C’est un grand patron, un très grand patron de l’une des plus puissantes entreprises françaises et même mondiales dans son secteur. Il me reçoit dans son vaste bureau meublé old fashion. Je lui montre ma liste de questions. Elles portent sur sa manière d’acquérir et de traiter l’information. Il jette un regard sur le papier. Relève la tête et ses lunettes et me jette : « Je ne vais certainement pas vous dire comment je traite l’information, ce serait dévoiler mon cerveau à mes concurrents qui en profiteraient pour me détruire ». Fin de l’entretien. Il se lève et, très courtoisement, me raccompagne. Voilà les grands dirigeants face à l’information. Le silence, l’inconnu, le secret, les supputations. Ils ne veulent pas se dévoiler. Le peuvent-ils même tant la manière dont l’information est traitée par le cerveau humain semble complexe ?
Car l’information est une élaboration par l’individu. Il se livre à une interprétation de faits, d’événements provenant de l’extérieur. Elle est issue d’une construction par l’individu, à travers un processus mental de travail des signes et des messages (Choo, 2010). Elle est l’ensemble des pratiques qui cherchent à mettre les individus en relation avec des événements, des représentations mentales, des images et des symboles (Henriet, Imbert, 2002).
L’information est donc un processus complexe qui rassemble deux étapes. D’abord, l’acquisition d’information par un processus conscient, comme la lecture, mais aussi inconscient lorsque le sujet capte des signes. Puis, la mise en relation de cet ensemble de signes, faits et données. Cette deuxième étape du processus, qui aboutit à l’information, ne doit pas être négligée. Car, à l’origine extérieure au sujet, l’information est une forme, un signifiant, avant d’être un signifié. Elle ne devient intelligible pour l’individu qu’après triage et mise en forme (Vacher, 1997). L’information ne deviendra information qu’une fois construite pour être – éventuellement – appropriée, intégrée par l’individu. L’analogie avec la science de l’information – au sens informatique du terme – vient immédiatement. Elle n’est pas innocente. Cette comparaison revient à dire que l’information en mouvement est un message qui est traité, transformé, stocké dans des fichiers – ici le cerveau humain – acquis et transmis, via des flux et des connecteurs, à des acteurs.
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Si les dirigeants ne peuvent réaliser ce travail d’investigation, la science, notamment de gestion, pourrait l’entreprendre tant l’information et son usage ont été repérés pour leur importance, tant l’étude de l’acquisition, du traitement et de l’appropriation de l’information par le dirigeant pourrait apporter d’intérêt au fonctionnement de l’entreprise, à l’explication de décisions et, partant, au fonctionnement global de l’économie.
« Une organisation est un ensemble d’individualités et de groupes poursuivant des buts différents. C’est pourquoi l’information n’y est pas quelque chose d’innocent », écrit James G. March (1991), l’un des grands penseurs de la science de gestion.
L’information semble – il nous paraît important de souligner l’incertitude qui règne dans cette liaison – un ingrédient capital dans la prise de décisions. Toute activité humaine exige un processus plus ou moins long de traitement de l’information.
Auguste Comte écrit : « savoir pour prévoir afin de pouvoir ». L’information intervient en qualité de réducteur d’incertitude. L’incertitude étant omniprésente, l’information – qui en est l’antidote – est l’un des principaux biens que l’économie s’apprête à fournir (Knight, 1971). Elle est un facteur de résolution de problèmes. L’information apparaît capitale pour diriger une entreprise dans un monde où la croissance économique est devenue un impératif. Elle permet d’avancer dans un travail, en formuler les résultats ou entretenir des compétences. Elle permet à l’entreprise « de s’adapter à son environnement, d’une part pour innover et d’autre part, pour accroître sa connaissance de façon générale (…). Mieux connaître, c’est économiser son pouvoir » (Baumard, 1991). Elle joue ainsi un rôle essentiel dans la création de nouvelles idées pour le management et permet d’améliorer les performances de l’organisation (Vandenbosch, Saatcioglu, 2006).
Las ! La science s’est trouvée vite désarmée. Elle ne peut valider ses théories par des recherches de terrain apparemment impossible à mener. L’ouvrage scientifique le plus complet sur les dirigeants d’entreprise (Bournois, Duval-Hamel, Roussillon, Scaringella, 2007) n’évoque pas le sujet. « On ne dispose que de peu d’éléments sérieux sur la façon dont les décideurs utilisent l’information et prennent leurs décisions », écrit March (1991). « Le traitement de l’information par le dirigeant apparaît bouclé dans son cerveau, telle une boîte noire », confirme Henry Mintzberg (1984), autre gourou du management.
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Ces classifications permettent de mettre en évidence le lien entre l’information et les trois missions que doit remplir un dirigeant : entretenir les liens avec les actionnaires, organiser l’entreprise pour mener à bien un projet, penser la stratégie de l’entreprise (Bournois, Duval-Hamel, Roussillon, Scaringella, 2007). S’appuyer sur cette classification des missions permet de mettre en évidence ce qui différencie, dans le rapport à l’information, le dirigeant du cadre même supérieur. Ce dernier acquiert, traite et utilise, lui aussi, une masse considérable d’information. Mais à la différence du dirigeant, s’il participe à ces trois missions, il ne dispose pas du rôle décisionnel – ce simple constat, trivial, change toute la perspective informationnelle.
Les actionnaires exigent de l’information pointue et validée que doit leur présenter le dirigeant – pour les convaincre. Le fonctionnement de l’entreprise demande des remontées régulières d’information pour maîtriser ce qui tourne bien, mais aussi – et surtout – ce qui marche mal – afin, dans un rôle politique, de donner sens à l’organisation. Le point essentiel est évidemment la construction de la stratégie de l’entreprise – qui ne peut s’envisager qu’en pensant le futur à partir, semble-t-il, des informations acquises dans le passé et traitées au présent. L’information, nécessaire au dirigeant, doit correspondre à cette perspective d’un an, comme le lancement d’un nouveau produit de grande consommation, de plusieurs années (l’achat et la restructuration d’une entreprise), voire d’une dizaine d’années (la construction d’un avion géant). Cette information doit lui permettre d’anticiper les événements futurs. Ces informations proviennent, certes, de l’entreprise ou d’études mais aussi, et peut-être surtout, de données peu répétitives, rassemblées dans un contexte d’incertitude. Elles peuvent être ignorées. Elles ne sont utilisées, elles n’existent que par la volonté des dirigeants d’entreprise (Lesca, 1999). Ce sont ces informations à haute valeur ajoutée, bien différentes de celles qui irriguent l’ensemble de l’organisation, qui montrent le travail proactif des dirigeants pour se procurer, traiter et s’approprier l’information.
L’usage de l’information, et des théories qui sous-tendent son analyse et son traitement, change. L’information utile aux dirigeants, contrairement à ce qui était par le passé et qui est toujours pour les niveaux inférieurs de l’organisation, n’est plus d’un objet immédiat. Elle engendre plutôt une modification de la vision, par le dirigeant, de la réalité qui l’entoure, relève March (1991).
Ce grand chercheur en sciences de gestion écrit : « L’information sert plutôt à des changements diffus d’optique plutôt que des effets directs sur les décisions. La plupart des informations collectées et enregistrées dans les organisations ne sont pas prioritairement pour fournir une aide directe à la prise de décision, mais plutôt une base d’interprétation des faits pour le montage d’histoires cohérentes. Au fur et à mesure qu’une structure de sens émerge des informations et des processus de décisions, on y fait entrer chaque décision particulière. Les recherches contemporaines en matière de traitement de données semblent montrer que l’analyse exploratoire des données collectées sans référence à une utilisation précise prend nettement le pas sur une formulation préalable des besoins d’information ».
Il souligne les conséquences de cette analyse : l’information donne son sens à une situation de décision et modifie donc à la fois la structure des options et des préférences recherchées. Elle devient un sujet de conversation et finit par contribuer à une modification des stratégies de décision. Une bonne stratégie d’information fait avancer l’ensemble « information, désirs, options » dans une direction productive en développant simultanément les idées de ce qui est « productif » et les instruments pour y parvenir. L’information permet de constituer un fond de connaissance et de signification utilisable pour des actions possibles ou pour expliquer l’expérience. C’est un investissement dans un recueil de connaissance et une aide à la définition et au choix des préférences et des options. Ainsi, March étudie l’information dans l’organisation.
Mais l’usage de l’information par le dirigeant relève-t-il de la même analyse ? Est-ce que l’information ne permettrait pas surtout de dire le futur de l’organisation, de lui donner un sens ? En quelque sorte, le dirigeant n’acquiert-il pas de l’information pour prendre des décisions, mais plutôt pour transformer cette information en connaissance, de la dire et l’inoculer dans l’organisation pour inventer son futur ? Aujourd’hui, et plus encore demain, le dirigeant ne dresse-t-il pas le tableau, toujours changeant et impressionniste, de ce qui adviendra ?
**_« Les dirigeants face à l’information. Traitement, appropriation, décision » Par Pascal Junghans ; Préface de Philippe Wahl, Président-Directeur général du Groupe La Poste ; Avant-propos de Frank Bournois, Directeur général de ESCP Europe
- Parution au éditions De Boeck Supérieur, collection « Information et stratégie » Sortie le 29 novembre 2018_**