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Débat : Européennes, mais où sont passés les « gilets jaunes » ?

A Ajaccio, le 13 mai 2019. Pascal Pochard-Casabianca / AFP

Depuis six mois, les éditorialistes les plus écoutés, les commentateurs les plus aguerris, les politologues les plus capables nous annoncent une mutation radicale de la vie politique française. À la première occasion, on allait voir ce qu’on allait voir : le mouvement des « gilets jaunes » allait bouleverser le paysage partisan et faire cesser l’illusion d’un soutien populaire au gouvernement, aux institutions de la Ve République et à l’intégration européenne. L’irruption des « gilets jaunes » au Parlement européen serait la grande surprise des élections européennes, en France et peut-être même ailleurs.

À force de refaire le monde sur les plateaux, dans les colonnes des journaux ou dans les amphis des facultés, ces analystes ont perdu de vue la réalité sociologique et politique de ce mouvement, que l’on peut enfin mesurer avec précision à l’issue de ces élections européennes.

Une fois encore, un simulacre d’élection présidentielle

Que nous apprend le scrutin de dimanche dernier ? D’abord, il confirme la bipolarisation de la vie politique française autour du Rassemblement national et de la République en marche, apparue à l’occasion de l’élection présidentielle de 2017.

Alors que les commentateurs ont souligné à loisir la victoire du premier sur la seconde, il nous semble plus exact de dire que les deux partis sortent également vainqueurs de cette élection en confirmant leur centralité. En effet, une fois de plus, la France a fait de l’élection européenne une présidentielle par procuration, comme cela avait été systématiquement le cas de 1979 à 1999, quand s’imposait déjà la règle de la circonscription nationale.

À l’époque, ce sont les leaders des partis qui prenaient la tête des listes, pour préparer ou rejouer l’élection présidentielle. En ces temps-là, tout comme dimanche dernier, l’attention des médias se portait pour l’essentiel sur les deux listes arrivées en tête. C’est absurde, puisqu’il s’agit d’une élection visant à désigner un ensemble de députés européens, et non de la conquête d’un unique siège : toutes les listes qui franchissent le seuil des 5 % participent à la répartition des sièges à pourvoir. Il n’y a pas même de « prime majoritaire » venant gratifier la liste arrivée première, comme c’est le cas pour les municipales ou les régionales, qui justifierait de s’intéresser au « vainqueur ». Ce concept est donc purement symbolique, produit d’un réflexe pavlovien de commentateurs obsédés par l’élection présidentielle.

En 2019, les règles relatives au cumul des mandats devaient empêcher ce détournement de l’élection européenne, en privant les responsables des partis de la possibilité de se présenter sans intention de siéger. La campagne s’est néanmoins muée, une fois de plus, en simulacre d’élection présidentielle : les têtes de listes étaient pour la plupart des inconnus, choisis pour ne pas faire d’ombre aux leaders des partis, qui ont conservé un rôle-clé dans la campagne.

Marine Le Pen, le 24 mai 2019, à Hénin-Beaumont (Nord). Philippe Huguen/AFP

Dans ce contexte présidentialiste, Emmanuel Macron et Marine Le Pen – qui ne siègeront ni l’un ni l’autre au Parlement européen – ont réussi à imposer l’idée que l’élection était une sorte de revanche de l’élection présidentielle, et que le vote utile s’imposait.

L'évaporation des « gilets jaunes » ?

Les exégètes du mouvement des « gilets jaunes », qui n’ont pas tari de pronostics et d’interprétations depuis six mois, sont aujourd’hui étrangement silencieux. Ils sont bien en peine de nous expliquer pour qui a voté le peuple en colère qu’ils décrivent si bien depuis le 17 novembre 2018.

Comme toujours en pareil cas, ils inventeront des intentions aux abstentionnistes. Mais l’argument tournera court, puisque la participation a fait un bond remarquable : dimanche dernier, 50,1 % des électeurs se sont déplacés pour aller voter, contre 42,4 % en 2014 et 42,6 % au second tour des législatives de 2017. L’abstention reste massive, mais pas au point de pouvoir être interprétée comme un rejet du système politique français.

Il est, par ailleurs, difficile de considérer que les « gilets jaunes » auraient boudé l’élection faute de liste à leur goût : 34 étaient en compétition, dont pas moins de trois issues du mouvement, qui ont toutes fait des scores anecdotiques (Ensemble Patriotes et Gilets jaunes : 0,6 %, Alliance jaune : 0,5 %, Mouvement pour l’initiative citoyenne : 0,03 %)

Électoralement, tout se passe comme si le mouvement des « gilets jaunes » n’avait jamais eu lieu : il est impossible d’en trouver une trace dans les résultats du scrutin de dimanche – sauf à considérer que les partisans de la détaxation du gazole auraient massivement voté pour la liste de Yannick Jadot.

Les « gilets jaunes » : 0,5 % de la population

Pour comprendre cette invisibilité du vote des « gilets jaunes », les faits ne doivent pas être analysés à la lumière d’intérêts ou de convictions.

Il faut, en revanche, se souvenir que, au plus fort de la mobilisation, le mouvement des « gilets jaunes » n’a réuni que moins de 0,5 % de la population française (287 000, selon le ministère de l’intérieur), ce qui est modeste au regard de l’histoire des mobilisations sociales et politiques des dernières décennies.

À l’origine, ce mouvement inédit dans sa forme et ses revendications a certes rencontré un fort écho de sympathie, mais comprendre le désarroi des populations les plus fragiles ou le ras-le-bol de l’automobiliste matraqué par les taxes et les radars automatiques, avant de l’être par les CRS, ne vaut pas rejet du système politique français dans son ensemble ou appel au remplacement d’Emmanuel Macron par Éric Drouet.

À Paris, le 4 mai 2019. Kenzo Tribouillard/AFP

Ce qui a réellement singularisé le mouvement des « gilets jaunes », ce n’est pas son ampleur, c’est l’écho qui lui a été offert par les médias et les réseaux sociaux. Sa médiatisation s’est nourrie de leaders hauts en couleur, prompts aux déclarations outrancières et aux dérapages, invités permanents des médias audiovisuels. Elle s’est repue du recours systématique à une violence télégénique contre les personnes et les biens, et au refus constant de respecter les formes légales de la mobilisation civique. Elle a été alimentée par l’esprit de revanche de l’ensemble des battus de l’élection présidentielle de 2017, ayant pour toute explication à leur échec les trahisons d’Emmanuel Macron. Elle a été sur-interprétée par des intellectuels en mal de révolution prolétarienne que le style présidentiel hérissait.

En somme, il n’y a pas de trace électorale du mouvement des « gilets jaunes » parce qu’il n’a jamais eu l’ampleur qu’ont bien voulu lui prêter certains journalistes, commentateurs et responsables politiques.

Comprendre néanmoins la mobilisation des « gilets jaunes »

Le mouvement des « gilets jaunes » n’en reste pas moins un phénomène sociologique et politique digne d’intérêt. Il convient d’en comprendre les sources, les formes et les ressorts, comme essaient de le faire patiemment certains chercheurs plus épris de science que de gloire médiatique. Il faut analyser ce que ce mouvement dit de l’épuisement des formes traditionnelles de la représentation en France, de la défiance d’une partie de la population vis-à-vis du pouvoir, des partis et des institutions, de l’émergence des réseaux sociaux comme outils de mobilisation et d’information.


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De même, il convient d’analyser les résultats des scrutins de 2017 et de dimanche dernier avec les concepts de la sociologie et de la géographie électorale, pour voir se dessiner deux France : celle, prospère et urbaine des électeurs de LREM et celle, déclassée, périurbaine et rurale de ceux du RN. Le mouvement des « gilets jaunes » ne doit pas être appréhendé comme un phénomène qui vient bousculer les équilibres politiques existants, mais comme un révélateur de ceux-ci.

La révolution politique annoncée n’a pas eu lieu et n’aura pas lieu, faute de dynamique et de structuration du mouvement et de l’émergence d’un leader suffisamment légitime, charismatique et compétent. Dès le 17 novembre 2018, des enquêtes ont montré que les « gilets jaunes » se recrutaient principalement chez les électeurs du RN et de LFI, et chez les abstentionnistes. Ces citoyens s’étaient donc largement exprimés – ou tus – lors des élections de 2017.


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Dimanche dernier, leur comportement électoral a été conforme à ces analyses. Plusieurs enquêtes révèlent en effet que les électeurs proches du mouvement ont massivement voté pour la liste du RN (44 %) et quasiment aucun pour la liste Renaissance (4 %).

Un emballement médiatique et intellectuel

Cette France déclassée, ces citoyens mus par le sentiment d’être les perdants du système et de la mondialisation, ces électeurs en révolte contre les institutions ont toujours existé. Ils puisent leurs références dans les révolutions de 1789 et 1848 et dans la Commune de Paris. Ils ont alimenté depuis les débuts de la Ve République un vote protestataire, d’extrême-gauche puis d’extrême-droite, ou des mouvements politiques atypiques. Souvenons-nous du succès du parti de Pierre Poujade, qui recueillit 52 députés aux législatives de 1956, ou encore de la liste Chasse, pêche, nature et traditions, qui obtint 6 sièges aux européennes de 1999.

Les « gilets jaunes » ont acquis une visibilité sans rapport avec leur nombre par la conjonction de trois facteurs : la puissance de mobilisation et de communication permise par les réseaux sociaux, la course à l’audience des chaînes d’information continue et la soif de revanche des leaders politiques victimes de l’émergence de LREM. Ils ont aussi capitalisé sur le ras-le-bol, déjà ancien, des classes moyennes, éternelles victimes des évolutions socio-économiques contemporaines, et sur les maladresses d’un exécutif qui n’a pas compris qu’il a été, en partie, élu par défaut.

À Amiens, le 25 mai 2019. François Nascimbeni/AFP

Samedi 25 mai, 12 000 personnes ont défilé en France pour demander, une fois encore, la prise en compte de revendications assez peu claires. Les cortèges continuent à offrir aux chaînes de télévision des échauffourées spectaculaires.

Il reste que l’élection européenne a démontré que des citoyens qui représentent désormais 0,02 % de la population française, quand bien même ils seraient qualifiés par certains de « peuple en colère », n’ont pas les moyens de bouleverser le paysage politique français.

Espérons que le scrutin de dimanche dernier marquera la fin d’un emballement médiatique et intellectuel dont le principal intérêt aura été de nous mettre en garde contre les fragilités de la démocratie à l’heure de l’information continue, des réseaux sociaux et des fake news.

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