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Conversation avec Pascale Colisson : et si tout n’était pas de la faute des écoles de journalisme ?

Place de la République à Paris, le 15 décembre 2018. Sameer Al-Doumy / AFP

Déconnexion d’une élite médiatique avec les catégories populaires, manque de diversité dans les médias, pensée unique au service des puissants… L’actualité des « gilets jaunes » a remis en exergue ces reproches adressés régulièrement aux journalistes. Souvent pointées du doigt par l’opinion et les médias eux-mêmes : les écoles de journalisme, accusées de formatage. Pour vérifier, nous avons interrogé Pascale Colisson, responsable des Master 1 à l’Institut pratique du Journalisme (IPJ) de Paris-Dauphine, en charge de la mission Égalité des chances.


Le mouvement des « gilets jaunes » a montré un grand niveau de défiance, voire de violence vis-à-vis des journalistes considérés comme tous identiques. Quels sont donc les principaux reproches qui leur sont adressés ?

« Vendus à Macron », « journalistes collabos »… les professionnels des médias présents sur le terrain pour couvrir le mouvement des « gilets jaunes » ont souvent été pris à partie, considérés comme une élite déconnectée du terrain et asservie au politique. Des journalistes hors-sol, formatés, quasi-clones, qui s’expriment tous de la même façon, pour parler de la même chose, mettant en avant les actes de violence mais ne sachant pas rendre compte de la réalité du quotidien de ceux que l’on appelle « les invisibles ».

L’une des raisons souvent évoquées repose sur leur soi-disant profil social identique. Ils viendraient tous du même milieu, seraient pour la plupart parisiens et toucheraient des salaires indécents. Et face à ces accusations, écoles de journalisme et médias se renvoient la patate chaude de la responsabilité.

Quelle serait alors la part de responsabilité des écoles dans cette endogamie sociale ?

Le processus de sélection des 14 écoles dites reconnues – à la fois par l’enseignement supérieur et par les organisations professionnelles – est souvent pointé du doigt. Il s’agit, la plupart du temps, d’un recrutement à un niveau licence pour la grande majorité d’entre elles, excepté les deux IUT de Lannion et de Cannes. Il conduirait à une reproduction des élites, à peu de diversité sociale et ethnoculturelle, à une surreprésentation des étudiants venant de sciences politiques avec des épreuves calquées sur mesure.

La critique n’est pas nouvelle. En 2003, François Ruffin, aujourd’hui député de la France insoumise, publiait une sévère critique de la formation qu’il avait suivie dans une des plus prestigieuses écoles de journalisme. En novembre 2016, dans l’émission _Du grain à moudre- sur France Culture, (consacrée à la déconnexion des médias), Julia Cagé, maître de conférences en économie à Sciences Po Paris, s’exprimait ainsi :

« Les écoles de journalisme ne sont pas exemptes de responsabilité. […]. Il y a des gens qui se ressemblent énormément par leur parcours […]. Si maintenant, vous étudiez les CV des journalistes, ils viennent tous d’un certain nombre d’écoles. […] on sait très bien comment se fait le recrutement au niveau de ces écoles […]. Le travail est à faire en amont pour recruter des profils plus divers, sociaux et économiques plus variés. »

Interviewée en juillet 2017, à l’occasion des « Rendez-Vous de Juillet » à Autun pour son intervention à la conférence sur « La fabrique de l’info », Florence Aubenas, grand reporter au Monde, affirme dans Infos-Dijon :

« En faisant une école de journalisme, vous arrivez avec deux-trois codes, vous parlez le même langage. Les journaux prennent surtout des diplômés d’école de journalisme. Le mauvais côté, c’est qu’il y a un risque de formatage, de tics. »

Pourtant les journalistes ne sont pas tous issus d’une école…

Absolument. D’après les chiffres de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, sur 1 673 premières demandes de cartes de presse faites en 2017, 303 émanaient de diplômés d’école de journalisme, soit 18 % des demandeurs. Les chiffres des années précédentes oscillent entre 14 et 18 %.

Même si l’entrée dans la profession « sur le tas » tend à s’atténuer, les médias ont néanmoins la possibilité de choisir leurs filières de recrutement. S’ils privilégient les écoles de journalisme, c’est pour leur capacité à donner aux étudiants des apprentissages professionnels polyvalents.

Place de la Bourse, à Paris, le 5 janvier 2019. Olivier Morin/AFP

Comme le montrent les travaux de Samuel Bouron, Denis Ruellan et Yvan Chupin, les cursus des écoles ont évolué, notamment en matière d’équilibre entre les apports académiques et les pratiques professionnelles, la pression des entreprises de médias pour développer des compétences immédiatement opérationnelles se faisant plus forte au fur et à mesure des tensions sur le marché de l’emploi.

Et dans les écoles, les profils sont-ils si uniformes que cela ? Les inégalités sociales sont-elles réelles ?

Quand on pointe le manque de diversité, il faut s’entendre sur la signification du terme diversité ? La diversité sociale ? Ethnoculturelle ? Politique ? Régionale ? Celle des formations initiales ?

La dernière enquête sur le profil social des étudiants, intitulée « Les portes fermées du journalisme » et menée par les sociologues Géraud Lafarge et Dominique Marchetti sur les étudiants présents en 2004-2005 dans les formations en journalisme reconnues par la profession, montre que 52 % des répondants ont un père cadre ou issu d’une profession intellectuelle supérieur. La part des étudiants en journalisme issus des classes sociales modestes est faible : 10,4 % de père ouvrier, et 5,8 % de père employé. Les boursiers ne représentent que 16 % de cette population.

Plusieurs remarques concernant cette enquête qui n’a pas été réactualisée depuis. Tout d’abord, les écoles de journalisme représentent le stade ultime du parcours scolaire avant l’intégration professionnelle et s’inscrivent au bout d’une longue chaîne d’inégalités successives. De nombreux rapports, études, travaux de recherches confirment ce phénomène dû en partie à la massification de la scolarisation et au système de reproduction des élites.

Dans un rapport paru en septembre 2016, fruit du travail de 22 chercheurs, le Cnesco (Conseil national d’évaluation du système scolaire), présidé par Nathalie Mons, dresse un réquisitoire sévère sur la fabrique des inégalités :

« Les élèves de milieux défavorisés n’ont pas accès aux mêmes méthodes pédagogiques que ceux de milieux favorisés. »

En 2012, la Cour des comptes révélait que l’État dépensait 47 % de plus pour former un élève parisien qu’un élève des banlieues. Le constat de la reproduction sociale des inégalités n’est pas un fait nouveau. Elle a été très largement étudiée au prisme d’une approche sociale (Pierre Bourdieu et Jean‑Claude Passeron, Marie Duru-Bellat ou Agnès van Zanten, pour ne citer qu’eux), ou sous l’angle de l’autocensure qui touche les jeunes de milieu populaire et/ou de territoires relevant de la politique de la ville, sous la plume de Pierre Merle.

Les écoles de journalisme, au bout de la chaîne des études, héritent en quelque sorte de cette situation.

Elles héritent d’inégalités préalables, soit. Mais ne devraient-elles pas davantage réfléchir aux moyens de garantir plus de diversité dans leurs choix de recrutement ?

Absolument. Et les écoles de journalisme ne sont d’ailleurs pas restées passives face à ces situations. L’ouverture de la filière par apprentissage via une voie parallèle en 2004 à l’IPJ (aujourd’hui IPJ Paris-Dauphine) a contribué à mettre la réflexion sur la table et à faire bouger les lignes.

Certaines écoles – ou anciens d’écoles – ont par ailleurs mis en place des initiatives de compensation en amont du concours. Il s’agit surtout de préparations aux concours réservées aux candidats boursiers, sélectionnés sur dossier et/ou par entretien et dispensées bénévolement par des journalistes professionnels. Citons ainsi « La Chance », ex–« La Chance aux Concours », initialement créée par des anciens du CFJ. Autre exemple : celui de l’ESJ Lille qui a développé un partenariat avec le Bondy Blog.

Éric Drouet, l’une des figures du mouvement des « gilets jaunes », le 3 janvier 2019, à Paris. Bertrand Guay/AFP

Conscientes du caractère discriminant que peuvent revêtir les épreuves des concours, certaines écoles modifient la nature de leur recrutement ou celle de leurs épreuves, afin qu’elles correspondent aux compétences attendues des futurs journalistes et qu’elles soient accessibles au plus grand nombre de formations ou de parcours initiaux. À l’heure où l’exigence de culture économique est de plus en plus forte, où le datajournalisme se développe, se nouent des partenariats ou se créent des passerelles avec des établissements, comme Paris-Dauphine ou Chimie ParisTech.

La réflexion des écoles se porte sur les questions des diversités au sens large, malgré la pression de certains médias, comme le notent Aude Soubiron, Yvan Chupin et Cyprien Tasset, auteurs d’une enquête menée en 2012 pour la Conférence nationale des métiers du journalisme (CNMJ) et intitulée « La diversité dans les écoles de journalisme : dispositifs, pratiques et résultats en termes d’insertion professionnelle ». Ils montrent que, face aux incitations fortes des entreprises de médias à sélectionner par le biais des contrats d’apprentissage ou de professionnalisation une diversité qui se voit, c’est-à-dire ethnoculturelle, les dirigeants des écoles prônent une approche sociale de la diversité.

Une pression qui émane plus spécifiquement des médias audiovisuels, sommés par le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) de s’ouvrir plus aux profils divers. Il n’existe, en effet, pas d’instance équivalente à celle du CSA pour les médias écrits et numériques.

La situation a-t-elle évolué dans les écoles depuis l’enquête « Les portes fermées du journalisme » en 2005 ? Vous, par exemple à l’IPJ, vous avez obtenu un label « diversité » par l’Afnor…

En ce qui concerne l’origine sociale des étudiants, sans aucun doute les choses évoluent. Les taux de boursiers peuvent désormais s’élever jusqu’à 40 % des étudiants dans certains établissements. Pour le reproche de « parisianisme », les écoles de Paris accueillent majoritairement des étudiants venant des régions, dont certains d’outre-mer.

La CEJ (Conférence des écoles de journalisme), qui rassemble les 14 écoles reconnues, vient en ce début d’année de lancer une mission, afin de porter les questions d’égalité et de diversité au sein de tous ses établissements. J’ai été chargée, ainsi que Sandy Montañola, responsable du DUT journalisme à l’IUT de Lannion et chercheuse au laboratoire Arènes de l’Université de Rennes 1, de conduire cette mission qui vise à mettre en place au sein de chaque école des actions très concrètes : réflexion sur le recrutement des étudiants ; information et accompagnement face aux risques de discrimination, tant au sein des établissements que dans les médias ; traitement de l’information ; sensibilisation en amont dans les collèges et les lycées pour des publics qui, souvent par autocensure, ne se projettent pas dans le journalisme… Dans l’optique de mener à bien cette mission, chaque école a d’ores et déjà nommé un référent ou une référente pour conduire ces actions en interne.

Pourtant, on lit et on entend toujours les mêmes préjugés sur les écoles de journalisme, en particulier dans les médias. Peut-être parce que ceux qui en sont issus ont gardé le souvenir de leur passage parfois ancien, dans ces formations. Il est sans doute temps, comme pour tout sujet sur lequel un journaliste s’exprime, d’aller chercher l’information et de la vérifier.

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