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Débat : Et si nous et nos sociétés entrions dans nos « secondes vies » ?

Et si nous invitions les enfants à jouer à des jeux et participer à des activités où l’on ne gagne que si tout le monde gagne ? Shutterstock

Confucius disait que nous avons deux vies et que la seconde commence quand on comprend que nous n’en avons qu’une. Et si c’était vrai non seulement de chacune et chacun d’entre nous mais aussi de nos institutions, de notre démocratie, de notre espèce même ?

Et si nous n’étions pas invulnérables ? C’est l’une des grandes leçons du Covid-19. Accepter notre vulnérabilité constitue le premier pas vers la prise de conscience, collective, qu’éduquer à la compassion, transmettre nos expériences de solidarité sont essentiels. C’est également un moment opportun, pour la décision publique, de considérer le sujet du soin et de l’attention à l’autre, du « care », comme prioritaire.

Les écarts entre les gagnants et les perdants ne cessent de se creuser, et la pandémie a aggravé le phénomène. La foi dans la méritocratie en serait-elle responsable ? Cet idéal, associé au fonctionnement régulier des institutions démocratiques, à la croyance dans l’autonomie et la liberté d’action et de décision des citoyennes et citoyens, est en réalité fortement inégalitaire, conduisant les sociétés occidentales à ce que le philosophe américain Michael Sandel a nommé une véritable « tyrannie du mérite ».

Au final tout le monde perd à ce que cette illusion perdure, même les gagnants, parce que, pris dans une compétition perpétuelle, ils ont rompu avec l’idée de prendre soin, y compris d’eux-mêmes. Le sentiment d’une légitime supériorité nourrit la conviction de mérite. Aux États-Unis, en France et ailleurs, les élites sont très largement issues d’une reproduction sociale où le poids de l’héritage, en termes financiers ou de parcours, est considérable.


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À de nombreux égards, la méritocratie a remplacé l’aristocratie et cette logique finit par nourrir le mécontentement, le découragement, voire le ressentiment et la frustration, qui conduisent à la colère, à la violence et au populisme..

Pour une éthique de l’humilité

Afin de se recentrer sur le bien commun, il est essentiel de passer de la compétition à la coopération, de réduire les inégalités et de rompre avec une logique d’exploitation des autres et de la planète. L’éthique de l’humilité que Sandel appelle de ses vœux est davantage favorable au bien commun. Le contexte actuel nous y invite plus que jamais. Notre vulnérabilité collective, nous la pressentions. Longtemps marginaux, les travaux et discours sur la fragilité de l’écosystème terrestre et de la biosphère avaient, dès avant la pandémie, gagné de larges couches de l’opinion. Le Covid-19 a amplifié le phénomène : c’est en cela que nous changeons, si ce n’est de monde, du moins d’époque.


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Nous en avons pris conscience, à toutes les échelles : individuelle voire intime avec les effets des restrictions de nos vies sociales et affective, et même collective et globale à travers les multiples effets de la crise sanitaire sur l’organisation de nos écosystèmes, de nos économies, des espaces que nous habitons. Nous avons surexploité la planète, épuisé la biodiversité et le retour de bâton est proportionnel au sentiment de toute-puissance qui nous a mus pendant des décennies.

Cynthia Fleury : L’éthique du care ? (Chaire de Philosophie à l’Hôpital, 2018).

Une grande ligne de partage politique et géopolitique est, dès lors, mise au jour. Le choix que nous devons, ensemble, opérer, est simple. Beaucoup, déjà, parmi les « méritants », s’affolent : la peur d’une perte des repères cache mal la crainte de voir disparaître des privilèges et de s’effriter des entre-soi de sociabilité, de pensée, de pouvoir. Et cependant, ce qui est révolutionnaire, c’est de mettre du care dans chacune de nos activités et de reconnaître son caractère irremplaçable. C’est être davantage dans la compassion à titre individuel, autrement dit dans la compréhension des émotions de l’autre, mais c’est aussi et, surtout, rompre avec les logiques structurelles de domination.

Comme l’a souligné la philosophe Sandra Laugier, qui avait dès 2005 codirigé un ouvrage intitulé Le Souci des autres, éthique et politique du care :

« Le fait que des individus s’occupent d’autres, s’en soucient et ainsi veillent au fonctionnement ordinaire du monde, tout cela va de soi en temps normal, on ne le voit pas. Il y a quelque chose extrêmement nouveau dans le fait de prêter attention aux personnes dont on tenait pour acquis qu’elles étaient là pour servir, et dont la fonction apparaît aujourd’hui comme centrale dans le fonctionnement de nos sociétés »

C’est donc un projet politique dans lequel tout le monde a à gagner, à long terme, parce que nous sommes tous affectés. Tous, nous sommes nés on ne peut plus vulnérables, et nous le restons.

La lutte contre la pandémie rend ainsi plus urgente et sensible la prise de conscience de nos interdépendances. Quand nous échouons à mener une (géo)politique équitable de diffusion des vaccins et des traitements, nous en payons le prix collectivement. Des poches de virus subsisteront et, tôt ou tard, nous reviendront comme en boomerang.

Nous sommes également dépendants des autres espèces (biodiversité) et des facteurs physico-chimiques de notre environnement (ozone, climat, pollution dans les villes, etc.). Nous sommes tous embarqués sur le même navire, et, à l’échelle de l’univers, c’est un bien frêle esquif.


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Ce sont donc de nouveaux récits, de nouvelles règles, de nouvelles lois que nous devons rédiger, destinées à protéger les mécanismes par lesquels nous prenons soin les uns des autres et de la planète, en tant qu’individus et en tant que sociétés. Inévitablement, cela nous conduit à repenser, à refonder le projet des Lumières : vise-t-il la satisfaction des intérêts de quelques-uns ou bien du plus grand monde ? Si l’on regarde les effets autant, voire plus que les intentions, il est clair que le compte n’y est pas.

De nouvelles Lumières, plus inclusives

Les grandes crises mondiales accroissent la nécessité d’un dialogue international, interculturel et intergénérationnel. Il y a encore loin de la prise de conscience aux actes. Et cependant, les exemples, à travers le monde, de la mise en pratique de ces maximes sont nombreux dont nous pouvons nous inspirer. L’« Ubuntu », par exemple, est une notion issue de l’Afrique méridionale qui renvoie à cette idée de gratitude, de « care » et d’interdépendance. Elle dit en substance : « je suis ce que je suis grâce à vous » ou « je suis par ce que (parce que) nous sommes ». Une autre manière de le formuler pourrait être : « il faut tout un village pour élever un enfant ». La transmission est donc un levier majeur de cette nouvelle manière d’appréhender le réel.


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Mais ces sujets sont absents des programmes de notre méritocratie où les jeunes sont en compétition les uns avec les autres pour les savoirs d’hier. Et, cependant, nous pouvons les former à coopérer entre eux pour relever les défis d’aujourd’hui et inventer le monde de demain. On pourrait, de notre côté, les inviter à discuter de nos vulnérabilités ou de nos différences de point de vue sur une même réalité (par exemple en leur demandant de dessiner un objet puis de reconnaître que le dessin des autres, pour différent qu’il soit, représente bien la même chose).

Et si nous invitions les jeunes (et les moins jeunes) à jouer à des jeux et participer à des activités (en famille, à l’école, dans nos associations, nos universités, nos organisations) où l’on ne gagne que si tout le monde gagne ? Et si nous organisions des Olympiades de l’engagement où l’on reconnaîtrait leur capacité à contribuer au bien commun ?

Sandra Laugier : « il faut reconnaître nos dépendances, comme un trait de la condition humaine » (France Inter, 2020).

Alors que va s’ouvrir l’année européenne de la jeunesse, nous pourrions inviter à compléter le programme Erasmus qui favorise la rencontre entre jeunes de différentes nationalités. Et si nous favorisions la rencontre de « l’étranger », tout ce qui tend à nous le rendre familier, permet de promouvoir la tolérance et le vivre ensemble ? Et si nous prenions conscience que nous appartenons à des communautés emboitées et même à une très grande famille qui inclut tous les êtres vivants et que nous devons apprendre à prendre soin de chaque membre de ces communautés ?


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Faire preuve de compassion est non seulement bon pour ceux qui en bénéficient mais aussi pour ceux qui contribuent à apaiser la souffrance des autres. Cette approche individuelle se double d’un enjeu politique, collectif : il s’agit de contribuer à définir de vrais projets de société.

Les pays qui ont le mieux résisté aux premières vagues de la crise du Covid sont dirigés par des femmes qui, par leur expérience, ont su dire « nous sommes en care », alors que bien des hommes se sont crus en guerre. Des politiques qui, comme Jacinda Ardern en Nouvelle-Zélande, prennent soin des plus vulnérables contribuent à apaiser les maux de nos sociétés sont aussi largement réélues. Et si nous nous en inspirions en cette année électorale ?


Le prochain livre de François Taddéi, « Et si nous ? Comment relever ensemble les défis du XXIᵉ siècle » paraîtra aux éditions Calmann-Lévy, en janvier 2022.

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