Menu Close

Débat : Macron et les « gilets jaunes », le miroir de la désintermédiation

A Rochefort, le 24 novembre 2018. Xavier Leoty/AFP

La « désintermédiation » est un sujet central depuis les années 1980, notamment à la faveur de la généralisation d’Internet. Les marchés financiers d’abord, puis le commerce, les médias et tous les secteurs d’activité ont subi, voulu, anticipé, voire provoqué cette désintermédiation. Internet devenant, du même coup, le sésame permettant une rencontre directe entre demande et offre.

Cette société devenue « uberisée » sait parfaitement se passer de relais, de médiateurs, d’intermédiaires. Le consommateur l’a bien compris, suivi très rapidement par le citoyen. La sphère du politique n’a, en effet, pas échappé à cette négation des intermédiaires.

Désintermédiation et empowerment

En France, la porte a été grande ouverte par Emmanuel Macron et son mouvement sans parti qui porte ses propres initiales « EM ». Un groupe éphémère, comme un « pop-up party », comme une « capsule » politique et qui finira par le porter à l’Élysée.

Comme en miroir, nous voyons aujourd’hui des manifestants répondre à ce Président sans organisation. Ces manifestants se passent de centrales syndicales et mobilisent vite et fort. Les « gilets jaunes » sont sans organisation, quelque peu livrés à eux-mêmes. Emmanuel Macron néglige son propre parti et finit par être un peu livré à lui-même, lui aussi.

C’est une sorte d’affrontement top-down auquel nous assistons, direct car non amorti, non organisé, non canalisé par des corps intermédiaires ou des organisations collectives.

À la notion de désintermédiation, il faut rajouter celle d’empowerment qui lui est consubstantielle. Ce terme venu d’outre-Atlantique évoque la possibilité pour un groupe ou un acteur de se donner les moyens de renforcer sa capacité d’action ou d’émancipation.

Emmanuel Macron a su parfaitement s’émanciper et agir. Mais s’il a joué à sa propre réalisation en solitaire (ou presque), les « dominés » savent aussi aujourd’hui se donner à voir. L’empowerment vaut pour tout le monde : si, par le passé, il était déjà illusoire de penser que les dominés n’étaient que passifs face aux cadres dominants, aujourd’hui ils sont devenus encore plus visibles, encore plus tangibles… « Chacun peut s’échapper », en quelque sorte. Chacun est possiblement dans une sorte d’agency, dans la capacité d’agir, de pouvoir résister au pouvoir.

La verticalité en marche

On aurait pu croire que cette sorte de modernité individuelle nous amènerait vers plus de démocratie mature, douce, participative et délibérative. Cela pouvait apparaître comme allant dans le sens de l’Histoire. Ainsi Les Républicains, au nom de la démocratie interne, adoptèrent le principe de primaires.

Mais, finalement, sans primaire ni parti, c’est autour d’une forme de fascination charismatique que Macron fut élu. Adieu les légitimités rationnelles légales (Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme), le retour des affects a sonné et, face à ces passions politiques, des colères sociales grondent.

Le retour des affects, et avec eux celui de la verticalité du pouvoir suprême. Ce Président aime à être dans cette posture depuis la mise en scène de lui-même dans la cour du Louvre jusqu’à son itinérance mémorielle. Il a décidé que le peuple aimait son côté romanesque et qu’il lui fallait des transcendances :

« J’assume totalement la “verticalité” du pouvoir… L’enjeu, c’est de retrouver la possibilité de construire, en assumant la part parfois univoque, unilatérale de toute décision ».

Des prises de décisions qui demandent, parfois, de négliger les corps intermédiaires.

On peut dire, en définitive, qu’Emmanuel Macron a construit l’édifice d’un pouvoir vertical adossé à une architecture numérique d’« individus-masse invités à se transformer en autoentrepreneurs d’eux-mêmes. »

Un mouvement social à portée de clic

Les gilets jaunes, en bons autoentrepreneurs, agissent sans centrale mais avec Facebook. Et ils agissent ! Ils apparaissent comme un mouvement social à portée de clic, tout comme le mouvement politique dont Macron a été à l’initiative.

Internet crée des porte-paroles jaunes, mais pas de leader. Loin de la manifestation de jadis très organisée et orchestrée, nous sommes aujourd’hui face à un mouvement social pluriel, hétérogène, protéiforme.

Ce mouvement, bien sûr, répond à une forme d’horizontalité, mais cela ne garantit pas pour autant une avancée sereine vers une démocratie plus délibérative et participative. Ce mouvement rejette clairement les intermédiaires, leur éventuelle fonction tribunitienne, et entend rester dans un affrontement direct avec le pouvoir.

Les gilets jaunes ne désignent d’ailleurs quasiment qu’un coupable : Macron lui-même. La personnification du politique est à son faîte. Les gilets jaunes tentent, samedi 17, de rejoindre l’Élysée. Le 24 novembre, les abords du palais sont toujours convoités. La légitimité du Président mise en cause, sa démission scandée dans les rues. La démocratie directe continue son chemin.

Macron a demandé à l’individu d’être « réflexif » et de comprendre l’empowerment, notamment au travers de cette phrase devenue célèbre : « Je traverse la rue et je vous trouve un travail ». Dont acte : l’individu prend à son compte cette injonction à l’empowerment et traverse la rue, mais cette fois avec un gilet.

Démocratie directe, dérive populiste

De même Macron assume son populisme, les gilets prennent acte et assument, en miroir, leur propre populisme, rejettent les intermédiaires et dédaignent les élites traditionnelles ; surtout celles en place.

Les intermédiaires politiques sont pourtant peu ou prou des garanties démocratiques, des sortes de modérateurs face à une éventuelle démocratie directe, voire immédiate. Mais la polarisation de ce que nous voyons aujourd’hui entre un Jupiter aimant jouer des émotions et un individu submergé par les colères nous fait rentrer de plein fouet dans une démocratie plus que jamais immature, initiée par le Président lui-même….

Il n’est pas sûr que la République 3.0 ait beaucoup gagné en démocratie. Au contraire, il semble même qu’elle porte en elle les germes d’un certain populisme.

La violence dite « légitime » de l’État, la violence symbolique du Président qui s’autoproclame Jupiter, qualifie les Gaulois de « réfractaires », la douce violence des blocages des gilets jaunes, la violence de certains gilets devenus noirs ou rouges, la politique sans corps intermédiaire n’a pas beaucoup de leçons à donner aux organisations traditionnelles.

Le « monde d’avant » était tout au moins pétri de politique. Ce n’était déjà pas si mal. À lui, peut-être de reprendre la main et de proposer un (ré)enchantement afin que plus personne n’ait l’envie de le piétiner, de l’ignorer, de le contourner. Mais en est-il vraiment capable ?

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 180,900 academics and researchers from 4,921 institutions.

Register now