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Débat : Non, le mouvement « gilets jaunes » n’est pas une « révolution » Facebook

Un gilet jaune prend une photo avec son téléphone lors de la manifestation du 8 décembre 2018 sur les Champs-Elysées, à Paris. Zakaria Abdelkafi/AFP

D’un groupe « révolutionnaire » généré par Facebook à celui de « dangereux agitateurs » manipulés par des soi-disant agents étrangers, le mouvement des gilets jaunes a changé de statut et qualificatif en à peine quelques semaines, signe de sentiments contradictoires allant jusqu’à l’incompréhension et l’indignation chez ses observateurs. Mais, en supputant qu’Internet aurait entièrement généré le mouvement, certains oublient que ces fameux « agents étrangers » et autres ingénieurs Facebook se situent pourtant à mille lieues de la France et de ses préoccupations, quelque part dans la Silicon Valley ou en Russie.

Étant donné que le phénomène des gilets jaunes ne peut être rattaché à aucun syndicat ou parti politique, ni à aucune autre organisation nationale, beaucoup considèrent Internet comme l’élément déclencheur à l’origine de l’émergence et de l’expansion de ce mouvement de protestation.

Les Français ont l’habitude des manifestations organisées longtemps à l’avance. Il existe même une application, « C’est la grève », qui recense toutes les grèves annoncées, comme celles des cheminots ou des enseignants.

‘L’application « C’est la grève », permet aux Français de se tenir au courant des grèves prévues.

Mais, même lorsqu’elles atteignent le paroxysme de la perturbation, les manifestations suivent des règles précises. Or, les gilets jaunes n’en ont suivi aucune. Qui a, alors, enfreint les règles ? Il est tentant de pointer Internet du doigt.

Enfreindre les règles

À bien des égards, on peut dire qu’enfreindre les règles est la spécialité de ce mouvement. Non seulement ils ne sont affiliés à aucune organisation traditionnelle, mais ils accusent l’establishment parisien, et en particulier le président de la République, Emmanuel Macron, d’être déconnecté des difficultés économiques auxquelles sont confrontés les travailleurs, surtout en zone rurale. Le mouvement de protestation s’est rapidement élargi pour intégrer des exigences économiques et politiques variées.

Comment ce mouvement est-il apparu ? Les vidéos de Jacline Mouraud, musicienne bretonne très active sur les réseaux sociaux, l’une des premières à avoir encouragé les gens à manifester, sont fréquemment citées pour appuyer la théorie selon laquelle les gilets jaunes sont « nés » grâce à Internet.

Les vidéos de Jacline Mouraud sont devenues virales. Ici, le 27 octobre dernier.

Le pouvoir révolutionnaire des médias sociaux est une chimère

Pour nombre de chercheurs et de journalistes, les technologies numériques, plus que les organisations, sont le moteur des mouvements sociaux modernes. En 2009, les commentateurs avaient qualifié le Mouvement vert en Iran de « Révolution Twitter ». Peu après, beaucoup ont suggéré qu’une « Révolution Facebook » était à l’origine des manifestations en Égypte. Certains chercheurs considèrent également Internet comme un facteur clé dans l’apparition du mouvement anti-austérité en Espagne et d’Occupy Wall Street aux États-Unis en 2011.

Plus récemment, le même argument a été entendu lors de la Marche des femmes contre Donald Trump en 2017.

En tant que sociologue spécialiste des médias, des mouvements sociaux et des classes sociales, je suis lassée, mais pas surprise, de constater l’importance excessive attribuée à Facebook dans ces derniers mouvements.

Or, ces deux dernières années, l’enthousiasme lié au rôle des technologies numériques dans l’engagement politique des citoyens a pris un tournant plus sombre.

Des tweets toxiques de Donald Trump au cloaque du Brexit, l’implication d’entreprises comme Cambridge Analytica et Facebook dans l’émergence de mouvements d’extrême droite a été mise en lumière. Le ministre français des Affaires étrangères a récemment annoncé l’ouverture d’une enquête sur les fake news et la possible manipulation des gilets jaunes par la Russie. L’armée de chevaliers blancs venus sauver le pays s’est soudain transformée en horde de robots et de hackers manipulée par des institutions autoritaires. Pourtant, beaucoup continuent d’accorder davantage de foi à Internet qu’aux institutions.

Que l’on considère le numérique d’un point de vue utopique ou dystopique, on oublie cependant les personnes présentes sur le terrain et leurs réseaux préexistants, et que les mouvements populistes que nul n’avait vu venir ne sont pas un phénomène propre à l’ère numérique.

Un simple outil

Indubitablement, l’information se diffuse beaucoup plus vite par Internet en temps de bouleversements politiques ou sociaux, et les gilets jaunes ne font pas exception à la règle. Mais qualifie-t-on pour autant la Révolution française de soulèvement « épistolaire », ou le mouvement américain des droits civiques de « révolution du miméographe » ? Internet est un outil de communication. Très efficace, certes, mais un simple outil.

Tous les mouvements radicaux ont eu leur outil de communication privilégié, comme la radio pour la Résistance française dans les années 1940, mais ses messages codés nécessitaient la présence sur le terrain d’un réseau de personnes capables de les décrypter et d’y répondre. Beaucoup des gilets jaunes qui occupent les ronds-points étaient déjà en contact sur Facebook avant le début du mouvement. Certains travaillent et vivent ensemble dans les mêmes petites villes.

Le miméographe, Film Archives NYC, 2014.

Dans les mouvements populistes et populaires comme celui des gilets jaunes, les gens en viennent souvent à protester et manifester sans nécessairement dépendre d’organisations officielles ou avoir noué ce que les chercheurs appellent des « liens faibles » c’est-à-dire des relations difficilement identifiables car existant entre personnes ayant, a priori, peu de points communs.

Cependant les institutions et les réseaux préexistants, du mouvement Nuit debout aux traditionnels syndicats des enseignants ou des routiers, ont été encouragés à diffuser les nouvelles du mouvement lorsqu’il a émergé. Je dis bien « encouragés », puisque les gilets jaunes ont motivé ces organisations non seulement à participer aux manifestations mais aussi à prendre position de façon plus radicale vis-à-vis de leurs propres revendications, comme le démontrent les actuelles grèves des enseignants et les blocages des lycées pour protester contre la réforme du bac.

On oublie aussi trop souvent le rôle toujours essentiel joué par les médias traditionnels dans la diffusion de l’information. Des images des événements, assorties d’analyses d’experts dès les premiers instants du mouvement ont largement contribué à la popularisation du mouvement.

Aller au-delà des hashtags

Comment le mouvement des gilets jaunes peut-il perdurer ? Comme je l’explique dans mon livre à paraître en 2019, La révolution qui n’était pas : ou comment l’activisme numérique favorise les réactionnaires (The Revolution That Wasn’t : How Digital Activism Favors Conservatives) (Harvard University Press), j’ai constaté qu’avec le temps les mouvements qui disposent de ressources et d’infrastructures ont davantage tendance à exploiter le pouvoir d’Internet, et les courants situés à droite de l’échiquier ont généralement un avantage à cet égard.

Sur le long terme, maintenir la présence et l’influence en ligne d’un mouvement social demande du temps et de l’expertise. Les groupes hiérarchisés ont plus de chance d’y parvenir que ceux qui ne le sont pas. Pour que l’activisme numérique reste efficace sur la durée, il faut que le mouvement soit bien organisé.

Mais attention : je ne dis pas que le mouvement des gilets jaunes a commencé sous l’impulsion d’une organisation bureaucratique de droite.

Au contraire. Il s’agit d’un mouvement intrinsèquement populaire qui veut voir le gouvernement s’impliquer davantage, et non pas moins, dans l’amélioration des conditions de vie des travailleurs les plus modestes.

Récupération et propagande

Des partis politiques tels que La France Insoumise de Jean‑Luc Mélenchon tentent déjà de reprendre à leur compte ce mouvement qui se dit dépourvu de meneurs. Faute d’une organisation solide au niveau local, d’autres tireront la couverture à eux, y compris en orchestrant des campagnes de désinformation numérique.

Bien sûr, la propagande n’est pas une nouveauté en politique. Mais les analyses qui consistent à accuser Internet de tous les maux ou à l’encenser sans aucune retenue omettent complètement les liens communautaires qui existaient avant le début du mouvement et, surtout, la crise structurelle plus large à l’origine de ce phénomène.

Le mouvement des gilets jaunes est lié au pouvoir et aux disparités économiques : si de nombreux Français prennent le temps de manifester et le risque d’être interpellés, ce n’est pas parce qu’ils sont sous l’emprise des fake news.

Quand je me suis installée en France en 2014 après avoir étudié les mouvements populistes aux États-Unis – d’Occupy Wall Street au Tea Party – je me suis demandée pourquoi il n’y avait pas eu de grand mouvement populiste de gauche en France, comme cela avait été le cas en Espagne, aux États-Unis et dans une bonne partie du monde occidental en 2011.

J’ai ainsi compris qu’en dépit de l’émergence de mouvements comme Nuit debout et des manifestations contre la « loi Travail de 2016 », le système social français était parvenu à traverser la tempête de la récession économique qui avait gravement affecté les autres pays. De fait, même si l’activisme numérique existait bel et bien en 2011, un mouvement fort, opposé au système politique néolibéral, n’avait pas encore émergé.

Ce sont donc bien les mouvements populaires qui conditionnent l’usage d’Internet, et non l’inverse.

Cet article a été traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.


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This article was originally published in English

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