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De la rue à l’écran : rencontre avec Kenny, Loubna et Mickaël

Kenny et Loubna. Comme tout le monde

Nous passons devant eux sans les voir. Nous avons peur de les regarder. Ils nous gênent. Parfois nous murmurons un bonjour furtif avant de hâter le pas. Ou bien nous hochons de la tête, « Ils sont jeunes, ils pourraient travailler quand même ! »

Ils, ce sont ces 20 000 jeunes qui, au moment de ma thèse, demeuraient sans domicile en France.

Selon l’enquête Insee parue en 2001, ce chiffre correspond environ à 35 % de la population sans domicile, soit 0,3 % de la population française. En 2013, selon un autre rapport de l’Insee, « 40 % des personnes qui appellent le 115 sont des moins de 25 ans », un chiffre qui devrait alerter les pouvoirs publics selon la Fondation Abbé Pierre.

Pourtant, ces jeunes demeurent, dans une certaine mesure, invisibles dans la sphère médiatique, politique, intellectuelle.

Vulnérables depuis l’enfance

Les jeunes sans domicile sont en situation de vulnérabilité depuis l’enfance, voire depuis la naissance : maltraitance et souffrance intrafamiliale, séparation et instabilité parentale, privation d’attachement, multiplication des référents identitaires et des lieux de vie. Ainsi à Paris et sa proche banlieue, 27 % des jeunes hommes sans domicile et 39 % des jeunes femmes sans domicile ont été placés dans le dispositif de protection de l’enfance.

Leurs trajectoires sont marquées par une succession de domiciles différents, dans des zones géographiques différentes. Ils quittent le domicile de la famille nucléaire ou en sont expulsés pour vivre en foyer de la protection de l’enfance, familles d’accueil, au domicile de la famille étendue, d’amis, de partenaires amoureux ou sexuels, de clients de prostitution, en foyer pour jeunes travailleurs, hôtel, hôtel social, centre d’hébergement, centre pour jeunes délinquants, prison.

À travers le travail de terrain sur dix jeunes sans domicile à Paris et à New York effectué durant quatre ans pour ma thèse de sociologie, j’ai observé que trois catégories de jeunes émergent.

Certains jeunes sans domicile sont très exclus. Ils manifestent un traumatisme du lien social, sont incarcérés, vivent dans la clandestinité et/ou portent des troubles de maladie mentale qui ne sont pas traitées. À Paris et sa proche banlieue, (close suburbs), 24 % des jeunes femmes et 40 % des jeunes hommes qui étaient sans domicile ou en situation précaire ont rapporté au moins une tentative de suicide.

D’autres jeunes alternent des périodes d’inclusion et d’exclusion sociale. L’aide familiale, publique reçue est précaire.

Enfin, des jeunes quittent la situation de sans domicile. L’influence du partenaire dans le couple est prépondérante. Le réseau de la famille du partenaire permet de s’extraire de la rue.

J’ai voulu vulgariser mes recherches auprès de ces jeunes à travers le documentaire Comme tout le monde qui retrace les parcours de Kenny, Loubna et Mickaël.

Je suis auteur, sociologue de ce long-métrage tourné à Paris. Avec Philippe Dinh et Patrick Muller, réalisateurs, notre objectif est de non seulement sensibiliser le grand public et les institutions mais aussi de donner une voix à ces jeunes qu’on ignore.

Bande-annonce du film documentaire Comme tout le monde, 2015.

Kenny, Loubna et Mickaël

Je connais Kenny, Loubna et Mickaël depuis une quinzaine d’années notamment grâce mon stage d’éducateur spécialisé dans un club de prévention spécialisée.

Ils ont participé à ma recherche en master et/ou en doctorat. Une relation de confiance s’est instaurée. Ils se sont montrés enthousiastes à l’idée de participer au projet et souhaitent sensibiliser le grand public à la vie dans la rue. Par ailleurs, leur personnalité et leur histoire sont différentes permettant, ainsi de montrer des expériences de vie, de rue diversifiées.

Ce documentaire raconte leurs histoires, les suit sur leurs lieux de vie, de survie pendant quatre ans et partage leur moment de joie, d’envie, de tristesse, de doute. Kenny, Loubna et Mickaël ne sont pas représentatifs de la population jeune sans domicile car chaque jeune a sa propre trajectoire avant, pendant les épisodes de rue.

Grâce à eux et à une équipe bénévole, nous avons tout d’abord réalisé une web-série (en partenariat avec le Huffington Post) puis avons réussi à lever des fonds pour le documentaire.

Kenny, Loubna et Mickael visionnant le documentaire pour la première fois. 2015. _Comme tout le monde_

Entre violences et solidarités

Aux États-Unis, où l’on recense des centaines de jeunes sans domicile sans statistiques claires, la rupture du lien de filiation est plus violente, instantanée et, parfois, totale marquée par un changement de nom suite une adoption, l’usage d’un surnom ou au changement de sexe.

Différentes formes de solidarités précaires se créent cependant avec les amis, les conjoints en France comme aux États-Unis.

En France, la famille du conjoint joue un rôle déterminant. En revanche, les types de liens de solidarité élective sont plus nombreux aux États-Unis : le lien de filiation peut éventuellement être compensé par les parents adoptifs, les tuteurs légaux, les amis L.G.B.T., les sugar daddies.

Par ailleurs, le lien de citoyenneté compense le lien de filiation différemment en France et aux États-Unis. En France, les institutions de la protection de l’enfance remplacent, dans une certaine mesure, le rôle joué par la famille étendue aux États-Unis.

Néanmoins, à Paris, les jeunes fuguent ou sont exclus des familles d’accueil, des foyers de l’enfance, des centres d’hébergement et font des allers-retours entre une vie avec domicile et sans domicile. Ainsi, les jeunes à Paris ont davantage de possibilités de sortir de la rue par les études professionnelles et le travail que ceux de New York. Des jeunes sans domicile en France travaillent aussi durant leur scolarité en alternance.

Au-delà des « galères » de la rue, le documentaire cherche avant tout ce qu’est aussi la jeunesse sans domicile : des histoires d’amour nées dans la rue, des hommes et des femmes qui apprécient et racontent l’histoire et l’architecture de la ville qu’ils arpentent plus que quiconque, des lectures, des amitiés et des solidarités qui se nouent. Derrière une personne sans domicile, comme Kenny, Loubna et Mickaël, il y a quelqu’un « comme tout le monde »…


Prochaine projection : le 4 octobre aux Grands Voisins, à Paris. The Conversation est partenaire du documentaire « Comme tout le monde » ; nous publierons de courtes chroniques dévoilant un aspect du film. Toute institution – école, collège, lycée, collectivité territoriale, association, théâtre, cinéma, entreprise – souhaitant organiser une projection peut contacter les auteurs et le lien vers le documentaire sera transmis.

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