Cet article est republié dans le cadre de l’initiative « Quelle est votre Europe ? » dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez toutes les informations, débats et les événements de votre région sur le site quelleestvotreeurope.fr
« Qui maîtrise l’intelligence artificielle domine le monde » : cette déclaration de Vladimir Poutine, en septembre dernier, à la tonalité prophétique a soulevé de nombreuses questions. Cette perspective faisait-elle référence à une vision essentiellement économique ou à une représentation plus militaire et géopolitique des choses ? Même sans avoir de certitude sur ce sujet, il apparaît bien que l’intelligence artificielle (IA) est un enjeu essentiel, complété par celui non moins important des données (le « nouveau pétrole »).
Cette déclaration avait également de quoi surprendre si l’on considère que la Russie n’est pas perçue comme un pays leader en matière d’IA, ses acteurs restant loin des GAFA américains (Google-Apple-Facebook-Amazon) et des BATX chinois (Baidu-Alibaba-Tencent-Xiaomi). A la différence de l’Europe toutefois, elle dispose d’acteurs nationaux importants, avec le moteur de recherche Yandex ou le réseau social Vkontakte.
Précisément, les Européens se trouvent aujourd’hui marginalisés par rapport aux grands acteurs mondiaux ainsi que dans les débats technologiques, étant parfois considérés comme appartenant à une « colonie numérique américaine ». L’Europe n’est-elle vraiment condamnée qu’à rester marginale face aux développements de l’IA ?
A contrario, peut-elle s’affirmer comme une championne de l’IA responsable, non pas en s’affichant contre le progrès mais au contraire en intégrant les craintes formulées par des personnalités telles que Elon Musk ou Stephen Hawking, tout en proposant des solutions éthiques ?
La marginalisation de l’Europe sur l’IA provient d’un retard technologique qui engendre des menaces de sécurité géostratégique. Dans ce domaine, les enjeux, comme on va le voir, sont prioritairement de trois ordres.
Le retard économique des acteurs européens
Le premier défi est celui du retard économique des acteurs européens. Quelques chiffres permettent de le caractériser : parmi les dix plus importantes capitalisations boursières au monde figurent huit sociétés américaines, deux chinoises et donc aucune européenne ; et parmi celles-ci, sept sont des sociétés technologiques.
Déjà fortes d’un avantage technologique réel, la faiblesse d’imposition qui caractérise ces sociétés leur permet d’investir massivement et de maintenir un avantage innovant comparatif. Ces atouts leur permettent également de prévenir l’émergence de concurrence future en rachetant toute start-up ou entreprise ayant développé une innovation qui leur aurait échappé.
Face au gigantisme des GAFA et BATX, les licornes européennes sont peu nombreuses et bien modestes. Comment l’Europe peut-elle se positionner dans cette compétition technologique ? Dans un univers compétitif régit par le principe selon lequel le premier emporte la mise (« the winner takes all »), il semble aléatoire de miser sur une réaction spontanée de rattrapage d’hypothétiques concurrents européens face à des « champions » technologiques omniprésents.
La mise en place d’une vraie politique industrielle est nécessaire afin de retrouver de la souveraineté numérique. Cette stratégie passera, d’une part, par des mesures de « vigilance » à l’égard de l’acquisition de groupes technologiques et/ou de talents par des acteurs non européens ; et, d’autre part, par la mise en place de partenariats entre nouvelles et anciennes industries.
Mais si le simple rattrapage n’est plus une option pour des sociétés européennes, déjà trop distancées par leurs homologues américaines et chinoises, elles doivent donc rechercher la mise en place d’innovations de ruptures dans les domaines structurants du XXIe siècle : IA, cybersécurité, nano et biotechnologies, ordinateurs quantiques, impression 3D, neurosciences, stockage et mobilité d’énergie.
Pour réussir, cette stratégie requiert des investissements massifs avec des échéances temporelles souvent supérieures à cinq ans alors que les domaines visés sont risqués. Cette combinaison de caractéristiques implique donc une mise en place stratégique paneuropéenne avec un rôle indispensable de coordination par les États, des États stratèges.
Une Europe dans un environnement sécuritaire incertain
Le deuxième défi européen concerne l’environnement géopolitique incertain, qui va nourrir le développement de sa propre politique en matière d’IA : après tout, la conquête spatiale est le fruit de la Guerre froide, comme les drones sont le résultat d’une volonté israélienne de ne pas perdre de pilotes au combat.
La prise en compte de nouveaux risques est déjà largement observable dans l’évolution de nos forces armées. Aux côtés des traditionnels corps d’armée (terre – air – maritime) s’érige une nouvelle force – cyber – dont la dépendance à l’égard de quelques pays et entreprises révèle une vulnérabilité inacceptable pour des pays souverains. Aujourd’hui, l’Europe ne peut affirmer avec certitude posséder une autonomie souveraine en matière de cybersécurité et encore moins la revendiquer en matière d’IA.
Ces risques ne sont pas homogènes, répartis selon une géographie européenne des peurs connue. En Europe centrale et parmi les pays baltes, réside la peur d’un changement des rapports de force favorable à la Russie. L’expérience de la « guerre hybride » en Ukraine fait craindre l’émergence de nouvelles formes de conflits et de manipulation des données qui peuvent se faire jour par le biais de l’IA.
En France, en Allemagne et dans les pays du Sud et du Nord notamment, la question du terrorisme islamiste reste centrale, avec de nombreux attentats sur le sol européen. Or, l’IA, combinée notamment aux potentialités de l’imprimante 3D, pourrait demain permettre de fabriquer des armes à bas coûts en plastique pour les mouvements terroristes.
Un enjeu démocratique
Le troisième défi concerne la pérennité de nos systèmes démocratiques européens, entre aspirations au renouveau et force du populisme.
Certes, notre siècle n’a pas l’apanage de l’irruption dans le débat politique démocratique d’interventions dissimulées, d’outils de propagande, de diffusion de fausses informations intentionnelles. En revanche, suite à l’apparition de ruptures technologiques, nous assistons à des changements d’échelle et de moyens de ces menaces qui peuvent mettre en péril l’ordre même du bon fonctionnement des institutions démocratiques, et miner le vivre-ensemble.
Ensuite, les pratiques de surveillance massive induite par l’IA nous renvoient au dilemme classique entre sécurité et liberté, déjà observé dans le cyberespace : opportunité pour la sécurité autant que menace réelle pour les droits civils et les libertés. La reconnaissance faciale, vocale et de l’iris posent déjà de nombreuses questions éthiques pour les démocraties avancées. D’où une demande de plus en plus forte pour une IA responsable au niveau international.
Le précédent de la bataille du climat
L’Europe n’est pas le premier pollueur mondial, mais elle s’est pourtant affirmée comme le leader mondial sur le changement climatique. Peut-elle également devenir, demain, la championne de l’IA responsable ? Les Européens peuvent se saisir de ce dossier pour affirmer son rôle en matière internationale, de même qu’elle a su le faire sur le climat.
Car l’affirmation de l’Europe comme leader climatique n’allait pas de soi, et pas uniquement parce qu’elle n’était pas le principal pollueur mondial. En effet, les préférences environnementales des États-Unis ont longtemps été plus fortes que celles régnant en Europe, le renversement ayant eu lieu au cours des années 1980-1990 avec notamment la multiplication des crises sanitaires européennes (crise de la vache folle, OGM, etc.). En outre, de réelles divergences existaient entre l’Allemagne et le nord de l’Europe, plus sensibles à ces thèmes que ne l’était l’Europe du Sud.
L’Europe comme leader climatique est, en réalité, le produit d’un système de gouvernance et d’une dynamique politique. Le changement des opinions publiques des États membres, sur fond de scandales sanitaires et de prise de conscience politique, ne suffit pas à justifier la place prise par les Européens sur ce dossier.
Le Parlement et la Commission ont également joué un rôle décisif, notamment par leur capacité à négocier, édicter des règles communes à l’intérieur des frontières européennes et promouvoir à l’extérieur des normes et standards. Les acteurs de l’UE ont su gagner en légitimité avec des normes élevées, à même d’avoir un impact en matière de changement climatique. Enfin, si la logique de souveraineté partagée a allongé les périodes de négociation, elle a dans le même temps permis de diffuser au mieux les résultats au niveau international.
L’exemple de la « petite » Estonie
En matière d’intelligence artificielle, l’enjeu est tout aussi complexe à négocier dans la mesure où, pour le moment, le régulateur est en retard sur le développement technologique. De fait, l’IA avance sans entrave, alors que les domaines régaliens et ceux de la bioéthique sont largement impactés. Or, les Européens sont distancés dans ce domaine.
Un article de Forbes, dressant le portrait des sept prochains leaders de l’IA, mettait de côté la France et l’Allemagne, ne mentionnant que l’Estonie parmi ceux-ci. Disposant de moins de ressources que Paris et Berlin, la République balte doit cette place honorable à sa capacité à réguler l’IA, faisant face à des questions sans précédent face à des machines intelligentes.
L’Europe peut donc s’inspirer de l’Estonie pour penser à l’édiction de normes, gagner en légitimité sur ce secteur en proposant des normes élevés (notamment, en France, à l’occasion de la réflexion sur l’IA avec la mission Villani et la discussion de la loi bioéthique) et en utilisant au mieux sa souveraineté partagée.
Pour une IA responsable
Être le leader de l’IA responsable ne signifie pas limiter les progrès dans ce domaine, mais poser les termes d’une réflexion de long terme que la « course à l’armement en matière d’IA » ne permet pas de tenir. Or, face à cette course, il faut remarquer que nos institutions internationales et nos traités de désarmement du XXe siècle ne sont pas adaptés.
Le désarmement supposera vraisemblablement à l’avenir de mettre autour de la table les grandes puissances autour de politiques communes (par exemple sur la limitation de l’utilisation de l’IA pour les armes offensives), et d’établir des lignes rouges et de déterminer un cadre pour faire respecter les obligations contractées, tout en limitant la désinformation.
Précisément, les Européens ont montré qu’ils disposaient de l’ensemble des qualités requises mentionnées en matière de politique de changement climatique. Ils ont mis tout leur poids politique dans la balance à l’occasion de la ratification du protocole de Kyoto, convainquant par exemple la Russie à ratifier celui-ci.
Ils ont également été capables de faire du changement climatique une question politique mondiale, tout en prenant des engagements crédibles. Ces engagements, critiqués pour être contraignant, ont permis un essor des énergies renouvelables en Europe et une stimulation des recherches en ce domaine. De la COP21 de décembre 2015 au Sommet climat de Paris de décembre 2017, l’Europe, et particulièrement la France, a pu démontrer que son rôle restait important en la matière.
Pour cela, elle doit s’emparer du débat sur l’IA dès à présent. Si plusieurs crises sanitaires ont pu faire évoluer les mentalités sur l’environnement, il est préférable d’agir avant l’émergence de possibles futures crises de l’IA, et de participer dès à présent à la réflexion éthique en matière d’intelligence artificielle.
Contre toute attente, malgré sa marginalisation en matière d’IA, l’Europe pourrait donc bien être de retour prochainement, à condition qu’une volonté commune soit véritablement incarnée.