Quand et pourquoi l’homme de Neandertal a disparu reste encore très énigmatique et fait l’objet de multiples hypothèses depuis des décennies. Comprendre son origine et surtout à quel moment émerge ce qui va caractériser à la fois son comportement et son apparence peuvent être un autre moyen, certes indirect, d’identifier les raisons de son extinction. Comprendre la cohérence et l’originalité des stratégies que cet homme et ses ancêtres vont élaborer pendant plusieurs centaines de milliers d’années est possiblement une des clés.
Travaillant sur les premiers peuplements de l’Europe, j’ai focalisé mes travaux avec mes collègues depuis plusieurs années sur les racines du comportement néandertalien. Le projet ANR NEANDROOTS, qui a démarré fin 2019, a permis d’aborder de manière multidisciplinaire une période majeure de l’histoire humaine datée de plus de 400 000 ans.
Retour 450 000 ans en arrière
Les données génétiques et anatomiques sur les restes humains fossiles montrent que les traits néandertaliens émergent peu à peu entre 600 et 450 000 ans par l’isolement de groupes humains occupant l’Europe et regroupés sous le terme d’Homo heidelbergensis. Neandertal est donc un Européen. Cet homme présente des caractères anatomiques qui le distingue très nettement des Homo sapiens. Par exemple, il est plus robuste et son crâne ne présente pas de front ni de menton.
Vers 450 000 ans débute une longue période tempérée ou interglaciaire. Elle succède à une longue et sévère période glaciaire qui réduit les zones habitables et dépeuple la partie nord-ouest de l’Europe.
Avant ce long interglaciaire, les traces d’occupations humaines existent, même si elles sont sporadiques, mais ne permettent pas réellement de distinguer des entités régionales. À partir de ce long interglaciaire, les sites préhistoriques, livrant des outillages et des ossements d’animaux, deviennent plus nombreux. Ils enregistrent des changements comportementaux avec des innovations techniques dans les modes de fabrication des outillages. Ils offrent aussi la possibilité de décrire les modes de subsistance par les restes osseux d’animaux consommés qui montrent que la chasse se développe aux dépens du charognage d’animaux morts naturellement ou tués par les carnivores. Des traces de foyers se multiplient attestant que le feu est maîtrisé et reproductible. Les raisons sous-jacentes à ces changements majeurs, et c’est l’objectif de ce projet, restent à identifier.
La longue stabilité climatique tempérée (25 000 ans alors qu’habituellement 10 000 ans) a-t-elle permis le développement de ces innovations, donc une adaptation environnementale aux changements des cycles climatiques ? Les zones habitables couvrent alors une large partie de l’Europe, à la fois le sud et le Nord-Ouest. Une période interglaciaire d’une telle durée après une glaciation sévère pourrait avoir favorisé la végétation et l’occupation de l’Europe. La végétation est l’un des éléments clés, qui détermine la disponibilité de la biomasse pour les grands herbivores et affecte la mobilité des groupes humains et peut-être leur expansion démographique, et donc la diffusion d’innovations.
Cette évolution comportementale était-elle enracinée dans des traditions antérieures ayant perduré malgré la longue période glaciaire et se développant à la faveur de cette longue phase climatique, ceci en parallèle avec le développement des traits anatomiques néandertaliens ?
Dans le cadre de ce projet interdisciplinaire, nous tentons de répondre à ces questions. Une vaste base de données a déjà été réalisée pour réviser l’ensemble des occupations de la période. L’objectif est de caractériser par une méthodologie commune les innovations, combler les lacunes dans les données chronologiques et environnementales et développer des approches méthodologiques pour identifier d’éventuelles stratégies régionales et les modèles de diffusion des innovations. Et, entre autres, tester l’impact de l’évolution du climat sur l’adaptation des hommes par le modèle climatique iLOVECLIM et la modélisation des niches éco-culturelles (ECNModelling).
Les nombreux outils de Neandertal
La comparaison des outillages par la cladistique (étude des apparentements des êtres vivants et de la reconstruction des relations de parenté entre eux), habituellement utilisée en biologie, nous a permis de quantifier les innovations et les identifier spatialement et chronologiquement en divers points d’Europe. Par exemple, nous avons pu démontrer que l’emblématique débitage « Levallois » qui permet de prévoir à l’avance la forme des outils, véritable révolution technique, semble apparaître en plusieurs points éloignés dès la fin du long glaciaire vers 450 000 ans et se diffuser peu à peu, favorisée par l’extension des territoires habitables. Les hommes préparent un bloc en le taillant de manière organisée et cette préparation que l’on nomme « Levallois » (décrite la première fois en France, en région parisienne) permet de prévoir la forme des enlèvements futurs sur le bloc et donc des outils.
Dans d’autres études, nous montrons que certaines innovations techniques sont enracinées dans les périodes antérieures et ont donc perduré, mais en se modifiant, comme la façon de fabriquer des bifaces (grand outil pointu avec un aménagement des deux faces) qui devient plus élaborée ou donne des outils résiduels sommaires.
La comparaison des sites à l’échelle régionale nous permet d’identifier spatialement des réseaux de sites qui ont certainement favorisé la circulation des groupes humains et des innovations. Nous sommes face aux plus anciennes preuves de régionalisation en Europe, à savoir la mise en place de traditions régionales où les hommes produisent des types d’outils similaires ou utilisent les mêmes modes de production de ces outils.
Certaines de ces entités régionales montrent une originalité par l’utilisation avérée par exemple de l’os pour fabriquer des outils, comme dans le bassin de Ceprano, à proximité de Rome en Italie. Avec les collègues italiens, nous avons identifié des fragments d’os de grands herbivores, comme ceux d’éléphants, qui ont été récupérés pour être retouchés et obtenir des outils variés, en association avec les outils en pierre. L’os est rarement utilisé en général dans ces périodes et son usage plus systématique dans ce cas présent pourrait être un marqueur de ces groupes humains occupant ces bassins volcaniques.
Concernant les données climatiques, l’analyse d’une carotte océanique au large de l’Espagne et des pollens ayant été piégés dans les sédiments marins a permis de préciser les modalités de la transition climatique entre la phase glaciaire et le début du long interglaciaire. La transition est rapide, abrupte, et les conditions climatiques deviennent vite tempérées en Europe de l’Ouest, facteur sans doute favorable aux populations. Ainsi, par la modélisation « Eco-Niche modelling », comparer la distribution des traditions techniques et des sites avec les cartes d’extension des territoires lors de ce long interglaciaire et les données climatiques détaillées nous permet de tester des modèles de diffusion des innovations/inventions en relation avec les données environnementales et la taille et la structure démographique.
Appréhender en détail cette période est non seulement un moyen de comprendre ce qui caractérise Neandertal comparé aux autres homininés ayant vécu avant lui et aux hommes modernes, mais aussi un moyen de construire des modèles de réponses des hommes à des environnements variés (et nouveaux) selon les latitudes.
L’Europe est un vaste laboratoire avec des variations climatiques entre Nord et Sud et l’extension cyclique des glaciers a modelé les paysages et l’extension des zones habitables au cours du Quaternaire. Ces modèles sont basés sur la disparition et l’acquisition d’outils et l’expertise conservées pour une adaptation réussie, sur la compréhension des mécanismes de transmission culturelle au cours du temps et des processus par lesquels les innovations ou les inventions se répandent, sont maintenues ou évoluent.
En fait, nous travaillons sur la résilience des populations aux modifications environnementales, sujet d’actualité. Neandertal et ses ancêtres ont perduré et se sont adaptés à des milieux variés. Nos résultats indiquent qu’ils ont su trouver des solutions techniques et comportementales variées, amplifiées à la faveur d’une longue période tempérée. Les raisons de leur disparition seront peut-être un jour trouvées dans leur passé. Ces raisons sont certainement multifactorielles, combinant la forte instabilité climatique enregistrée pendant une courte période entre 40 000 et 30 000 ans ne leur permettant pas de trouver des solutions adaptatives et/ou la petite taille probable des groupes humains comme l’indiquent les récentes analyses de l’ADN fossile.
Le projet NEANDROOTS est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.