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De l’espace à la littérature, explorer les frontières : le prix littéraire Léonora Miano

Léonora Miano. Wikimédia, CC BY-SA

Sous l’impulsion du Centre de recherche en géographie (Loterr) et du Centre de recherche sur les médiations (Crem), l’Université de Lorraine et l’Université de la Grande Région se sont associées pour lancer la première édition du prix littéraire Frontières–Léonora Miano, qui récompensera lors du Festival Le Livre à Metz, Littérature et journalisme, le meilleur roman français ou étranger traitant des relations frontalières entre les espaces.

Littérature et géographie : porosité des frontières

Alors que pendant longtemps, la littérature n’avait qu’une valeur documentaire pour les géographes en tant que reflet mimétique d’une réalité géographique préexistante, on assiste à un virage conceptuel avec l’arrivée d’une génération de géographes (Marc Brosseau, Bertrand Lévy, Mario Bédard, Michel Lussault, Joanne P. Sharp) qui ne considèrent plus « le texte littéraire comme simple témoin d’un habiter particulier mais comme un acteur et même un enjeu d’un mode d’habiter ». Marc Brosseau établit clairement une distinction entre une « géographie littéraire » en tant qu’outil d’analyse interne centré sur l’interprétation des représentations des lieux et paysages dans la littérature et une « géographie de la littérature » cherchant à examiner le rôle de la spatialité au sein du processus créatif.

Cette prise de position géolittéraire a donné lieu à l’expérimentation de notions théoriques communes comme la carte, le paysage ou la frontière en tant qu’« objet spatial en mutation », dont les écrivains ont su également se saisir, à l’instar de Sylvain Tesson (Géographie de l’instant, 2012), auteur « vagabond des frontières » explorant les lisières, les espaces de l’entre-deux, d’Olivier Weber écrivain-voyageur et grand reporter des territoires fracturés décrivant les limites géographiques et politiques du monde (Les Frontières, 2016) pour qui « le livre est un passeport, un pays sans frontière » ou encore de Jean Portante (Le Frontalier, 2021) offrant à l’écrivain cette possibilité de nomadiser à partir d’un mouvement de déterritorialisation et de reterritorialisation entre le Luxembourg, la France et l’Italie.

En cela, pour les études littéraires (géopoétique, géocritique), l’œuvre littéraire devient un moyen d’accès à l’idéalité des lieux, à l’imaginaire du territoire, comme le rappelle BertrandWestphal : « la fiction ne reproduit pas le réel, mais elle actualise des virtualités inexprimées jusque-là, qui ensuite interagissent avec le réel » (B. Westphal, La Géocritique. Réel, fiction et espace, Paris, Éditions de Minuit, 2007, p. 171.)

Création d’un prix littéraire : spatialité, médiations et communication interculturelle

De la réflexion de Pascale Casanova sur les récompenses littéraires comme mécanismes de « littérarisation » des textes (La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 192), à la vaste étude de Sylvie Ducas (La littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires, Paris, La Découverte, 2013) sur le prix littéraire comme « récit de la sensibilité littéraire de son époque », ces formes de reconnaissance et marqueurs de légitimité sont multiples et diverses. On mesure aussi son paradoxe entre valeur symbolique et marchande :

« À ce titre, le dispositif des prix littéraires illustre un espace incontournable de reconnaissance littéraire de l’écrivain par ses pairs ou par des jurys de professionnels ou d’amateurs, de visibilité médiatique accrue – quoiqu’éphémère – ayant partie prenante avec le dispositif de création de toutes pièces d’un best-seller et de prescription littéraire travaillée par des facteurs exogènes à la consécration auctoriale (lecture en déclin, livre concurrencé par d’autres biens culturels, professions du livre menacées par le numérique et la pléthore de marchandises). »

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Partant d’un double constat : d’une part les prix littéraires ont très peu investi « l’espace » des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel français et d’autre part, de manière générale, ils sont rarement dédiés aux écrivaines, fait notable renforçant une certaine invisibilité des femmes dans la société, nous avons donc souhaité mettre en place, à partir de la communication interculturelle construite avec nos partenaires transfrontaliers (Allemagne, Belgique, Luxembourg) et des médiations culturelles élaborées, un déplacement interrogeant les effets de seuils, d’échelles et la perméabilité des limites géographiques, politiques et sociales.

En hommage à l’écrivaine camerounaise Léonora Miano d’expression francophone, autrice de textes engagés (Rouge impératrice, Crépuscule du tourment, Habiter la frontière, Afropéa) et qui consacre son œuvre à des questions universelles comme celles de l’identité, de la place de l’Afrique dans le monde, de la colonisation et des frontières, le prix Léonora Miano est une récompense décernée aux autrices et auteurs qui, par leur production littéraire, participent dans le monde à une réflexion sur les limites séparant les entités territoriales qu’elles soient réelles, symboliques ou imaginaires.

En qu’espace de désignation d’une valeur esthétique, attaché à la littérarité, ce prix présidé par l’écrivain Michel Bussi est composé d’un jury associant professionnels du monde du livre, de la culture, du journalisme et de la recherche qui sélectionnera prochainement le lauréat en fonction de la sélection des 10 œuvres de cette première édition.

Les frontières comme enjeu de société

Les romans qui concourent pour le prix littéraire et la diversité des thèmes abordés nous renvoient à la complexité de ce que sont les frontières dans notre monde contemporain. Les frontières sont tissées de différences, à leur endroit se confrontent des sociétés organisées suivant des règles distinctes ; elles sont également tissées de flux, de rencontre et de brassage, que ce soit de façon très locale ou dans les migrations internationales. Dans ce dernier cas, les frontières présentent aussi une dimension tragique au regard des nombreuses années souvent requises pour les traverser une à une, du point d’origine jusqu’à la destination, pour ceux qui ont la chance d’y parvenir.

Les romans qui concourent renvoient à la complexité de la notion de frontière. Pixabay

Interroger les frontières telles qu’elles sont abordées dans la littérature, cela revient aussi à questionner l’origine des processus à l’œuvre dans le monde contemporain, depuis les invasions coloniales jusqu’aux défis de la décolonisation, que de nombreux pays affrontent encore. C’est enfin une façon de trouver des réponses à travers la formidable capacité humaine de se représenter le monde, de reconstruire la vision que nous avons de nous-mêmes et de l’autre au prisme des imaginaires, enfin de sonder ce besoin existentiel qu’ont les êtres humains de se mettre en relation.

À cet égard, Léonora Miano propose des éléments de réflexion particulièrement éclairants dans son œuvre, au croisement des frontières et des identités, et nous lui sommes reconnaissants d’avoir accepté d’être ambassadrice de ce nouveau prix littéraire.

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