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Utö, Finlande, graffiti. La torture est un processus qui ne se limite pas à l'acte ni au moment où celui-ci survient mais qui se poursuit sur des générations. aaron blanco tejedor/Unsplash, CC BY-SA

Comment la torture déchire les sociétés

Munir est un Kurde d’une quarantaine d’années. Nous nous sommes vus plusieurs fois chez lui, avec sa famille, et à la clinique où il suit une thérapie. Il a mis longtemps avant d’accepter de se confier.

Même si sa femme savait qu’il voyait un médecin pour enrayer les effets à long terme de la torture qu’il avait subie en tant que militant kurde sous le régime de Saddam Hussein en Irak, elle ignorait les détails de ce qui s’était passé lors de ses différentes incarcérations. Encore moins savait-elle qu’il avait été violé dans les locaux d’une unité du Mukhabarat, le tristement célèbre service de renseignement du régime.

Munir évoque son séjour en prison en ces termes : « J’ai tout perdu là-bas, y compris ma virilité ». Les séquelles de sa détention ont provoqué maintes disputes entre lui et sa femme, qui s’étonnait de son manque d’intérêt pour les rapports sexuels. Le temps qu’il a passé en prison et la façon dont cette période affecte sa relation conjugale font de son emprisonnement un marqueur temporel synonyme d’émasculation, à la fois à cause du viol et de l’image négative qu’il renvoie à sa femme.

Munir est l’une des nombreuses personnes que j’ai rencontrées dans le cadre de mon travail de recherche ethnographique auprès des patients et des professionnels de santé d’une ONG danoise en 2003-2004 et 2016-2018.

Accepter le traumatisme des victimes

Depuis plus de 30 ans, cette ONG offre un suivi médical interdisciplinaire aux victimes de la torture. Mon champ de recherches se situe donc au cœur de ce que Didier Fassin et Richard Rechtman appellent L’ Empire du Traumatisme, c’est-à-dire l’ensemble des études psychiatriques, manuels et théories qui ont fait du traumatisme de la victime un concept culturellement et moralement acceptable.

De nombreux Danois se plaignent du fait que, sur les quelque 160 000 réfugiés ayant obtenu le droit de résider dans le pays, beaucoup ne font pas l’effort de s’intégrer : ils n’apprennent pas le Danois, ne travaillent pas et n’ont pas, dans l’ensemble, un comportement « typiquement » danois. Pourtant, le sentiment d’appartenance à un pays ne se manifeste pas toujours par des gestes culturels familiers, comme le fait de serrer la main aux personnes des deux sexes, de boire de l’alcool ou d’envoyer les jeunes enfants à la crèche au lieu de s’en occuper à la maison.

Ce que les détracteurs de l’immigration ont tendance à oublier, c’est que le travail de réadaptation à la vie quotidienne est l’une des principales difficultés auxquelles sont confrontées les victimes de la torture ou de toute autre forme de traumatisme – un tiers des réfugiés installés au Danemark ont été torturés ou témoins d’actes de torture –, mais aussi leurs thérapeutes.

Il est essentiel de comprendre pourquoi ce processus est si difficile, non seulement pour les victimes, mais aussi pour leur famille.

La torture constitue une inversion fondamentale des rapports sociaux

En effet, les réfugiés souffrant de traumatismes ont souvent du mal à tisser de nouveaux liens sociaux dans leur pays d’accueil parce que leurs repères ont été profondément bouleversés, au point qu’ils risquent de ne jamais se reconstruire.

Comme l’écrit le philosophe autrichien Jean Améry, la torture constitue une inversion fondamentale des rapports sociaux.

En se fondant sur sa propre expérience dans les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale, il explique que la torture ne se limite jamais au lieu et au moment précis) où un individu est victime d’un bourreau. L’expérience provoque une remise en question si profonde de ce qui fait de nous des êtres humains qu’elle peut fondamentalement fausser notre existence sociale, y compris, et surtout, les relations avec l’entourage proche et moins proche.

Pour mieux comprendre les répercussions de la torture subie par Munir, nous pouvons nous appuyer sur la façon dont l’anthropologue Shahla Talebi dépeint la violence et le sentiment de perte à travers le cas d’une Iranienne, emprisonnée pendant le règne du Shah puis sous la République islamique, qui s’est suicidée après sa sortie de prison. Shahla Talebi a elle-même connu la torture et des conditions de détention atroces à Téhéran pendant dix ans. Dans son livre Ghosts of Revolution, elle explique que la vie après la torture peut paraître insupportable, et que c’est ce qui a poussé sa codétenue à se suicider :

« La gravité des séquelles qui résultent de nombreuses formes de violence, y compris les attentes et les jugements de la société relatifs à son sexe, l’empêchent de redéfinir sa subjectivité dans sa vie actuelle et au-delà de ces séquelles. »

Répercussions sur les proches et les générations futures

Munir ne s’est pas suicidé, mais il mène un combat difficile pour redéfinir sa subjectivité en tant qu’homme, et passer de son statut de militant kurde à celui de père aimant et d’époux responsable. En dépit de son secret, il conserve – selon ses propres mots – une relation d’amitié et de tendresse très forte avec sa femme mais veille à ne jamais parler devant elle et leurs enfants des violences qu’il a subies. La façon dont il s’occupe de sa famille est clairement influencée par ce souvenir occulté, et le sentiment d’avoir perdu sa virilité. Le traumatisme de son viol ne ressurgit donc pas seulement lors de ses moments d’intimité avec sa femme mais aussi dans ses efforts continuels pour prendre soin des siens.

L’anthropologue Veena Das nous offre un moyen de comprendre le ressenti de Munir – ce mélange de découragement et d’instinct protection – en nous invitant à prendre en compte les forces conjointes des liens de parenté, de la politique et de la souffrance qui envisagent la torture comme un acte singulier alors qu’elle est constamment ancrée dans l’ordinaire. Elle affecte les liens sociaux, au sein de la famille et ailleurs.

Des demandeurs d’asile attendent un train à la gare de Malmö, en Suède, où d’autres doivent arriver du Danemark, le 19 novembre 2015. Beaucoup des réfugiés installés au Danemark ont été victimes de torture. Johan Nilsson/AFP

La thérapie est-elle efficace ?

Tout en soulignant combien le processus de guérison et de redéfinition de soi peut être complexe, des études récentes concluent que même si la thérapie n’est pas efficace pour le survivant lui-même, elle l’est lorsqu’on mesure ses effets à l’échelle de la famille : les enfants des survivants qui reçoivent une aide médicale accèdent en général à une meilleure situation économique et sociale.

Parallèlement, d’autres études indiquent que le traumatisme causé par la torture augmente le risque de violence au sein de la famille, ce qui rejoint l’analyse de Jean Améry selon laquelle elle bouleverse profondément les rapports sociaux.

Le personnel soignant auprès duquel j’effectue mon travail de recherche est confronté à ces défis depuis des années. Il existe donc une sorte de paradoxe dans le fait d’essayer de réduire les effets secondaires de la torture, tout en sachant qu’ils sont très difficiles à traiter. Comme indiqué précédemment, le bénéfice d’une prise en charge psychologique n’est parfois même pas perceptible avant la deuxième génération. Comment ce paradoxe s’exprime-t-il dans le cadre de la thérapie et au-delà ?

Le mur

Une psychothérapeute confirmée m’a raconté qu’elle venait de mettre en place un programme avec une patiente qui lui avait expliqué ce que ces rendez-vous à la clinique lui donnaient la possibilité de se laisser aller, de craquer, tout en ayant la sensation qu’il y avait un mur dans son dos, de sorte que même si elle s’effondrait, il y avait toujours quelque chose ou quelqu’un derrière elle pour l’aider à se relever et à reconstruire sa relation avec ses enfants.

Lors des séances de thérapie, elle n’avait pas à sauver les apparences, ni à expliquer pour quelles raisons elle se sentait mal parce que les médecins le savaient déjà.

Cette femme et sa thérapeute reconnaissent toutes deux l’aspect symbolique de ce mur. Il signifie que le patient et son médecin s’accordent sur ce qu’implique la souffrance de la victime et sur le fait que rien ne peut l’empêcher de s’effondrer, mais qu’ils admettent aussi que cet effondrement fait partie du processus de reconstruction des repères sociaux fracturés du survivant. À terme, cela permet la guérison de la personne elle-même ou, à défaut, de ses enfants.


Cet article est publié en collaboration avec la Plateforme Internationale Violence et Sortie de la Violence (FMSH). Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast for Word.

This article was originally published in English

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