement au fonctionnement démocratique de nos institutions n’est pas le plus important.

Contrairement à ce qu’ont affirmé les oppositions, ces irrégularités ne résident ni dans le maintien du ministre de l’Intérieur, ni dans celui du texte malgré l’adoption d’une motion de rejet préalable. Celle-ci vise en effet à faire reconnaître que le texte n’est pas conforme aux attentes de l’Assemblée ou à la Constitution, mais rien n’interdit au Gouvernement de poursuivre la navette au besoin en répondant aux doutes de l’Assemblée.

De ces points de vue, pas d’atteinte au droit. En revanche il est possible de constater que l’adoption de la loi immigration contrevient au principe de sincérité du débat parlementaire.

Ce principe, de rang constitutionnel, postule que les règles entourant la tenue du débat doivent être respectées. Même si le Conseil constitutionnel a pris soin de ne jamais le définir, on peut déduire de sa formulation qu’il impose également que les arguments avancés par le Gouvernement afin d’obtenir le soutien d’une majorité ne soient ni faux, ni fallacieux, ni trompeurs. L’adoption de la loi immigration a conduit à la violation des deux dimensions de ce principe.

Ce qui s’est passé

S’agissant de la procédure encadrant le débat, il convient de rappeler que la Commission mixte paritaire (CMP) est réunie par le Gouvernement – ou par la conférence des présidents des deux assemblées s’agissant d’une proposition de loi – afin de formuler un compromis acceptable par l’Assemblée et le Sénat.

Puis le gouvernement sort de l’équation, les parlementaires investis dans l’examen du texte ****, dont le rapporteur et les présidents des commissions se retrouvent seuls. Le secret qui encadre les négociations, y compris pour les autres élus, conduit à qualifier la CMP de boîte noire… dont le Gouvernement est lui-même tenu à l’écart, même s’il peut utiliser les parlementaires de sa majorité pour relayer ses volontés.

Il ne retrouve un pouvoir qu’une fois le travail de la CMP terminé, soit pour soumettre le texte issu de la négociation aux assemblées, soit pour refuser ce compromis s’il lui semble trop éloigné de sa volonté, soit enfin pour proposer des amendements au texte qu’il soumettra aux assemblées.

Le 18 décembre, certes, le gouvernement n’était pas physiquement présent lors des réunions de la CMP. Cependant, les négociations ont été menées depuis Matignon, la Première ministre recevant les leaders LR pour s’entendre avec eux sur les termes d’un accord.

Ce procédé est bien loin du conclave à 14 permettant à chacun de mesurer ses prétentions et d’accepter des compromis. Les élus de la CMP ont été marginalisés des négociations au profit des seuls parlementaires LR, dont les voix étaient nécessaires au Sénat dominé par le groupe conservateur et à l’Assemblée, le gouvernement tablant sur l’hostilité des 88 députés RN.

Les armes constitutionnelles offraient pourtant au Gouvernement le moyen de retravailler le compromis trouvé sans lui par les élus, mais cela aurait réclamé du temps et il semble que cette donnée ait soudain manqué. La précipitation de l’exécutif a conduit à l’adoption d’un texte dont il n’est pas douteux qu’il comporte des dispositions inconstitutionnelles.

Une atteinte cruciale à notre démocratie parlementaire

Il s’agit là de l’atteinte la plus importante à notre démocratie parlementaire. Qu’un ministre de l’Intérieur défende un texte à la tribune d’une des assemblées en reconnaissant sa probable inconstitutionnalité est une innovation. Qu’un Président affirme lors d’une émission télévisée que certaines dispositions seront contournées l’est tout autant.

Gérald Darmanin défend à la tribune parlementaire le projet de loi immigration le 19 décembre 2023. Le ministre de l’Intérieur a aussi reconnu la probable inconstitutionnalité du texte. Ludovic Marin/AFP

Ces prises de parole questionnent la sincérité de la négociation, le Gouvernement consentant des concessions à LR tout en sachant que les décrets d’application permettront de les laisser lettre morte ou que le Conseil constitutionnel ne permettra pas leur intégration au texte final.

Une relativisation de la Constitution

Un tel constat avait déjà été formulé lors des débats sur le projet de loi de réforme des retraites, le Gouvernement essayant de se concilier les votes LR en acceptant des cavaliers sociaux dont il savait que le Conseil constitutionnel les censurerait. On se souvient ainsi que le Conseil avait refusé l’index senior, visant à favoriser l’emploi des salariés les plus âgés, au motif que cette disposition n’avait pas de lien avec l’objet principal de la loi de financement de la sécurité sociale rectificative.

Ici l’inconstitutionnalité qui a permis le vote de la loi porte sur le fond, son contenu, et non sur la forme, sa procédure. Juridiquement, la Constitution est la norme fondamentale qui protège nos droits et libertés contre le pouvoir enclin à augmenter son emprise sur nos quotidiens.

En conduisant le Parlement à adopter une loi contraire à la Constitution, le Gouvernement la relativise. Elle devient une norme à laquelle on peut porter atteinte pour satisfaire des intérêts politiques et l’instrumentalisation se répétant au gré des besoins, l’atteinte devient habituelle et substantielle.

Un renforcement de la défiance citoyenne

Laisser nos représentants adopter des textes qui sont manifestement contraires à la Constitution est inquiétant. Rien en effet ne garantit que le Président ne promulguera pas immédiatement la loi, rendant impossible toute saisine du Conseil constitutionnel, sauf à provoquer par la suite une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cette dernière permet, à l’occasion d’un litige, de contester la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution d’une loi déjà promulguée, mais combien d’atteintes au droit auront alors déjà été commises ?

La situation est à ce point paradoxale que c’est le Président qui va saisir le Conseil constitutionnel, certes rien d’inconstitutionnel ou d’inédit, le Président utilisant cette prérogative de l’article 61 depuis François Hollande.

Mais il s’agissait alors d’offrir un visa de constitutionnalité à un texte contesté, non de l’expurger de ses dispositions manifestement inconstitutionnelles. En choisissant cette voie, le Président de la République redirige vers le Conseil constitutionnel le mécontentement populaire, alimentant la défiance envers la justice.

Demain, cette défiance portera sur la Constitution elle-même, les oppositions n’hésitant pas à s’appuyer sur la « volonté populaire », qui a aujourd’hui justifié l’adoption d’un texte inconstitutionnel, afin d’appeler à la révision d’une norme fondamentale trop protectrice « des méchants ».

Sans doute le Conseil constitutionnel censurera-t-il les dispositions violant les droits et libertés que la Constitution protège. On osera formuler un autre vœu, qu’il en censure la totalité pour manquement au principe de sincérité du débat parlementaire et impose en cela à l’exécutif une éthique de la négociation, afin d’affirmer que la recherche du compromis ne doit jamais se faire aux dépens de la Constitution.

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