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Elisabeth Borne et Emmanuel Macron pendant une cellule de crise interministérielle.
Elisabeth Borne et Emmanuel Macron pendant une cellule de crise interministérielle. Yves Herman/AFP

Comment la mort de Nahel M. enflamme une République déjà sur des braises

Les événements qui agitent la France depuis mardi, suite à la mort du jeune Nahel M. abattu par un tir policier, interviennent dans les « cent jours » d’apaisement annoncés par le président de la République.

Au vu de la période, l’apaisement prononcé ne semble être ici qu’un mot, une incantation. Tant que cet « apaisement » ne s’incarne pas concrètement, la parole politique demeure déceptive et alimente la défiance à l’égard des responsables politiques. Ainsi, le mot de François Hollande sur « mon ennemi est la finance » est resté dans l’électorat de gauche comme une déclamation marquante de son… échec.

Ces mots sont supposés être illocutoires – « quand dire c’est faire ». Or, la parole n’est pas toujours suivie de faits, et comme le montre le dernier baromètre du Cevipof, la méfiance grandit envers les politiques.

Il est en outre délicat d’être dans une injonction autour de « l’apaisement » et de mener, en même temps, et depuis des mois, une politique considérée par un certain nombre de Français comme plutôt conflictuelle, comme l’a montré la séquence des retraites qui a laissé une impression de brutalité.

Alors même que les manifestations de mai n’avaient pas encore eu lieu, fin avril, 65 % des Français considéraient Emmanuel Macron comme « brutal ».

Ce contexte a été par ailleurs entaché d’un autre événement : l’affaire du fonds Marianne. Cette dernière, du nom d’une association destinée à honorer la mémoire de Samuel Paty (enseignant assassiné le 16 octobre 2020) contient à elle seule plusieurs éléments explosifs nourrissant le discrédit envers le gouvernement Macron et pour cause. Le détournement du fonds Marianne mêle laïcité, subventions publiques détournées et le nom d’une ministre, Marlène Schiappa, toujours en poste malgré le scandale.

Ces enchaînements difficiles pour l’exécutif conduisent même à des chiffres inédits dans les sondages où le président, pourtant perçu par certains comme un technocrate habile, perd désormais des points sur la question de sa compétence. Selon le sondage Odoxa cité précédemment, seuls 36 % des Français le trouvent compétent – moins 13 % par rapport à mai 2022.

Les « petites phrases » qui mettent le feu aux poudres

Tandis qu’une partie de la France s’embrase, la présidence Macron semble poursuivre sur une ligne relativement indifférente face aux perceptions, aux émotions de l’opinion. Ainsi, malgré quelques excuses entre ses deux mandats, le président continue d’émailler sa parole présidentielle de nombreuses « petites phrases ».

Ces dernières désignent un ensemble hétérogène de phénomènes concourant à aviver le désarroi ou la défiance parmi ses électeurs. Entre « les gens qui ne sont rien » « un pognon de dingue » ; « traverser la rue » ; « les factieux » ; « la foule » ; « les Gaulois réfractaires » ; « décivilisation » et « trouver dix jobs sur le Vieux-Port » au printemps 2023.

Ces petites phrases contribuent à nourrir son personnage, marquent les esprits, et surtout portent en elles une tension, voire une mise en dramatisation du politique. Elles deviennent alors des marqueurs et déclencheurs et abîment la question du « vivre ensemble », du « commun » du « faire société » puisqu’il est reproché dès lors au président de la République de faire preuve de mépris de classe.

Partant, au-delà de la politique menée, ces phrases-marqueurs collent à son image  et participent d’une façon de faire tout en paradoxe entre émotion ressentie et volonté régulière d’apaisement. Lors de son déplacement à Marseille, à la mort de Nahel, le président déclare :

« Je veux dire l’émotion de la nation tout entière et dire à sa famille toute l’affection de la nation […] nous avons un adolescent qui a été tué, c’est inexplicable, inexcusable. »

Un jour après des émeutes éclatent, et Emmanuel Macron adopte immédiatement un discours mettant en cause les jeux vidéos, les réseaux sociaux et les parents ; il se place directement derrière les forces de l’ordre, donne sa confiance à Gérald Darmanin et n’aura plus un mot pour les quartiers populaires – notamment ceux qui souffrent des émeutes.

La réaction d’Emmanuel Macron à la mort de Nahel.

C’est dans ce contexte déjà chargé que le décès de Nahel M. s’inscrit comme dernier marqueur décisif d’une politique générale déjà très décriée, et encore plus dans le cadre de la politique de la ville.

La politique de la ville

Dès 2017, Emmanuel Macron promettait la fin d’assignation à résidence » pour les quartiers difficiles.

Pourtant, dès 2018, il torpille lui-même le plan Borloo. Dans ce plan, l’ancien ministre de la ville présente au président Macron des mesures comme le lancement des cités éducatives, la reconquête républicaine, la réactivation de l’Agence nationale pour le rénovation urbaine(ANRU), l’accompagnement vers l’emploi des jeunes habitants dans les quartiers relevant de la Politique de la ville (QPV)…

Magasins saccagés à Strasbourg. Patrick Hertzog/AFP

Ce rapport ambitieux de 5 milliards d’euros a pourtant été rapidement enterré par l’exécutif durant son premier mandat. Mais, ce qui a peut être le plus choqué c’est l’attitude d’Emmanuel Macron lors de la présentation du plan. Il tiendra face aux porteurs du projet des propos sans appel.

« Que deux mâles blancs [Julien Denormandie, ministre de la ville, et de Jean-Louis Borloo] ne vivant pas dans ces quartiers s’échangent l’un un rapport, l’autre disant “on m’a remis un plan”, je l’ai découvert… Ce n’est pas vrai. Cela ne marche plus comme ça. »

« Les gens qui vivent dans ces quartiers, ce sont des acteurs de ces sujets. Ils ont envie de faire, ils ont une bonne partie des solutions […] Ces personnes ont besoin qu’on leur donne un statut […] qu’on les aide à réussir. »

La dureté des propos envers Jean-Louis Borloo notamment est manifeste, et la président tente bien maladroitement de dire – peut-être – que c’est aux concernés de prendre leur avenir en main, de dire leurs besoins…

Depuis, s’il est vrai qu’une large partie du programme de Borloo a été mise en place, le lien entre quartiers et exécutif ne semble pas avoir été construit pour autant et la banlieue-start-up n’est pas. Et déjà, en novembre 2020, dans un contexte délicat de confinement, 110 maires interpellent le président sur la situation très difficile des quartiers populaires.

Le plan de 2022 nommé « Quartiers 2030 » donne des signes d’une volonté de (re) prendre en considération ces zones et leurs habitants. La campagne présidentielle n’ayant pas vraiment eu lieu, ces questions n’ont pas été abordées. Emmanuel Macron tente alors de rattraper cette lacune et affirme, lors de cette séquence, « que les quartiers populaires sont une chance pour notre république ».

Le 24 mai 2023, il est pourtant – de nouveau – vivement alerté par une trentaine d’élus qui veulent un plan d’urgence pour les banlieues.

Son voyage à Marseille dans des cités difficiles n’aura rien changé ni rien apaisé durablement. Il disait pourtant vouloir « transformer la colère en projet » mais les mots sont tombés un peu à plat face à l’étendue des trafics de drogue, face à une maman pleurant son fils et face au déclin des services publics sur le terrain.

La mort de Nahel aura transformé la colère en émeutes.

Le clivage gauche droite

Autre facteur de l’embrasement ou de la radicalisation : le clivage gauche droite. En voulant enjamber ce gauche droite et trianguler en prenant les idées du camp adversaire tout en minimisant la dimension idéologique, Emmanuel Macron a introduit une confusion dans les politiques et objectifs à atteindre.

Quelle fut la ligne de l’exécutif sur les quartiers populaires en réalité ? Une ligne plutôt service public dans la tradition française d’un état-providence ? une ligne plutôt start-up-uber qui semblerait être celle de E. Macron vue dans son ouvrage Revolution ou une ligne plutôt autoritaire incarnée par son Ministre de l’intérieur ?

Souvenons nous en effet de Gerald Darmanin considérant que Marine Le Pen est trop molle sur les questions d’immigration. Souvenons-nous aussi – sur les question sociétales – Jean Michel Blanquer, alors ministre de l’éducation nationale, tenant un colloque à la Sorbonne contre le « wokisme » ? Est-ce que ces coups de menton, ces symboles politiques ne créent pas trop de confusion ?

Ce « en même temps » brouille les cartes. Un brouillage qui a participé de la fragilisation du clivage, fragilisation qui asphyxie la démocratie et radicalise mécaniquement les oppositions. Car, pour s’opposer à Emmanuel Macron – qui a enjambé le clivage – il est en effet mécaniquement nécessaire d’aller plus loin à droite et plus loin à gauche.

En siphonnant la gauche et la droite dite de gouvernement, l’espoir d’une alternance à portée de main est détruit. Le citoyen se sent comme menotté dans une situation intenable. Son camp n’arrivera jamais au pouvoir ; ou ce sera très difficile.

Il est à noter que l’on pouvait déjà percevoir tous ces éléments lors de la présidentielle 2017. On voyait très clairement deux France. Aujourd’hui, elles subsistent toujours. Comme une ligne de fracture, et avec un défi de réconcilier et de faire « commun » qui semble bien loin.

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