Menu Close
Alan Lomax, Enfants jouant, Eatonville, Floride, juin 1935. Library of Congress, Prints & Photographs Division, Lomax Collection [LC-USZ6-1716]

« Déborder l’anthropologie » au Quai Branly : leçons de trois femmes noires, artistes et militantes

Il m’aura fallu me perdre dans les couloirs ocre du Musée du Quai Branly pour trouver l’escalier conduisant à l’Atelier Martine Aublet, un espace modulable conçu comme un « cabinet de curiosité » pour accueillir « des installations en lien avec la vie des collections, dans une forme permettant de créer des événements inattendus et décalés par rapport à la programmation du musée ».

Nichée sur une mezzanine centrale surplombant « les 3 500 œuvres des collections permanentes », donc propice à la méditation sur la discipline anthropologique ayant largement participé à la constitution de celles-ci, se trouve justement présentée jusqu’au 12 mai 2024 l’exposition « Déborder l’anthropologie. Zora Neale Hurston, Eslanda Goode Robeson et Katherine Dunham ».

Sa commissaire, Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque du Musée, dresse à l’aide de multiples documents imprimés, sonores et visuels, les portraits de trois femmes africaines-américaines formées à l’anthropologie aux États-Unis et en Angleterre entre 1920 et 1930, et ayant chacune développé une pratique artistique et militante intenses en lien avec leurs recherches sur le continent africain et ses diasporas en Amérique du Nord et dans les Caraïbes. Au-delà de l’originalité des parcours de ces trois figures féminines et noires scientifiques, artistiques et politiques, et de la puissance à la fois des recherches et des œuvres qu’elles ont pu produire, cette exposition invite à repenser la discipline anthropologique dans son rapport à l’altérité et sa prise en compte de la positionnalité du chercheur ou de la chercheure sur son terrain.

« Chausser les lunettes de l’anthropologie »

D’abord, chacune à leur manière, Z. Neale Hurston, E. Goode Robeson et K. Dunham se sont réappropriées l’anthropologie, non pas comme une science de l’altérité radicale, avec pour corollaire le déplacement spatial pratiqué alors par des chercheurs occidentaux blancs se rendant qui en « Afrique noire », qui en Amérique latine, etc., mais plutôt dans une tension entre « regard vers l’ailleurs » et « regard sur soi ».

La métaphore du regard est particulièrement pertinente à propos de la pratique ethnographique de Zora Neale Hurston, élève de Franz Boas à l’Université de Columbia en 1926, qui dit avoir « chaussé les lunettes de l’anthropologie » pour appréhender son propre milieu d’origine, celui de la working-class africaine-américaine du sud des États-Unis :

« Il a fallu que je m’éloigne, que j’aille à l’université, loin de mon environnement natal, pour commencer à me percevoir comme quelqu’un d’autre, pour me tenir à l’écart et réaliser de quoi j’étais faite. Il fallait pour ce faire que je chausse les lunettes de l’anthropologie. » (Mules and Men, 1935, cité dans l’exposition).

De ce déplacement, spatial comme intellectuel, naîtra une œuvre scientifique et de cinéma documentaire pionnière autour de la littérature orale populaire africaine-américaine (proverbes, contes, chansons d’enfants, dont les fameuses « lying sessions » ou « menteries », mais aussi récits d’importance comme celui de Cudjoe Lewis, considéré comme le dernier survivant de la traite transatlantique relaté dans Barracoon).

Celle-ci va de pair avec une œuvre littéraire reconnue pour son originalité et sa puissance esthétique et politique, à commencer par le chef-d’œuvre Their Eyes Were Watching God (1937), en français Mais leurs yeux dardaient sur Dieu. Elle sera d’ailleurs fondatrice du mouvement Harlem Renaissance, rassemblant artistes et académiques africains-américains travaillant à exprimer ensemble ce que cela signifie alors d’être noir aux États-Unis, et donnant par là un nouvel élan à la lutte pour les droits civiques.

Extrait du documentaire biographique Zora Neale Hurston : Claiming a Space, par Tracy Heather Strain, 2023.

Eslanda Goode Robeson et Katherine Dunham mobilisent également les concepts anthropologiques et la méthodologie d’enquête ethnographique qui leur ont été enseignés, la première en 1933 à la London School of Economics par Bronislaw Malinowski et la seconde à la fin des années 1920 à l’Université de Chicago et la Northwestern University par Melville Herskovits, dans un entre-deux entre retour sur soi et déplacement vers l’autre, quoique selon des modalités différentes de celles de Z. Neale Hurston (qui entretenait d’ailleurs une relation de rivalité – réciproque – avec K.Dunham).

E. Goode Robeson se rend en Afrique de l’Est et Australe (Ouganda, Kenya, Afrique du Sud et Zanzibar) dans une démarche de réappropriation d’une culture « noire » à laquelle elle est assignée tout en s’en sentant, paradoxalement, dépossédée par les anthropologues occidentaux blancs s’en disant spécialistes :

« J’en eu très tôt assez des étudiants blancs et des professeurs “interprétant” l’esprit et le caractère noir pour moi […]. Je n’avais rien à répondre au constant “tu n’es jamais allée là-bas”. Très bien, j’irai. » (African Journey, 1945, cité dans l’exposition).

Tout en travaillant et résidant durant de longues périodes, seule avec son fils de huit ans, dans des contextes très distants du sien (quartiers réservés aux ouvriers et employés noirs au service des Européens en Afrique du Sud, familles d’éleveurs de bétail en Ouganda, etc.), elle s’attelle à représenter des sociétés africaines rurales et urbaines dynamiques, en prise avec les transformations de l’époque. L’anthropologie nourrit également le militantisme anticolonial, anti-impérialiste et panafricaniste d’E. Goode Robeson, qui se mobilisera dans les luttes contre la ségrégation raciale et pour les mouvements de décolonisation aussi bien aux États-Unis qu’en Afrique et publiera de nombreux articles en ce sens dans la presse nord-américaine de gauche.

E. Goode Robeson s’exprimant au rassemblement du Africa Women’s Day en 1939. ,Schomburg Center for Research in Black Culture, Photographs and Prints Division, The New York Public Library Digital Collections

K. Dunham enfin appuie son œuvre de danseuse et de chorégraphe, mais aussi de pédagogue à partir de 1945 dans le cadre de sa Dunham School of Arts and Research, sur de longues enquêtes ethnographiques, favorisant la participation et l’apprentissage des danses auprès des communautés locales dans les Caraïbes.

Comme Z. Neale Hurston et E. Goode Robeson, son recours à l’anthropologie est aussi largement politique et investi dans la lutte contre les violences faites aux Africains-Américains. En retour, K. Dunham contribua largement à la fondation de l’anthropologie de la danse comme une sous-discipline à part entière, en la dotant notamment d’outils de description de la danse empruntés à la pratique chorégraphique, comme la « notation » ou « cinétographie » Laban.

« Sous les tropiques : Katherine Dunham chez elle » (émission « Cinq colonnes à la une », 5 janvier 1962).

Ainsi, comme le souligne le dépliant associé à l’exposition, « face au racisme, à la ségrégation raciale et au colonialisme de la première moitié du XXe siècle, de nombreux mouvements politiques et culturels dialoguent et se mobilisent pour proposer une réplique aux arguments justifiant les hiérarchies raciales et la dépossession des Noirs de leur culture : la Négritude en France, la Harlem Renaissance à New York, l’indigénisme en Haïti ou encore le panafricanisme. Ces trois femmes africaines-américaines ont chacune participé à leur manière à la mise en œuvre de ces contre-récits en choisissant d’utiliser l’anthropologie, c’est-à-dire l’étude de l’ensemble des productions sociales et culturelles des femmes et des hommes ».

Débordons l’anthropologie !

Presque un siècle plus tard, que peut-on retenir des parcours de Z. Neale Hurston, E. Goode Robeson et K. Dunham, notamment lorsqu’on est, comme moi, une femme blanche et française pratiquant la recherche de terrain en anthropologie depuis plusieurs années dans différents contextes d’Afrique subsaharienne ?

D’abord, qu’il est sans doute tout autant légitime de travailler sur ce et avec celles et ceux qui peuvent nous être proches que de rechercher absolument l’altérité la plus radicale, l’enjeu dans la quête de la « neutralité axiologique » face à son objet étant surtout de savoir correctement chausser ses « lunettes d’anthropologue » pour l’appréhender dans une perspective scientifique.

Cela implique aussi de faire plus de place que ce n’est encore le cas aujourd’hui, dans le champ des études africaines en France, aux chercheurs et chercheures racisées, notamment afrodescendantes, parfois tenues à l’écart des terrains ethnographiques africains du fait de leur supposé « manque de distance », résultant d’une trop grande familiarité avec ces contextes auxquels ils et elles peuvent être liées à divers titres.

Mais cela va aussi de pair avec la nécessité de s’interroger sur sa positionnalité en tant qu’anthropologue blanche et française conduisant ses recherches en Afrique subsaharienne. Cette posture est fatalement paradoxale : entre l’illusion d’une bonne distance (spatiale et « raciale »), l’altérité irréductible malgré la pratique canonique de l’observation participante ou encore l’apprentissage de la langue locale, et la proximité de fait, surtout dans les pays africains francophones, par le partage d’une histoire coloniale et postcoloniale communes (dans laquelle l’anthropologie a en outre joué un rôle non négligeable).

Il convient aussi d’être attentive aux phénomènes, pratiques, discours, systèmes de pensés, que l’on risque de légitimer au détriment d’autres, et de là de réifier, voire d’essentialiser, en s’y intéressant en tant qu’anthropologue, a fortiori blanche. Un écueil auquel furent au demeurant également confrontées Z. Neale Hurston, E. Goode Robeson et K. Dunham : la première s’étant vue accusée par d’autres artistes et penseurs africains-américains de la Harlem Renaissance de renforcer le stéréotype d’une culture américaine noire essentiellement rurale, populaire et folklorique quand ceux-ci cherchaient plutôt à mettre en avant une image citadine, cultivée et moderne ; les secondes promouvant dans leurs œuvres une Afrique et des Caraïbes parfois quelque peu fantasmées, selon une vision depuis les États-Unis tendant à la simplification.

Enfin, bien avant la vogue actuelle des écritures alternatives en sciences humaines et sociales, et particulièrement en anthropologie, ces trois figures inextricablement chercheures et artistes ont pu, chacune à leur façon, démontrer le caractère heuristique du recours à des médiums artistiques (que ce soit l’écriture, le cinéma documentaire ou la danse) dans l’enquête ethnographique puis l’analyse anthropologique, et en retour la profondeur apportée par la discipline anthropologique à la création artistique. Il semble indispensable aujourd’hui de leur faire une meilleure place, notamment dans les enseignements en anthropologie en France, que cela n’a été le cas jusqu’à présent.

Dès lors, le titre de cette exposition nécessaire, qui aurait mérité un bien plus grand espace au sein du Musée du Quai Branly, vaut d’être pris au pied de la lettre. A nous, anthropologues, de répondre à cette invitation, dans le sillage de Zora Neale Hurston, Eslanda Goode Robeson et Katherine Dunham, à déborder l’anthropologie aujourd’hui : la questionner, la dépasser, la faire sortir de son cadre ou de ses gonds, jusqu’au débordement salutaire hors de son lit, vers d’autres médiums et d’autres postures, dans l’idée que « la connaissance est donc une affaire collective, hétérogène et pluripositionnelle, c’est-à-dire qu’elle requiert l’accumulation du plus grand nombre de perspectives différenciées sur un objet de savoir ».


Cet article a été co-publié en collaboration avec la revue Terrain.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,700 academics and researchers from 4,947 institutions.

Register now