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Comment l’économie expérimentale peut aider l’agriculture à être en phase avec son temps

Des agriculteurs protestent contre la PAC le 12 février 2018 à Levet, dans le Cher. Guillaume Souvant/AFP

L’Union européenne engage 50 milliards d’euros par an pour soutenir le secteur agricole au titre de la Politique agricole commune, la PAC. Tous les 7 ans, la PAC est réformée sur la base de l’évaluation des mesures mises en place et de propositions pour rendre cette politique de soutien à l’agriculture plus efficace, plus juste et plus cohérente avec notre monde qui évolue.

Le 23 octobre dernier, les eurodéputés ont adopté leur position sur la réforme de la PAC pour la période 2021-2027. L’équipe de négociation du Parlement est désormais prête à entamer les discussions avec les ministres de l’UE.

Évaluer une politique publique, c’est apprécier son efficacité en comparant ses résultats aux objectifs assignés et aux moyens mis en œuvre. Or en Europe, les objectifs et les moyens du soutien à l’agriculture ont considérablement évolué depuis la création de la PAC au début des années 1960.

Depuis 1992, elle n’intervient plus en effet sur les marchés agricoles par le biais des prix garantis (qui assuraient aux agriculteurs un prix plancher pour leurs productions). Les agriculteurs reçoivent désormais des subventions pour chaque hectare cultivé. Ils peuvent s’engager volontairement dans des actions (modernisation de leur ferme, adoption de pratiques en faveur de l’environnement, etc.) leur permettant de percevoir des aides supplémentaires. L’objectif n’est plus la régulation des marchés, mais le soutien aux agriculteurs. La boîte à outils d’évaluation doit donc elle aussi évoluer pour suivre les changements de cette politique.

Il existe aujourd’hui un cadre commun de suivi et d’évaluation (CCSE) pour mesurer les performances de la politique agricole commune. Le CCSE est un ensemble de règles, de procédures et d’indicateurs servant à évaluer la PAC. D’autres outils tels que des modèles de simulation ou des cas d’études sont aussi mobilisés pour l’évaluation des mesures avant leur mise en place. Il faut cependant aller plus loin, en incluant notamment dans la « boite à outils » de l’évaluation de la PAC des approches expérimentales.

Dans le contexte actuel, des méthodes d’évaluation qui ne se contentent pas d’analyser les marchés agricoles, mais mesurent l’effet de la PAC au niveau des fermes sont indispensables. Non seulement ses impacts économiques, mais également environnementaux et sociaux afin de répondre à la demande du contribuable européen qui attend qu’elle encourage une agriculture respectueuse de l’environnement.

Enfin, parce que les régions européennes ont de plus en plus de marge de manœuvre pour adapter la PAC aux spécificités de leurs agricultures, ces méthodes d’évaluation doivent pouvoir intégrer des variations locales.

L’économie expérimentale, un champ nouveau

Champ de la science économique en pleine expansion, l’économie expérimentale est notamment utilisée dans l’aide à la conception de politiques publiques – aussi bien pour examiner l’efficacité de nouvelles idées que pour évaluer les dispositifs déjà en place. Si cette approche est désormais très répandue pour évaluer des mesures d’aide au développement, dans le secteur de l’éducation ou de la lutte contre le chômage, elle reste encore très peu mobilisée dans le domaine agricole.

L’économie expérimentale est une méthode de recherche qui consiste à concevoir des situations économiques ou « expériences » en laboratoire, afin d’étudier les décisions d’individus dans un environnement contrôlé et reproductible. Inspirée des essais cliniques randomisés pratiqués en médecine, l’expérimentation en économie permet d’évaluer une action publique en comparant les résultats d’un « groupe traité » pris au hasard (une exploitation agricole, une zone ou un GIEE qui a bénéficié de cette action) à ceux d’un « groupe témoin » (qui n’en a pas bénéficié).

Le principe de randomisation, aussi au cœur de l’expérimentation en économie. Marianne Lefebvre, CC BY-NC-SA

Alors que ces méthodes sont plébiscitées pour mesurer l’impact des programmes d’aide, notamment au secteur agricole, dans les pays en voie de développement – comme en témoigne l’attribution du prix Nobel 2019 d’économie à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer qui utilisent ces méthodes – elles ne sont pas ou peu appliquées en Europe à l’évaluation de la PAC.

Pour Esther Duflo, « ces évaluations par expérimentation aléatoire sont rigoureuses. Elles ne laissent aucune place à l’interprétation. Si ça ne marche pas, ça ne marche pas. Il reste seulement alors à tenter autre chose ». Par la mesure objective et chiffrée des effets des politiques publiques, la « pédagogie de la preuve » permettrait de réduire les inefficacités de l’action publique, notamment dans le secteur agricole.

Quand cette méthode ne peut être mise en place, d’autres formats d’expériences sont possibles sous la forme d’enquêtes auprès d’agriculteurs dans lesquelles ils doivent indiquer leurs choix face à différents scénarios – appelées expériences de terrain ou « expériences de choix » dans le jargon de l’économie expérimentale.

En 2001, l’État de Géorgie aux États-Unis a ainsi mandaté une équipe d’expérimentalistes pour tester différentes procédures d’enchères pour répartir les ressources en eau utilisées pour l’irrigation des terres. Cette expérience, initialement en laboratoire puis avec des agriculteurs sur le terrain, a eu un certain succès pour prouver que l’économie expérimentale pouvait être un outil d’aide à la décision efficace.

Les trois grands atouts de cette méthode

Les arguments en faveur de l’utilisation des approches expérimentales pour l’évaluation de la politique agricole peuvent être résumés en trois points.

Premièrement, elles permettent de tester une mesure avant sa mise en œuvre à large échelle. Les expériences en laboratoire apportent notamment des réponses dans un délai beaucoup plus bref et à un coût très inférieur à un tâtonnement par essai-erreur dans le « monde réel ».

D’autre part, ces expériences mettent mieux en évidence « l’effet propre » d’une politique, c’est-à-dire qu’elles offrent la possibilité d’isoler l’effet de la politique d’autres facteurs. Avec l’économie expérimentale, on utilise le principe du groupe témoin et la répartition aléatoire des participants entre les groupes, puis on compare les résultats, avec et sans la mesure de soutien.

Enfin, l’économie expérimentale et l’économie comportementale sont deux disciplines associées. Des expériences peuvent être mises en place pour mettre en évidence des aspects psychologiques et comportementaux susceptibles d’expliquer la réussite ou l’échec d’une politique, tels que le poids des normes sociales ou l’aversion au risque et aux pertes.

Une aide à la décision

L’économie expérimentale aide donc à la compréhension des problèmes et souligne des pistes de solutions. Elle permet d’informer les décideurs, qui ne sont jamais faciles à convaincre sur des bases théoriques, mais parfois plus sensibles aux preuves empiriques.

Un réseau européen d’experts des méthodes expérimentales et de l’évaluation des dispositifs d’aide au secteur agricole s’est mis en place en 2017 – REECAP, dont je suis l’actuelle présidente –. Nous mettons en œuvre des expériences et contribuons à rendre plus visibles les avantages de ces méthodes pour l’évaluation des politiques publiques. Nous avons notamment travaillé avec des membres de la Commission européenne qui sont désormais convaincus de l’intérêt d’élargir la boîte à outils de l’évaluation de la PAC avec ces méthodes.

Des membres du réseau REECAP ont par exemple démontré grâce à une expérience qu’un bonus collectif pourrait augmenter l’engagement de viticulteurs dans une mesure agroenvironnementale et climatique visant à réduire les herbicides, sans pour autant coûter plus cher. Ce bonus ne serait par exemple versé que si la moitié du territoire est effectivement engagée dans cette mesure. Ce résultat suggère l’importance de prendre en compte le désir des agriculteurs de se conformer à la norme sociale pour influencer les comportements. Ce bonus rassurerait les agriculteurs sur le fait qu’il est probable que les autres membres du groupe s’engagent, tout en les incitant à mener des actions de persuasion auprès des autres pour qu’ils souscrivent aussi cette mesure et que le bonus soit activé.

Si de telles innovations contractuelles semblent séduisantes sur le papier, elles ne peuvent être introduites au sein de la PAC sans expérimentation préalable, afin de mesurer le rapport coûts-bénéfices et observer d’éventuels effets inattendus.

Il manque aujourd’hui des régions pilotes en Europe qui accepteraient d’intégrer ces dispositifs d’évaluation, en parallèle de l’expérimentation de nouvelles mesures PAC gérées au niveau régional. Nous espérons ainsi que le plan stratégique national français, qui définira les interventions et les modalités de mise en œuvre de la PAC à l’échelle nationale, inclura l’expérimentation comme méthode d’évaluation et de pilotage de la future PAC. C’est d’ailleurs à cette fin que des membres du réseau REECAP ont participé au récent débat public sur l’agriculture.

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