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Covid-19 : ce que révèle le classement des experts médicaux les plus médiatisés

Sans surprise, le controversé professeur marseillais Didier Raoult compte le plus d’occurrences dans Google Actualités, loin devant ses confrères. Christophe Simon / AFP

Jamais avant cette crise sanitaire le ministère et les administrations de la Santé n’avaient eu autant de poids dans les politiques publiques, au point notamment d’en faire oublier des règles budgétaires qui paraissaient jusqu’alors intangibles, et justifiaient notamment depuis des décennies de limiter la progression de dépenses de santé. Nous n’avions jamais vu non plus les médias grand public envahis par autant de spécialistes des sciences médicales. Plusieurs d’entre eux ont ainsi, à travers cette crise, acquis une notoriété nouvelle ou renforcé une notoriété limitée.

Le critère retenu ici pour mesurer sommairement cette audience est celui du nombre d’occurrences de leur « prénom nom » sur le moteur de recherche Google Actualités. Il peut bien sûr y avoir des biais mineurs, en cas d’homonymies, de mentions du seul nom, ou d’interventions récentes sur d’autres sujets.

Ce critère ne fait pas non plus de différence entre communication maîtrisée par l’intéressé et réactions positives ou négatives. Ne sont pris en compte ici que les spécialités qui sont directement liées à la Covid-19, la virologie, l’infectiologie, l’épidémiologie, l’immunologie, la santé publique et la réanimation. Des interventions de représentants d’autres spécialités plus éloignées, comme celles du généticien Axel Kahn ou du chirurgien urologue blogueur Gérard Maudrux, ne sont pas intégrées.

Des « mâles blancs » plutôt parisiens

Si l’on fixe le seuil à 500 occurrences sur Google Actualités, on arrive à un corpus de près d’une quarantaine de personnalités, avec des écarts considérables. En effet, le premier, sans surprise le controversé Didier Raoult, professeur de microbiologie à la faculté de médecine et à l’institut hospitalo-universitaire de Marseille, avec 1,5 million d’occurrences, n’est suivi que de très loin par Éric Caumes, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris (69 700), Jean‑François Delfraissy, président du conseil scientifique (52 500), Bruno Lina (46 600), professeur de virologie au CHU de Lyon et membre du conseil scientifique, Philippe Amouyel, professeur de santé publique au CHU de Lille (32 600), et les autres.

Une sociologie sommaire montre qu’il s’agit, également sans surprise, de manière écrasante de « mâles blancs », avec cinq femmes seulement, dont plusieurs sont toutefois bien classées, comme Karine Lacombe, cheffe de service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine à Paris (9e), ou l’épidémiologiste et biostatisticienne Catherine Hill (12e). Ils ne sont que deux à être issus de manière visible d’une immigration récente, les membres du conseil scientifique Lila Bouadma, réanimatrice à l’hôpital Bichat à Paris, fille de travailleurs immigrés algériens, ouvrier et femme de ménage, et le médecin infectiologue Yazdan Yazdanpanah, né dans une famille de la bourgeoisie iranienne.

Autre résultat un peu tautologique vu les critères de constitution du corpus – qui excluent des représentants des sciences humaines et sociales – quatre cinquièmes sont médecins. Outre l’immunologiste Éric Vivier, vétérinaire, et le virologue Yves Gaudin, biochimiste, cinq épidémiologistes sont biomathématiciens, biostatisticiens ou, dans le cas de Laurent Toubiana – certains ont d’ailleurs cherché à disqualifier ses positions dissidentes à ce titre –, physicien de formation initiale.

Le président du conseil scientifique, Jean‑François Delfraissy, arrive troisième dans le classement du plus grand nombre d’occurrences dans Google Actualités. Joel Saget/AFP

Parmi les médecins, une écrasante majorité sont professeurs dans des facultés de médecine. Mais on trouve aussi des médecins sans statut universitaire, qui se sont fait une place dans le débat, comme l’épidémiologiste passé par l’Inserm, fondateur d’un cabinet d’expertise privé Martin Blachier, ou les réanimateurs Arnaud Chiche, Gérard Kierzek et Louis Fouché.

Les Parisiens sont très largement majoritaires, seule Marseille étant, parmi les différentes villes de province, représentées de manière plurielle, avec, outre Éric Vivier, Didier Raoult bien sûr et deux de ses proches (Philippe Parola, Louis Fouché). On comprend mieux pourquoi le débat autour du directeur de l’IHU pouvait se lire dans une opposition Paris-Marseille, voire Paris-province. Plusieurs spécialistes des facultés de province doivent se contenter d’une audience plus limitée dans la presse régionale.

De manière générale, aucune de ces personnalités n’avait de véritable notoriété auprès du grand public avant cette crise, y compris Didier Raoult dont beaucoup ont découvert le « look » inattendu à cette occasion, même s’il avait déjà publié des ouvrages de vulgarisation aux éditions Michel Lafon et tenu des chroniques dans plusieurs journaux comme l’hebdomadaire Le Point.

Nouvelles figures

Jean‑François Delfraissy avait une certaine notoriété comme président du Comité consultatif national d’éthique depuis 2016, Christian Perronne pour ses positions controversées sur la maladie de Lyme, le chercheur clinicien Gilles Pialoux pour son engagement dans la lutte contre le Sida, Catherine Hill pour son implication dans la dénonciation du scandale du Médiator, etc., mais elle restait sans commune mesure avec ce qu’elle est aujourd’hui.

Pour beaucoup, cette crise a été l’occasion de passages inédits sur les plateaux de radio ou TV, voire dans de grandes émissions d’entretien habituellement réservées à des personnalités du monde politique, économique, social ou culturel, comme le grand entretien de la matinale sur France Inter ou Bourdin direct sur BFM-RMC. Bénéficier d’une telle audience est habituellement réservé, pour des scientifiques, aux lauréats d’un prix Nobel.

Si beaucoup sont déjà, comme professeurs de médecine, des figures bien installées dans leur domaine, on a aussi assisté à un relatif brassage au sein des élites médicales traditionnelles. Seuls cinq sont membres de l’Académie de médecine, alors que plusieurs spécialistes de virologie ou d’infectiologie depuis longtemps émérites, éloignés de la recherche, ne sont pas intervenus dans les débats, ou, dans le cas de l’octogénaire Luc Montagnier, l’ont fait avec une prise de position jugée déplacée. De manière générale, on trouve peu de professeurs émérites, ou alors d’assez fraîche date, jeunes septuagénaires, à l’image de Jean‑François Delfraissy.

Des figures nouvelles comme l’épidémiologiste Martin Blachier, avec sa « gueule » d’acteur, ou le réanimateur d’Hénin-Beaumont Arnaud Chiche, fondateur du collectif Santé en danger, se sont trouvés une place inattendue.

Peu de spécialistes reconnus par leurs pairs

En outre, on trouve des résultats très inégaux lorsque l’on considère leur reconnaissance par les pairs, mesurée il est vrai par le contesté h-index des citations, créé par le physicien Jorge Hirsch en 2005. Didier Raoult occupant également, à la faveur de sa productivité souvent jugée suspecte, la 1re place (107), suivi de près par le professeur lillois de santé publique Philippe Amouyel (101).

Les immunologistes comme Éric Vivier (87), Alain Fischer (74) ou Jean‑François Delfraissy (73), dont les travaux couvrent un spectre plus large, sont mieux placés dans ce classement que les virologues comme Bruno Lina (46), les infectiologues comme Yazdan Yazdanpanah (50), Gilles Pialoux (46) ou Éric Caumes (44), les épidémiologistes comme Arnaud Fontanet (47) ou Antoine Flahaut (38), ou les réanimateurs comme Lila Bouadma (38) ou Bruno Megarbane (41).

Classement des 15 experts qui comptent le plus d’occurences dans Google Actualités. Auteur.

La biomathématicienne non-médecin de l’Inserm Dominique Costagliola a un score élevé (75), alors que d’autres comme Catherine Hill (18), Laurent Toubiana (10) ou Pascal Crépey (10), épidémiologiste et biostatisticien à l’École des hautes études en santé publique, sont beaucoup plus bas, tous comme les simples médecins réanimateurs plutôt amenés à témoigner de leur pratique. La reconnaissance médiatique permet de brasser les cartes, en donnant leur chance à de bons clients, à l’aise devant une caméra ou un micro, qui n’ont pas nécessairement la plus grande reconnaissance de leurs pairs internationaux.

Les véritables spécialistes des maladies virales respiratoires apparaissent, à l’instar de Bruno Lina, directeur du centre national de référence sur la grippe, peu nombreux. D’autres sont plutôt spécialistes du sida (Jean‑François Delfraissy, Gilles Pialoux, etc.), des maladies tropicales (Éric Caumes), voire même du cancer (Catherine Hill), etc. De manière générale, les grippes annuelles ou les coronavirus habituels ne semblent pas mobiliser autant de chercheurs, ou du moins ne leur offrent pas, même dans le cas de la pandémie H1N1 en 2009-2010, un tel relais médiatique.

Dominique Costagliola, biomathématicienne non-médecin de l’Inserm, peut compter sur un h-index élevé, signe d’une forte reconnaissance par ses pairs. Christophe Archambault/AFP

Les membres du conseil scientifique, même s’ils sont très inégalement médiatisés, occupent une place de choix, son président Jean‑François Delfraissy en tête, suivi de Bruno Lina et Arnaud Fontanet (7e). Il y a un avantage évident à en être. Dans la mesure où leurs préconisations apparaissent directement à l’origine des politiques publiques adoptées, les médias sont particulièrement avides de les interroger, qu’il s’agisse d’anticiper ou d’expliciter ces politiques.

Mais d’autres spécialistes sont également très présents, sans pour autant se démarquer particulièrement des positions du conseil, à l’image de Karine Lacombe (9e) ou d’Antoine Flahault (11e), ancien professeur de santé publique à Tenon devenu directeur de l’institut de santé globale de l’université de Genève. Le débat s’est longtemps réduit entre Didier Raoult, rapidement démissionnaire du conseil scientifique, soutenu en dehors de l’IHU par le seul Christian Perronne, et les autres.

Les « rassuristes » emportés la deuxième vague

Plus tardivement sont apparues des figures que les médias ont classées dans les « rassuristes » en raison de leurs positions qui minimisent la gravité de l’épidémie, comme le professeur de physiologie du sport Jean‑François Toussaint ou l’épidémiologiste de l’Inserm Laurent Toubiana.

Didier Raoult a pu bénéficier pendant plusieurs mois, outre le public de la chaîne YouTube de l’IHU, d’une place exceptionnelle sur les antennes, avec des interventions qu’il réservait à de longues émissions spéciales sans contradicteur. Toutefois, l’audience tend à décliner, en raison la non-reconnaissance par les agences et autorités de santé nationales et internationales de son traitement à l’hydroxychloroquine.

Son attitude jugée grossière à l’égard de certains journalistes, femmes en particulier, l’a sans doute desservi également. Son soutien Christian Perronne a, de son côté, prononcé des accusations peu étayées à l’égard de ses confrères qui faisaient courir le risque de procès en diffamation.

Les « rassuristes » ont eu un temps une audience importante, mais ils tendent depuis quelques semaines, avec le désaveu que représente l’émergence d’une « deuxième vague » dont ils avaient pu longtemps contester l’occurrence, à être écartés des médias les plus reconnus, et à devoir se contenter d’émissions jugées « populistes ». Les occurrences sur Google Actualités peuvent aussi mesurer des relais auprès de réseaux sociaux ou blogs moins établis.

Avec l’aggravation récente de la crise, la parole des « alarmistes » est devenue hégémonique dans les grands médias, et les débats ne portent plus que sur la manière de se résister à la deuxième vague. Des dissidents comme Catherine Hill, qui remet en cause la stratégie en matière de tests, ou Éric Caumes, qui a proposé de laisser les jeunes se contaminer entre eux pendant l’été, sont plutôt rentrés dans le rang.

L’heure est à une mobilisation générale qui ne souffre plus guère de contradictions. Le spectre du judiciaire plane. Gilles Pialoux a pu ainsi, lors de la matinale de BFM-RMC du 27 octobre, menacer les « rassuristes » de devoir répondre en justice de leurs prédictions erronées.

À l’inverse, les erreurs dans les prédictions des « alarmistes » ne leur sont pas reprochées, par exemple celles relatives aux hospitalisations, réanimations et décès au 1er novembre faites par le conseil scientifique dans sa note du 22 septembre dernier. Dans ce cas, même leurs scénarios les plus optimistes se sont révélés excessifs (de 1 220 à 2 730 réanimations en Île-de-France, contre 920 en réalité).

Le chercheur clinicien Gilles Pialoux, engagé dans la lutte contre le Sida, fait partie du camp des « alarmistes ». Stephane De Sakutin/AFP

Actuellement, faire peur ne fait pas fuir les micros et caméras, au contraire. Pêcher par excès de pessimisme est toujours mieux perçu que l’inverse ; l’idée dominante est, de la part de spécialistes de santé qui relèguent les aspects économiques et sociaux au second plan, qu’on ne risque rien à prendre trop de précautions. La deuxième vague était annoncée depuis le mois de mai ; certains en sont maintenant à prendre de l’avance et annoncer le caractère inévitable d’une troisième voire quatrième vague.

Globalement, la difficulté de la science à être prédictive reste largement occultée, les médias incitant fortement leurs invités scientifiques à se projeter dans l’avenir. Cette crise donne à des médecins, en les amenant à ne pas se contenter d’étudier une pathologie et de rechercher des protocoles de soin, mais à définir des formes d’organisation sociale générale susceptibles de freiner la progression d’une maladie, un pouvoir exceptionnel ; celui-ci va bien au-delà, par les mesures attentatoires aux libertés individuelles qu’il justifie, des prescriptions habituelles en santé publique.

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