Le premier ministre israélien sortant Benyamin Nétanyahou, pris au piège électoral et désormais sans majorité pour gouverner, avait tout parié sur le thème de l’ultra-sécuritaire dans sa campagne – une thématique également reprise par ses opposants. Or, si cette rhétorique est ancienne et trouve un fort écho dans la culture populaire, notamment dans le cinéma et les séries, elle est aussi largement éculée.
Deux des plus grands succès audiovisuels des dernières années en Israël ont chacun suscité la polémique, pour des raisons opposées. Fauda, série qui suit une unité spéciale d’agents israéliens infiltrée dans les territoires Palestiniens et qui a accumulé les récompenses, a été la cible d’un appel au boycott en 2018.
Le diffuseur, Netflix, a été interpellé par La Campagne palestinienne pour le boycott académique et culturel d’Israël, qui a accusé la série d’être une entreprise de propagande au service de l’état et de légitimer une politique raciste.
Foxtrot, pour sa part, primé à la Mostra de Venise, s’est attiré les foudres du gouvernement israélien, qui est allé jusqu’à brandir la menace rarissime de la censure. Les autorités ont en effet considéré que le film donnait une image inacceptable d’Israël et de son armée en faisant le portrait de soldats démotivés, assassinant de jeunes Palestiniens dans un moment de panique, et tributaires d’une institution militaire bureaucratique, surtout soucieuse de contrôler les familles des soldats et de dissimuler ses erreurs.
Dans les deux cas, ces œuvres ont bénéficié de soutiens considérables. Une pétition lancé par des cadres des studios hollywoodiens a circulé pour Fauda tandis qu’une vaste campagne de mobilisation du monde culturel et de la gauche israélienne est venue appuyer le réalisateur de Foxtrot, Samuel Maoz.
Une autre représentation des forces armées
Fortes de leur succès, ces œuvres ont attiré l’attention de différents observateurs y compris à l’international, tendant à les interpréter comme le miroir des divisions politiques d’Israël.
Ainsi il est séduisant de considérer Fauda comme une série de « droite », associant Lior Raz, son créateur et acteur principal, au premier ministre israélien. D’autres pourraient voir Samuel Maoz, réalisateur de Foxtrot, comme une sorte de porte-parole culturel de Benny Gantz, ancien chef de l’armée israélienne à l’image plus libérale que son rival Nétanyahou, quand bien même Maoz se situe plus à gauche que ce candidat.
Or, loin de se réduire à de telles images simplistes, ces deux œuvres ont en commun de participer à la redéfinition de la représentation des forces armées en Israël, et de mettre en lumière les paradoxes politiques du pays.
La violence comme expérience personnelle
En réalité, les logiques qui ont amené à la production de ces deux œuvres sont bien plus proches qu’il n’y paraît. De fait, paradoxalement, toutes deux racontent des histoires très semblables, et il est facile d’imaginer que les soldats qui apparaissent dans Fauda à l’arrière-plan pourraient être ceux de Foxtrot.
Ce que ces deux œuvres relatent avec des esthétiques différentes, c’est avant tout la violence exercée par l’armée israélienne au cours des années 2010.
Cette violence a certes diminuée, comparativement aux années 90 et notamment depuis les événements les plus durs de la seconde Intifada telle que l’opération Rempart de 2002, lorsque l’armée israélienne s’était redéployée dans des zones autonomes de Cisjordanie, détruisant une partie du camp de Jénine, action marquée par une violente polémique internationale et domestique sur l’usage excessif de la force.
Or cette violence a perdu sa dimension uniquement militaire en s’installant dans une logique de sécurisation et de contrôle. Fauda et Foxtrot montrent ainsi la routinisation de la violence, qu’il s’agisse des agents en opération pour contrer les activistes installés dans les territoires Palestiniens, ou des soldats qui tiennent les points de contrôle.
Les deux œuvres ont en outre en commun de puiser largement dans l’expérience de leurs réalisateurs : Samuel Maoz, vétéran de la guerre du Liban au sein de Tsahal, l’armé israélienne, avait déjà largement évoqué son passé dans le semi-autobiographique Lebanon.
Il reprend ici certaines thématiques comme le rôle des barrages et de la segmentation de l’espace, devenus des tropes visuels du cinéma israélien sur le conflit avec les Palestiniens.
Lior Raz, tout comme son partenaire et co-scénariste Avi Issacharoff, sont tous deux des anciens soldats d’élite de l’unité d’infiltration connue sous le nom de Douvdevan. Ils ont largement puisé dans leur expérience pour créer la série.
Confronter les tabous
Foxtrot apparaît comme un point d’aboutissement provisoire du cinéma politique israélien, critique des institutions du pays, en particulier de son armée. Ce cinéma s’est développé depuis les années 80, avant de connaître une sorte d’âge d’or entre les années 90 et 2000, avec, en chef de file, Amos Gitai. Une génération de réalisateurs très marqués à gauche a suivi avec notamment Joseph Cedar, Eytan Fox, Dover Kosashvili…
Ces auteurs et réalisateurs furent très marqués par les traumatismes des années 80 comme les massacres de Sabra et Chatila puis durant la première Intifada, au Liban et en Palestine. À la faveur d’une réorientation de l’industrie cinématographique israélienne, ils ont voulu se confronter aux tabous du pays, en particulier celui de la violence exercée à l’encontre de ses adversaires et des citoyens israéliens.
Si l’armée n’est pas remise en cause en tant que telle, ce qui est contesté est le processus de brutalisation à l’œuvre au sein des troupes, et la déshumanisation d’un adversaire que l’Intifada et les massacres de 1982 avait obligé à regarder en face.
Fauda vient d’un univers audiovisuel plus récent, celui qui s’est développé durant les années 2010 avec l’apparition de séries télévisées israéliennes populaires, aux intrigues très maîtrisées, et qui se signalent par le soin apporté à l’écriture de leurs personnages, comme Hatufim qui a inspiré la série Homeland ou False flag.
Dans ces séries, les mêmes thèmes sont abordés avec une mise en scène de l’appareil sécuritaire, et de l’habitude d’un rapport quotidien à la violence, sans effets excessifs de coups de théâtre, donnant des récits particulièrement fluides et cohérents, tout en maîtrisant le suspense.
Beaucoup plus spectaculaire que le film de Maoz, Fauda privilégie ainsi une mise en scène nerveuse et des effets de montage pour développer son propos, favorisant l’immersion du spectateur dans l’atmosphère étouffante qu’elle met en scène.
La série entretient ainsi parfois ses défauts : à trop se focaliser sur le tempo, elle oublie parfois de donner du recul au spectateur. Foxtrot quant à lui, tout à sa recherche esthétisante, s’approche parfois de certaines lourdeurs pour transmettre son message.
Des troupiers dépressifs
Cependant, malgré ces différences, les deux œuvres sont étonnamment proches.
L’un des protagonistes de Foxtrot, Michael, que la mort de son fils oblige à revenir sur ses propres traumatismes, mutique, brutal par moments, ressemble à s’y méprendre à une version plus mûre de Doron, le héros de Fauda. Ce dernier, mû par l’adrénaline de sa mission, ne parvient pas vraiment à percevoir ses propres fêlures, dévoilées pourtant au spectateur.
Fauda, tout comme Foxtrot, se place parmi les héritiers du cinéma israélien des années 70 et 80, un cinéma qui a refusé le modèle héroïque, centré sur le pur héros sioniste tels que les personnages de He walked throught the fields, ou de La colline 24 ne répond plus, tournés dans les premières décennies après l’indépendance.
Bien que Fauda s’appuie sur des soldats d’élite comme personnages principaux, la série refuse justement de faire d’eux des héros. Au final, l’accumulation des combats de Doron et de ses hommes paraît vide de sens et futile. En ce sens, ces personnages se rapprochent de Foxtrot et de ses troupiers dépressifs installés sans but ni raison dans un poste de garde, perdus au milieu du désert.
Refléter un monde régi par le tout sécuritaire
Ces œuvres interrogent ainsi les missions des troupes israéliennes. Ces dernières se rapprochent plus d’un travail de police employée à des tâches de sécurité qu’à des missions de guerre. En filigrane, se profile aussi le questionnement du développement exponentiel des groupes de sécurité privée qui fait que l’armée est employée à des tâches de contrôle civil, alors que les civils sont recrutés dans des emplois militarisés.
Les batailles sont absentes, remplacées par une obligation de constante vigilance dans des espaces réduits, symbolisés à l’écran par les quatre pas de danse symboliques de Foxtrot, l’espace clos des Territoires dans Fauda. On y contrôle de façon obsessionnelle les gens, la terre, les barrages, au risque de finir par s’y enfermer soi-même, dans un huis clos où règne une violence banalisée.
Tuer par erreur des Palestiniens chez Maoz n’est plus un événement pour l’armée, tandis que la mort de leurs adversaires se banalise au fil des missions des soldats infiltrés. Les Palestiniens eux-mêmes deviennent alors un simple prétexte justifiant un monde régi par le tout-sécuritaire.
L’apparition de Daech dans la seconde saison de Fauda est le pendant par l’action du vide de Foxtrot : l’adversaire proche n’en est plus vraiment un et Israël est invité à s’interroger via ces œuvres sur sa situation. Sur-armé, comment le pays peut-il faire face à un danger de plus en plus diffus et difficile à conceptualiser ? Le pays paye ainsi la rançon de sa politique d’invisibilisation de l’adversaire, devenu fantomatique sur les écrans.
Des métaphores d’un pays en quête de sens
Ces deux fictions, prises comme métaphores de la situation du pays, questionnent de façon parallèle à la fois les représentations d’eux-mêmes des Israéliens, et le discours politique sur la sécurité qui envahit l’espace public.
« Malheureux les pays qui ont besoin de héros » le mot de Bertolt Brecht fait sens ici. Israël ne donne pas de lui-même un portrait heureux mais fait l’effort de refuser l’héroïsme comme solution de facilité, un constat partagé par les créateurs de Fauda, que la prochaine saison entraînera à Gaza. Et qui résonne aussi avec les paroles d’Amos Gitai entendues lors de son séjour au Collège de France.
Tandis que l’héritage du sionisme des premières décennies est en déshérence, que le cycle du processus de paix semble s’achever sur une aporie et que la sécurité tient lieu de politique au détriment de la réflexion, dans une société lassée de la guerre et fatiguée des polémiques politiques, ces productions offrent, chacune à leur façon, une occasion de remettre en question d’éventuels nouveaux grands récits dans un pays en butte à une redéfinition cruciale de son identité.