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Un groupe de personnes discutent
Engager un dialogue critique pour discuter des guerres et des conflits armés est une habilité utile pour éviter la polarisation des idéologies. (Unsplash), CC BY-NC-ND

Conflits, guerre, tensions : comment engager un dialogue ?

S’engager dans un débat, prendre position, ou poser des questions pour saisir les contours d’une guerre ou d’un conflit n’est pas une tâche facile. On le voit bien en ce moment avec la guerre Israël-Hamas, où les perspectives sur la situation sont multiples, les informations souvent discordantes et les tensions de longue date dans la région ancrées dans des idéologies qui ne sont pas toujours bien comprises.

Nous sommes trois professeures en travail social, engagées depuis de nombreuses années à soutenir des personnes en situation de grande vulnérabilité dans une perspective anti-oppressive. Une telle perspective nous oblige de reconnaître l’existence d’oppressions et d’inégalités de pouvoir. Elle fait appel au besoin de réfléchir sur son propre rôle au sein des systèmes d’oppression afin de s’engager dans une pratique de changement social solidaire.

Notre travail nous amène à transmettre des connaissances et des compétences pour établir des liens relationnels et initier des dialogues critiques sur des thèmes complexes et polarisants. En 2020, nous avons cocréé un Comité de soutien aux crises et catastrophes avec des étudiantes et des étudiants de notre École. Au sein de ce comité, nous avons organisé des groupes d’échange, par Zoom, avec des travailleuses sociales au Canada, au Liban et en Arménie.

Le Liban, en crise économique et sociale depuis plusieurs années, a été bouleversé par une explosion dévastatrice au port de Beyrouth, le 4 août 2020. Le pays abrite une population importante d’Arméniens. Or, à peine un mois après la tragédie du port, une deuxième guerre entre l’Arménie et son voisin, l’Azerbaïdjan éclate. Nous avons ainsi accompagné nos collègues à travers l’impact émotionnel et professionnel que ces crises ont eu sur elles, sans nous détourner des pièges dans lesquels des discours polarisants et des idéologies auraient pu nous diviser. Nos recherches se réalisent aussi auprès de personnes migrantes.

Nos liens avec les collègues au Liban et en Arménie continuent d’évoluer à la lumière des nouvelles crises, tel que le récent conflit armé en Haut-Karabakh et la guerre à Gaza. Il nous apparaissait important de continuer de s’engager dans un dialogue critique et transformateur avec ces partenaires, ainsi qu’avec nos groupes d’étudiantes et d’étudiants afin d’assurer des espaces pour aborder les tensions sociales, politiques et raciales qui découlent de toute guerre.

Les valeurs et perspectives du travail social

Le travail social est une pratique et une discipline qui se définit souvent par ses « valeurs phares », soit des valeurs humanistes comme le respect de la dignité humaine, la compassion, la croyance en les capacités des personnes, ainsi que des valeurs démocratiques comme la justice sociale, les de la personne et la solidarité.

Une perspective critique en travail social cherche à comprendre la source des inégalités sociales dans une situation donnée en examinant les processus sociaux qui engendrent la domination de certains groupes sur d’autres. Une telle pratique est souvent qualifiée d’engagée. Nous croyons aussi qu’elle soutient et lutte pour un objectif plus large, qui est celui de l’émancipation et de la transformation de la société en un monde plus juste et égalitaire.

Ce sont donc ces valeurs et cette perspective qui agissent en tant que boussole morale pour guider nos actions en contexte de crise et de guerre.

Vers un dialogue transformateur

Le conflit israélo-palestinien perdure depuis 75 ans, et une polarisation s’est instaurée dans l’opinion publique, notamment ces dernières semaines. Ces discours polarisants entravent la possibilité d’un réel dialogue, et cristallise les postures, avec pour conséquences des actes haineux islamophobes et antisémites.

Comment entamer des discussions sans être piégé par une polarisation insidieuse ? À l’instar de la féministe bell hooks, intellectuelle, universitaire et militante américaine, théoricienne du black feminism, nous proposons des pistes pour apprendre et désapprendre les systèmes d’oppression qui nous entourent, en finir avec la pensée nous/eux, développer une connaissance historique et reconnaître notre complicité dans une situation d’oppression.

bell hooks propose l’idée de création d’un espace brave, soit un espace de parole qui invite toutes les personnes impliquées à reconnaître collectivement les défis du dialogue critique pour entamer un échange qui privilégie les voix marginalisées ou peu reconnues.

Les six piliers d’un espace brave sont identifiés par l’École de travail social de l’Université Maryland. Ils s’appuient sur les écrits de bell hooks pour créer des conditions afin de s’engager dans une communauté de discussion où les membres se sentent en sécurité pour ouvrir le dialogue et vivre de l’inconfort.

1) La vulnérabilité : être vulnérable, c’est être dans l’incertitude, prendre des risques et s’exposer émotivement. Nous pouvons être vulnérables en posant des questions et en partageant notre propre positionnement afin de contextualiser nos commentaires.

2) Adopter une perspective : écouter pour comprendre, plutôt que d’écouter afin de répliquer. L’objectif est d’être curieux, et non d’être en accord avec le positionnement de l’autre.

3) La peur de se lancer :’sortir de sa zone de confort’. Se lancer dans une nouvelle expérience ou un débat, malgré nos hésitations afin d’apprendre de nouvelles façons de voir, faire, penser.

4) La pensée critique : on se questionne et on questionne afin d’apprécier la complexité des idées et des discours. On reconnaît que notre pensée est peut-être limitée, et que la critique est une opportunité pour élargir notre champ de vision.

5) L’examen de ses intentions : nous devons tout de même mettre nos limites et nous poser des questions. Pourquoi vais-je partager cette idée ? Quelle contribution mes propos auront-ils à la conversation ?

6) La pleine conscience : une manière de porter attention, de manière intentionnelle et sans jugement, à nos réactions, nos émotions et nos actions afin de favoriser une réponse plutôt qu’une réaction. Ce sixième pilier permet ainsi de faire place aux cinq autres piliers.

La nécessité de dialoguer pour rappeler notre humanité commune

En tant que chercheures et citoyennes, notre rôle est d’offrir d’autres perspectives sur le monde. Nous souhaitons continuer de dialoguer et d’échanger avec nos collègues, étudiantes et étudiants, ainsi que notre entourage dans un espace critique, respectueux et conscientisé.

On a un devoir, dans une perspective critique et axée sur des valeurs humanistes et démocratiques, de faire l’effort d’avoir des conversations difficiles et inconfortables. Un espace brave est une stratégie utile, expérimenté dans nos salles de classe, pour discuter de notre humanité commune lorsque celle-ci est oubliée en temps de guerre, conflit armé ou crise politique.

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