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Défendre la cause climatique, une affaire (aussi) bureaucratique

Les services centraux ministère de la Transition écologique sont répartis entre le boulevard Saint-Germain à Paris et la Tour Séquoia à la Défense. Shutterstock

L’inaction de l’État français en matière climatique est régulièrement dénoncée par de nombreux observateurs. Militants écologistes ou membres d’institutions évaluant les progrès réalisés dans ce domaine mettent en avant les décalages entre les discours des gouvernants et la réalité des politiques publiques, rarement au rendez-vous des défis à relever.

Cette posture critique, indispensable pour dresser un diagnostic sans concession de la situation, gagne à être complétée par une analyse prenant le parti de regarder l’État « de l’intérieur », d’observer la construction de ses décisions stratégiques et ordinaires, et ce qu’elles nous disent sur son aptitude à impulser des chantiers à la hauteur des enjeux. Car le climat est aussi une affaire bureaucratique, qui interroge la capacité de l’administration qui le « défend » à se faire entendre au sein de l’État. Tel est notamment l’objet d’un ouvrage que nous avons récemment publié aux Presses des Mines de Paris.

Graham Allison, théoricien des « bureaucratic politics ». Domaine public

Pour urgente soit-elle, cette cause ne fait pas en effet l’objet d’une adhésion « naturelle » de tous les ministères. Elle doit trouver sa place dans un champ fragmenté, traversé de logiques souvent contradictoires, qui donnent lieu à des conflits de territoires et des luttes de pouvoir que Graham Allison, chercheur en sciences politiques à Harvard, a conceptualisés dans son étude sur la crise des missiles de Cuba sous le terme de « bureaucratic politics ». Observer ces rapports de force, tels qu’ils sont apparus lors de l’élaboration de la dernière Stratégie nationale bas-carbone (SNBC), permet d’identifier une autre facette de l’(in)action de l’État : la difficulté à faire exister les enjeux climatiques dans l’espace politico-administratif.

Agir sans vrai levier juridique et financier

Cette incapacité est, en premier lieu, instrumentale. La SNBC jouit d’un statut juridique qui en fait un outil de faible portée. Conçue au moment de la loi Transition énergétique pour la croissance verte de 2015, elle a été en grande partie vidée de tout contenu trop prescriptif. Elle ne vise que l’État et les collectivités territoriales, les entreprises ou les citoyens n’étant pas tenus d’en respecter les orientations.

Son degré de normativité est, par ailleurs, très relatif. Y sont employés des termes comme « prise en compte » ou « compatibilité », inférieurs dans la hiérarchie des normes à celui de « conformité », autorisant un jeu interprétatif et, partant, un degré de contrainte limité.

De plus, si la SNBC conforte juridiquement la référence aux budgets carbone, l’État ne peut se saisir d’eux pour en faire de vrais instruments de pilotage. Le droit précise que leur répartition par secteurs (transports, agriculture, logement, industrie, etc.) est indicative. Et le suivi des quotas alloués n’est pas contraignant.

Limitée dans sa portée normative, la SNBC l’est aussi en matière financière. Les leviers budgétaires et économiques restent contrôlés par les administrations sectorielles. La taxe carbone, en particulier, outil sur lequel elle pourrait s’appuyer, est largement paramétrée par le ministère des Finances et son produit n’est qu’en partie orienté vers l’accompagnement des mesures que la SNBC préconise. C’est notamment ce qu’a montré l’épisode des « Gilets jaunes ». Ce faisant, la SNBC est un instrument sans moyens d’action dédiés.

Négocier en position de faiblesse

Par ailleurs, l’administration en charge d’élaborer la stratégie climat occupe une position structurellement marginale au sein de l’État. Contrairement à d’autres pays, qui ont opté pour la placer sous la responsabilité directe des services du Premier Ministre, elle est située au sein du ministère de la Transition écologique, où elle occupe un rang périphérique. En termes de statut tout d’abord car elle n’est qu’un simple service au moment de la SNBC 2 (elle est devenue depuis une direction de la Direction générale de l’énergie et du climat, mais sans jouir encore d’un fort prestige). En termes de moyens humains et d’expertise également.

Ce choix de ministère de tutelle peut se comprendre par le souci de mieux lier climat et énergie (qui représente 80 % des émissions de gaz à effet de serre). Il a néanmoins pour effet de la priver d’un leadership interministériel et de l’obliger à composer avec des administrations sectorielles en position de force.

Dans l’agriculture, domaine qui reste hors du périmètre de l’Écologie, la fixation des objectifs climatiques est, de fait, déléguée au ministère éponyme, afin de ne pas risquer de bloquer le processus. Dans les autres secteurs, gérés au sein de l’Écologie ou en cotutelle avec elle, la collaboration n’est pas pour autant aisée, les administrations se montrant très prudentes à nouer des engagements. Elles gardent en effet en tête les potentiels effets jugés négatifs sur les « ressortissants » de leurs politiques publiques. Conscientes que la SNBC n’est assortie d’aucun levier garantissant des mesures d’accompagnement, elles usent de leur légitimité pour obtenir des arbitrages intra-ministériels minimisant les efforts exigés ou dont elles savent qu’ils n’auront aucune valeur contraignante.

Dans ce contexte, l’administration en charge de la stratégie climat doit se chercher des alliés et des solutions pour fixer des objectifs crédibles et les ventiler par secteur. Le recours à une forte électrification des usages, voie privilégiée par la France, en est une, qui évite de trop perturber l’ordre bureaucratique, alors que la filière nucléaire y voit une opportunité pour regagner en légitimité.

Se rendre visible auprès des gouvernants

Cette administration a d’autant plus de difficultés à peser dans le champ bureaucratique qu’elle ne dispose pas d’un accès facilité au sommet de l’État, gage d’un soutien politique potentiel. Contrairement à la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), autre volet de la stratégie climat, la SNBC publiée en 2020 a donné lieu à de rares arbitrages à ce niveau. Les services du Premier Ministre n’ont pas suivi de près son élaboration et ne se sont que peu intéressés à un document jugé trop lointain dans ses perspectives et faible dans sa portée normative. Leurs priorités se situaient ailleurs, dans la recherche de solutions aux problèmes et conflits de court terme animant leur quotidien.

Cet accès limité résulte en partie du choix organisationnel évoqué plus haut, qui « invisibilise » à ce niveau les conflits autour des orientations climatiques. Délégués à certains ministères ou traités de manière intra-ministérielle, ceux-ci sont le plus souvent « résolus » en amont, ce qui enlève à l’administration en charge de la SNBC la possibilité de solliciter des arbitrages. Ceux-ci sont d’autant plus difficiles à obtenir que, contrairement à ses homologues, elle ne dispose pas de réseaux interpersonnels suffisamment forts pour relayer ses demandes.

Si elle ne règle pas tout, la création récente, auprès des services du Premier Ministre, d’un Secrétariat général à la planification écologique, censé mieux coordonner les ministères autour des enjeux climatiques, pallie en partie ce problème d’accès. La pérennité de cette structure à vocation interministérielle n’est cependant pas acquise.

Vers une plus grande capacité d’action ?

Les difficultés que nous venons d’évoquer ne sont pas sans rappeler de vieux débats, classiques en science politique, sur la manière de « faire exister » des questions globales et transversales dans le champ bureaucratique, comme l’environnement ou le développement durable. Elles apparaissent à la fois comme conséquences et causes d’un manque de volontarisme de l’État en matière climatique.

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Conséquences car elles témoignent – au mieux – des hésitations des gouvernants à faire de ce nouvel impératif un élément structurant des politiques publiques, au regard des craintes et problèmes qu’ils éprouvent à transformer un modèle de société traversé par des intérêts suscitant de très fortes réticences, et qui nécessitent souvent de trouver des solutions à d’autres échelles, dont celle de l’Union européenne.

Causes d’inertie également car ces difficultés ne peuvent, en retour, qu’entraver la cohérence et les ambitions de l’intervention publique, à l’heure où un effort de mobilisation collective sans précédent serait nécessaire.

Doter l’administration en charge du climat d’une plus grande capacité d’action pour faire bouger l’État et, à travers lui, l’ensemble de la société ? Une piste à étudier pour lutter contre l’inaction climatique…

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