Depuis quelques semaines, la prise de conscience de l’importance de la santé mentale des populations est inédite et considérable. En fait, aucune campagne de sensibilisation à la santé mentale n’aura jamais eu autant d’impact que celui provoqué par la crise du Covid-19.
Près de 4 milliards de personnes sont confinées à la maison, de façon volontaire ou obligatoire, et sont plus sujettes au stress, à l’anxiété, la peur, la tristesse, la frustration, l’irritabilité et la colère. Les chefs de gouvernement parlent de santé mentale presque tous les jours lors de leur point de presse.
« C’est normal de se sentir angoissé ou stressé », a dit Justin Trudeau, le 29 mars dernier, avant de remercier les professionnels de la santé mentale qui offrent des services à distance.
Deux jours plus tôt, le premier ministre du Manitoba, Brian Pallister révélait avoir vécu plusieurs épisodes de dépression au cours de sa vie.
La pertinence sociale des technologies numériques en santé mentale n’a jamais paru si grande, alors qu’il y a encore quelques semaines, la cybersanté mentale n’était qu’un sujet d’experts ou une passion technophile.
Aujourd’hui, la mobilisation est générale en faveur de l’accélération de l’innovation et de la recherche dans ce domaine. En font foi les annonces du gouvernement du Manitoba, du gouvernement fédéral ou de la célèbre Association américaine de psychologie (APA). C’est inattendu, mais c’est une bonne nouvelle, car la télépsychothérapie, par exemple, est en retard par rapport à la télémédecine.
Un domaine encore jeune mais prometteur
La cybersanté mentale ou e-mental health est un domaine de recherche et d’intervention qui a émergé au début des années 2000. La télépsychothérapie en est la forme la plus connue, mais ce domaine est vaste et concerne aussi l’information médicale, la coordination des parcours de soins, les applications de prévention et de suivi, l’autogestion et les autosoins, ou l’entraide mutuelle en ligne. En somme, tout ce que l’on peut faire grâce aux technologies numériques pour offrir des soins et de l’information en matière de santé mentale peut être lié à la cybersanté mentale.
Cela ne signifie pas de remplacer les « psy » par des systèmes d’intelligence artificielle ou d’abandonner les rencontres en personne pour des consultations virtuelles. L’enjeu est plutôt d’exploiter le potentiel des technologies numériques pour améliorer l’accès aux soins ou leur efficacité, en particulier là où les approches usuelles sont peu accessibles, défaillantes, saturées ou absentes.
Comme le souligne la Commission de la santé mentale du Canada, les services de cybersanté mentale sont une solution complémentaire aux soins traditionnels. Par exemple, il existe des services numériques fondés sur la science pour détecter et gérer son stress (iSmart), surmonter l’insomnie (Sleepio), soutenir l’autogestion des troubles de l’humeur (Aller mieux à ma façon), ou atténuer l’impact des hallucinations auditives de la schizophrénie grâce à la réalité virtuelle (Centre Axel).
Ce type de services numériques de santé mentale, à condition de s’appuyer — comme ceux qui viennent d’être cités — sur des protocoles de recherche éprouvés, proposent des approches non pharmacologiques inédites.
Des enjeux de crédibilité et de confiance
Il existe des milliers d’applications pour téléphones mobiles en santé mentale mais très peu ont été validées scientifiquement. L’offre est confuse et hétérogène et l’efficacité de ces applications est souvent difficile à évaluer. À cela s’ajoutent les inquiétudes sur la confidentialité et la sécurité, le manque de disponibilité ou le peu de communication à destination du public.
La capacité des nouvelles technologies d’avoir un impact à grande échelle est bien réelle, mais elle n’a pas encore pris son envol. Très peu de services de cybersanté mentale répondent favorablement aux quatre critères de qualité suivants : la validation scientifique, l’expérience utilisateur, la confidentialité et la sécurité des données, ainsi que la viabilité économique du service.
Par exemple, les applications mobiles offertes par les start-up de santé mentale sont souvent très centrées sur l’expérience utilisateur mais peu validées sur les plans scientifique et éthique. À l’inverse, les applications conçues par des chercheurs cliniciens sont très pertinentes sur les plans clinique et éthique, mais négligent l’expérience utilisateur et la commercialisation.
La question de la téléconsultation
Le manque criant de solutions en télésanté mentale spécifiquement adaptées à la pratique du soin psychique conduit les services de télémédecine disponibles à répondre à la plus grande part de la demande, en particulier dans le contexte de la crise du Covid-19.
Les psychologues ou les psychothérapeutes qui souhaitent offrir leurs services à distance n’ont guère d’autre choix que de recourir à ces services génériques de télémédecine ou de vidéoconférence vers lesquels renvoient, en l’absence d’alternatives adaptées à la santé mentale, les associations professionnelles du secteur comme l’Association américaine de psychologie aux États-Unis ou l’Ordre des psychologues du Québec. Mais la télépsychothérapie n’est pas la télémédecine, et des solutions spécifiques à la santé mentale sont nécessaires.
Dans une consultation en face à face, en effet, les bureaux de psychologues ne ressemblent en rien à des espaces médicaux. Comme l’a bien montré mon collègue Francis Levasseur, les bureaux de psychologues sont des « espaces de la relation » qui obéissent à une codification particulière dans la disposition du mobilier et des objets.
Cet agencement de l’espace ou design du lieu fait pleinement partie du « cadre » offert par les psychologues et les psychothérapeutes. Que devient-il sur un écran ? Comment transposer l’esprit du cabinet dans une interface numérique ? En matière de cybersanté mentale, il s’agit là d’un enjeu majeur, qui ne doit pas être broyé dans l’urgence de la situation.
La psychothérapie n’est pas seulement un traitement : c’est aussi une expérience utilisateur au sein de laquelle la technologie joue un rôle de médiation entre le clinicien et le patient, que ce soit en ligne (avec des écrans et des interfaces) ou hors ligne (avec des murs et des chaises).