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De « faits divers » à fait de société, comment le viol est peu à peu devenu un sujet politique

"Le viol est un crime"
Une pancarte sur laquelle on peut lire “Le viol est un crime”, Versailles, le 24 septembre 2020. Christophe Archambault/Afp

« Glauques », « intimes », « aléatoires » : les récits de viol dérangent, importunent dans leur ensemble les journalistes chargé·e·s du suivi régulier des faits divers, majoritairement réticent·e·s à les couvrir exhaustivement. Les entretiens réalisés auprès d’une quarantaine de rédacteur·ices français·e·s dans le cadre de mes recherches doctorales mettent en évidence des résistances d’ordres divers. Jugées « journalistiquement risquées » par anticipation de la critique du défaut de preuve, ces narrations sont par ailleurs le plus souvent perçues comme « sensibles », potentiellement « impudiques » en ce qu’elles renvoient à l’intime.

L’analyse des Unes de quatre quotidiens nationaux (Le Figaro, Le Monde, Libération) et régionaux (Le Parisien) menée dans le cadre du projet « Cultures pénales continentales » l’illustre : sur l’ensemble des 1903 titres relevés au cours du dernier trimestre des années 2007, 2012 et 2017, moins de 2 % (32 titres) traitent des atteintes sexuelles corporelles, quand 16,6 % des titres portent plus largement sur des enjeux de sécurité et/ou de criminalité. Plus encore, Le Parisien produit à lui seul près des 2/5 des 305 articles relatifs à un dossier de viol relevés en 2005, 2010, 2015 et 2017 dans ces quatre mêmes journaux. Autrement dit, les dossiers de viol figurent parmi les sujets criminels les moins fréquemment couverts par la presse imprimée généraliste.

Le 23 décembre 1980, le viol est reconnu comme crime.

Le crime de viol, défini pour la première fois par la loi votée en 1980 à l’issue de la médiatisation retentissante du procès d’Aix-en-Provence, figure aujourd’hui parmi les enjeux politiques fréquemment traités par la presse française.

L’analyse de sa mise à l’agenda médiatique nous renseigne tout autant sur l’évolution des représentations médiatiques des violences sexuelles que sur l’histoire de leur politisation progressive, accélérée par la viralité du #MeToo.

Des situations individuelles « tragiques »

Statistiquement ordinaires, les affaires de viol sont traditionnellement perçues par les journalistes de presse écrite française comme autant de situations individuelles tragiques, indépendantes les unes des autres. En somme, un fait divers parmi d’autres.

Relaté non pour ce que l’on pourrait en dire mais bien pour ce qu’il est, le fait divers se distingue du fait de société par le désintérêt pour son environnement et ses causes. Le viol est dès lors traité comme un événement en soi, qui ne saurait à lui seul justifier une analyse systémique en termes de rapports de genre, de classe ou de race entre les parties prenantes.

L’assimilation des dossiers de viol au genre journalistiquement peu valorisé du fait divers permet de comprendre la difficile politisation de ces sujets par la presse écrite.

Un décalage entre presse nationale et régionale

Si les presses écrites nationale et régionale couvrent tendanciellement les mêmes types de configurations de viol – à savoir, les viols perpétrés par une personne connue de la victime, indifféremment dans l’espace dit public (rue, lieu professionnel, hôtel, etc.) ou privé (domicile), le quotidien régional Le Parisien se distingue par une plus forte propension à relayer le script du « vrai » viol, commis dans l’espace public par un individu peu ou pas connu de la victime.

Cette configuration idéal-typique du viol jugé « crédible » au vu des circonstances énoncées, est présente dans ¼ des articles publiés par le quotidien régional, pour environ 1/10 des contenus du Monde, du Figaro et de Libération.

La recherche de la « proximité avec le lectorat », au cœur de la ligne éditoriale du quotidien régional, explique en grande partie la plus forte tendance du Parisien à traiter ce type de viol, supposé intéresser les usagers des espaces et transports publics, sujets à la fatalité de ces événements dramatiques. La référence à la proximité géographique, économique et sociale du fait divers avec son audience est plus largement valorisée par l’ensemble des titres de presse quotidienne régionale, comme tend à le confirmer mon enquête en cours.

#MeToo : de faits divers à fait de société

Si la médiatisation exceptionnelle des violences sexuelles observée à la suite de la mobilisation numérique #MeToo n’a pas contribué à modifier le traitement différencié des configurations du viol par les presses nationale et régionale, elle se distingue par la diversification des cadrages journalistiques de ces sujets.

Diffusé à travers le monde en réaction aux accusations pour harcèlement sexuel, agressions et viols formulées à l’encontre du producteur de cinéma américain Harvey Weinstein à l’automne 2017, le mouvement #MeToo s’est immédiatement imposé aux yeux des journalistes des rédactions parisiennes comme un événement historique singulier, révélateur d’un problème social mésestimé :

« […] on ne peut pas appréhender un phénomène quand on n’a pas de chiffres. Et en général les pouvoirs publics sur ces sujets n’ont pas de chiffres. […] Quand on a vu le nombre de tweets, c’était énorme ! […] Donc on s’en est emparés. » (Marie, journaliste au Parisien)

#MeToo hashtag
#MeToo hashtag, est la campagne encourageant les femmes à dénoncer les expériences d’abus sexuel qui a déferlé sur les médias sociaux à la suite de la vague d’allégations visant le producteur hollywoodien Harvey Weinstein. Bertrand Guay/AFP

La publication continuelle de témoignages de femmes dénonçant des violences sexuelles exercées par des hommes dans des contextes sociaux variés (professionnel, familial, conjugal, amical) a participé de la politisation inédite du traitement journalistique de ces enjeux, identifiable à l’imposition d’un cadrage thématique, « qui situe les enjeux et événements politiques dans leur contexte général ».

Concrètement, l’année 2017 se distingue par une hausse exceptionnelle du nombre de longs articles d’analyse, enquêtes et tribunes consacrés à ce thème : aux environs de 5 % en moyenne entre 2005 et 2015, les contenus de plus de mille mots représentent plus d’un quart des publications entre octobre 2017 et octobre 2018 (25,3 %).

Systématiser pour politiser

À la suite de #MeToo, la médiatisation du viol – et plus largement, des violences à caractère sexuel – se démarque de la couverture usuelle de ces sujets par la conduite d’enquêtes sans précédent au sein de secteurs variés (politique, culture, santé, sport), spécifiquement ciblés tant pour leur supposée portée auprès de l’audience, que pour la présence de sources jugées susceptibles de s’exprimer sur le sujet :

« Il y avait des rumeurs persistantes depuis des années dans Paris. On avait une liste de noms, avec même des présentateurs de journal télévisé, des hommes politiques… Donc là tout est ressorti ! […] On a chacun essayé de se souvenir des rumeurs qui nous étaient remontées à l’occasion d’anciennes enquêtes. Ensuite, chacun dans sa spécialité a recontacté ses sources pour se mettre à jour et préciser tout ça. » (Louise, journaliste au Monde)

Alors que plus de la moitié des articles publiés entre 2005 et 2015 mettent en cause des membres de l’Église catholique pour viols sur mineur·e·s, la quasi-totalité des dossiers relayés par la presse française étudiée en 2017 incrimine des personnalités publiques de premier rang, pour moitié titulaires d’un mandat d’élu politique.

Les rédactions nationales ont ainsi poursuivi la dénonciation du sexisme en politique, amorcée depuis plusieurs années par l’engagement de femmes journalistes à travers notamment la publication de tribunes professionnelles. « Bas les pattes ! » en 2015 ou une tribune plus récente sur FranceInfo rappellent ainsi que les violences sexuelles, présentes dans l’ensemble de la société, s’inscrivent dans des rapports de force préexistants, particulièrement observables au sein de l’arène politique, lieu de conquête et d’exercice du pouvoir.

Pensons aux affaires alors qualifiées de « scandales sexuels » ayant marqué l’actualité politique de ces dix dernières années : Dominique Strauss-Kahn (mis en cause judiciairement en 2011 pour agression sexuelle, tentative de viol et séquestration ; dossier clos par une transaction civile en 2012), Denis Baupin (mis en cause judiciairement en 2016 pour harcèlement sexuel et agressions sexuelles ; classement sans suite en 2017 pour prescription ; condamné en 2019 à indemniser les femmes contre lesquelles il avait porté plainte pour dénonciation calomnieuse), Georges Tron (mis en cause judiciairement en 2011 par deux anciennes employées pour viols et agressions sexuelles en réunion ; acquitté en 2018 ; procès en appel renvoyé à début 2021) et Gérald Darmanin (mis en cause judiciairement par une première plaignante en 2018 pour viol, harcèlement sexuel et abus de confiance ; classement sans suite en 2018 ; reprise des investigations en 2020 ; mis en cause judiciairement en 2018 pour abus de faiblesse par une seconde plaignante ; classement sans suite et démenti).

L’intérêt nouveau des rédactions pour la démonstration des logiques d’« emprise » au sein de « systèmes dysfonctionnels » témoigne de l’introduction dans la presse nationale d’une analyse sociologique de ces comportements, jusque-là davantage perçus comme le fait d’individus jugés moralement déviants que de rapports de domination multidimensionnels (de genre, race et classe) :

« Pour moi l’emprise, c’est vraiment ça [à propos d’un syndicat]. […] C’est du harcèlement de femmes, c’est du harcèlement en meute, c’est du harcèlement d’hommes qui se donnent de la force entre eux, qui se cooptent. C’est des agressions, des viols. […] Cette organisation régit votre vie de [militante], et donc régit votre vie sexuelle, vos connaissances, vos vacances. […] Nous, on cherche à raconter l’emprise politique et psychologique qui crée un environnement favorable, finalement, à ces dérives sexuelles. » (Anne, journaliste à Libération)

La démultiplication de révélations impliquant des institutions et secteurs divers vise en ce sens la démonstration du caractère universel des violences sexuelles contre les femmes. L’attention prêtée en 2020 à des affaires impliquant les milieux littéraires, sportif (patinage français, natation, équitation, roller derby, athlétisme) et plus récemment encore musical (#MusicTooFrance) illustre l’approfondissement de la désectorisation de la médiatisation du viol observée dans le prolongement de #MeToo, prémices de l’affirmation du continuum des violences masculines.

L’affirmation du continuum des violences misogynes

La politisation du traitement journalistique du viol s’observe enfin par le renouvellement des catégories médiatiques employées pour désigner l’ensemble des violences subies par les femmes, d’ordre verbal, psychologique, physique comme sexuel (insultes, harcèlement, agressions, viol, etc.).

L’imposition progressive des expressions « violences sexuelles et sexistes » ou encore « violences faites aux/contre les femmes » témoigne de l’importation réussie d’un schème de lecture systémique des violences commises majoritairement par des hommes contre des femmes.

Par-delà leur fonction de synthèse évidente, ces catégories de langage permettent aux journalistes de souligner la domination de genre régissant les relations entre hommes et femmes, sans citer explicitement les travaux féministes dénonçant notamment la banalisation des violences sexuelles (« culture du viol »), s’évitant, par là même, la critique du journalisme militant – partial donc.

La publicisation des discussions internes aux rédactions engendrées par la réappropriation mise en scène de certains termes militants (pédocriminalité, féminicide) met toutefois au jour la persistance des tensions relatives à la définition du rôle des journalistes et de leur distance au politique.


Les termes et expressions entre guillemets sont extraits d’entretiens conduits avec des journalistes de presse imprimée généraliste française. Les prénoms des journalistes cité·e·s ont été modifiés dans le souci du respect de l’anonymat.

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