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Comment définir cet objectif de « souveraineté économique » ? Shutterstock

Décryptage : la « souveraineté économique », qu’est-ce donc que cette obsession ?

« Souveraineté économique ». En cette période d’élections européennes, l’expression revient très volontiers, qu’elle soit appliquée à l’échelle du pays ou du continent. Ici, le gouverneur de la banque de France appelle à « muscler notre souveraineté économique européenne » ; , un député Renaissance affirme que « l’attractivité de notre pays doit être mise au service de notre souveraineté économique » ; les Républicains reprennent le terme dans leur programme

Rhétoriquement, la formule parait bien pratique : difficile d’être contre l’idée. Elle est ainsi de plus en plus utilisée qu’il s’agisse de justifier des formes de protectionnisme, des politiques de réindustrialisation ou encore un contrôle des investissements. On a eu pendant un moment une autre obsession, celle de la « compétitivité ». Paul Krugman, « Nobel » d’économie 2008, l’avait fortement critiquée, comme un simple synonyme enjolivé de « productivité ».

Mais qu’entend-on véritablement par « souveraineté économique » ? On se représente assez bien ce qu’est la souveraineté lorsqu’elle est politique, l’exercice d’un pouvoir régalien sur un territoire. La définition de la souveraineté « économique » semble plus fluctuante selon qui utilise l’expression. Telle est la question à laquelle j’ai consacré un ouvrage.

Une nouvelle obsession

L’association du nom « souveraineté » avec l’adjectif « économique » est récente et découle vraisemblablement de la perception de vulnérabilités économiques au moment de la pandémie liée au coronavirus puis de la crise énergétique. On pouvait alors avoir l’impression que l’ordre économique mondial n’était maîtrisé que par quelques pays qui avaient la main sur des productions clés et qu’il fallait combler ce déficit de maîtrise de productions que l’on juge nécessaires ou stratégiques.

Le concept a perduré, bien que né dans ce moment extraordinaire où l’économie mondiale n’était plus aussi fluide qu’à l’accoutumée. Et ce, particulièrement en France. Cela suggère des causes plus profondes. Avant la pandémie, déjà, la Chine faisait montre de grandes ambitions en investissant massivement en recherche et développement pour acquérir des positions dans les secteurs technologiques qui soient au moins égales à celles de l’Union européenne ou des États-Unis. Cette volonté chinoise semble réveiller les inquiétudes du déclassement.

L’Europe a construit son modèle sur une stratégie très ouverte, avec les exportations comme moteur de croissance et une vision du monde régi par les règles de l’OMC et la force du droit. Elle imaginait que sa puissance commerciale permettrait de discipliner des acteurs moins vertueux, notamment la Chine et la Russie. Or, ces deux armes, le commerce et le droit, ont montré leurs limites pour discipliner les régimes autoritaires et assurer la liberté du marché européen comme vecteur de prospérité, ce qui explique aussi pourquoi la « souveraineté économique » s’est invitée à l’agenda politique européen.

Deux positions délicates à tenir pour les 27

La souveraineté n’est pas le repli sur soi. Pour influencer l’ordre mondial, il faut entretenir des relations avec le reste du monde, dans une logique symétrique. À vouloir dominer, cela pousse le partenaire à rechercher son autonomie, avec des effets négatifs in fine pour le pays qui avait jadis l’avantage. La souveraineté n’est pas le protectionnisme : c’est une interdépendance équilibrée. Ce n’est pas être naïf, mais ne pas être naïf ne veut pas dire rechercher le conflit. Elle n’exclut pas la fermeté, comme lorsque l’Europe ouvre des enquêtes pour contrôler les politiques chinoises de subvention. C’est une attitude protectrice qui répond à un comportement déloyal. Une souveraineté se construit aussi parce qu’elle est acceptée et respectée par autrui.

L’Europe a aujourd’hui deux positions délicates à tenir. Ses ambitions environnementales appellent une maîtrise des technologies vertes alors que les 27 accusent une certaine dépendance sur des matériaux rares. Il y aurait donc un risque d’handicaper les industries des États membres dès lors que satisfaire ces ambitions implique de se fournir ailleurs en technologies vertes. La réponse européenne s’avère assez complexe vis-à-vis de la Chine notamment : les dépendances sont telles que les ajustements entre ouverture et contrôle se font toujours sur un fil. Les 27 tentent de s’adapter plus rapidement et de se montrer plus fermes vis-à-vis des pratiques déloyales de la Chine. Auparavant, ils tiraient tellement parti du marché chinois qu’ils se montraient plus tolérants.

On retrouve, en second lieu, des préoccupations en matière de numérique, secteur dans lequel les multinationales américaines sont très présentes et envers lesquelles consommateurs, entreprises et administrations s’avèrent très (trop ?) dépendants. En la matière, l’Europe tente de réguler l’existant mais elle devrait peut-être davantage jouer dans la rupture. Dans le numérique, c’est souvent le premier arrivant sur un marché qui l’emporte. Il faudrait donc plutôt tenter de conquérir des marchés encore inexistants.

Un travers européen est ici peut-être de privilégier les acteurs en place, ce qui est l’inverse de la rupture. On le retrouve notamment dans les projets importants d’intérêt européen commun (Piiec), qui se veulent l’incarnation d’une politique industrielle européenne pour orienter des financements vers des entreprises portant des projets sélectionnés par les 27. Ce sont, autrement dit, des dérogations pour que les États puissent subventionner certains secteurs. Les sept Piiec dans lesquels la France s’est engagée depuis 2018 semblent concerner des domaines dans lesquels l’Europe est déjà dominée. Les Piiec ne sont en outre pas le pendant européen de la Darpa américaine, il n’y a pas véritablement de décideur en Europe en matière d’innovation.

Être souverain, est-ce avoir des champions ?

La souveraineté économique se pense aussi vis-à-vis des firmes multinationales, très influentes pour changer les règles.

Les dirigeants politiques se réjouissent parfois volontiers de la présence de « champions nationaux » et se fixent même des objectifs en la matière, tel Emmanuel Macron qui aimerait voir naître 100 licornes françaises d’ici à 2030. Ces champions sont souvent les égéries d’une histoire économique, des témoignages de réussites nationales et d’innovation.

Il y a pourtant une part d’hypocrisie derrière. Si l’histoire est nationale, le présent de ces champions est souvent international. On refuse souvent, au nom de cette histoire, que des fonds étrangers prennent des parts dans ces champions. Mais ce qui compte, ne serait-ce pas que l’activité perdure sur le territoire, peu importe que cela repose sur des capitaux étrangers ? Que la propriété soit étrangère n’exclut pas un ancrage national. Est-ce un problème que des fonds étrangers investissent en France si c’est parce qu’ils y trouvent des qualifications, des institutions, et des infrastructures de qualité ?

Le gouvernement français, en 2021, s’était opposé au rachat de Carrefour par le Canadien Couche-Tard au nom de la sécurité de l’approvisionnement alimentaire. Carrefour pourtant est un distributeur mondialisé et non un producteur et son implantation en France n’aurait en rien été menacée. Et ce n’est pas parce que le propriétaire aurait été canadien que Carrefour n’aurait pas eu à se conforter aux règles encadrant la distribution alimentaire en France. Sans doute ici qu’entraient en jeu une part d’orgueil et la force du symbole. Il faut ainsi distinguer « souveraineté économique » et « patriotisme économique », notion qui paraît tout à fait anachronique.

On retrouve par ailleurs plusieurs niveaux de complexité. Derrière une entreprise, il y a toujours une chaîne de valeur qui n’est que rarement strictement nationale. On peut acheter un produit car on le pense français, mais ce qualificatif peut toujours être interrogé selon l’endroit d’où proviennent ses composants. Une entreprise étrangère peut avoir plus d’implantation locale qu’une entreprise nationale. Ces considérations s’appliquent aussi à la commande publique : elle peut ouvrir des débouchés pour des entreprises du pays, mais elle a aussi (et surtout) pour vocation de proposer au public le service de la meilleure qualité possible.

En mai 2015, l’armée française devait remplacer ses quatre mille véhicules tout-terrain dits P4 et se tourne vers des 4x4 de la marque américaine Ford, l’armée appréciant leurs caractéristiques techniques. Fallait-il, comme cela a été reproché, favoriser plutôt le Duster de Dacia (groupe Renault) ou le Berlingo de Citroën. Celles et ceux qui ont crié au scandale avaient peut-être oublié que le Duster est fabriqué en Roumanie et le Berlingo au Portugal alors que les Ford seraient in fine militarisées en France par Renault Trucks Defense, qui est une filiale du groupe suédois Volvo.

Un droit européen trop contraignant ?

Bien que la question des « fleurons » soit ainsi assez complexe, une critique souvent portée contre le droit européen est qu’il serait « tueur de champions ». On manquerait d’entreprises leaders, de « Airbus de ceci ou de cela » car l’Europe serait trop exigeante en matière de politique concurrentielle en contrôlant les fusions d’entreprises ou pas assez généreuses en matière de subventions publiques. Des cas emblématiques font débat. L’opposition de l’autorité de la concurrence au projet de fusion entre Alstom et Siemens en 2019 a, par exemple, coupé l’herbe sous le pied de celles et ceux qui imaginaient un « Airbus du train ».

Dans les faits, celle-ci n’applique son veto qu’à 1 % des demandes. Il faut aussi noter que les GAFAM ne se sont pas construits grâce à des fusions, du moins pas au départ. Elles sont devenues des géantes grâce à leurs innovations, à leurs capacités à conquérir des utilisateurs, sans aides publiques particulières. En contrôlant les fusions, le droit européen se veut aussi protecteur de plus petites entreprises, potentielles graines de champion pour lesquelles la prédation des plus grosses entreprises parait le premier danger.

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