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Enfant jouant à la marelle dans la cour d'une école
Certains parents voient les loisirs comme une occasion aussi pour leurs enfants de développer des “soft skills”. Shutterstock

Derrière le choix d’une école privée, des ambitions parentales à long terme

En France, l’enseignement catholique représente 96 % des élèves scolarisés dans des établissements privés sous contrat. Ce secteur prend en charge 17,6 % des élèves du primaire et du secondaire, et accueille deux enfants sur cinq au cours de leur scolarité. Largement fréquenté par les enfants des classes supérieures, ce système d’enseignement constitue l’un des principaux canaux de formation des élites.

Dans son ouvrage « À l’école primaire catholique. Une éducation bien ordonnée » publié en octobre 2023 aux PUF, Emilie Grisez se penche sur les dispositifs éducatifs qui y sont déployés et montre comment ils favorisent l’acquisition précoce de compétences socialement valorisées. Voici un extrait de cette enquête ethnographique qui s’arrête sur les attentes des familles.


Les parents articulent différentes temporalités de façon à concilier une grande ambition scolaire et sociale pour leurs enfants et un idéal expressif qui vise à leur bonheur au temps présent. Si ces préoccupations peuvent entrer en tension, elles ne sont pas incompatibles : l’enfant peut être à la fois objet d’affection et d’ambition. Dans ces familles imprégnées de l’ethos managérial, elles prennent une tournure particulière : l’ambition va de pair avec une gestion de l’enfant comme projet, tandis que l’épanouissement est à la fois une fin en soi et un moyen de développer des soft skills valorisables sur le marché scolaire et du travail.

Penser le temps long : éduquer ses enfants comme on gère un projet

Les parents de l’école ont en commun de nourrir de grandes ambitions scolaires et sociales pour leurs enfants, pensées sur le long terme. Nombreux sont ceux qui anticipent d’ores et déjà les classes préparatoires, voire les responsabilités que leurs enfants pourraient être amenés à assumer dans leurs futurs emplois. Pour que ces ambitions aient une chance de s’accomplir, ils déploient un dispositif de socialisation précoce et complexe. Les normes de management infusent leur style éducatif : beaucoup voient leur enfant comme un projet qu’il s’agit de gérer au mieux. Les dispositions et les logiques du monde de l’entreprise qu’ils importent au domicile s’illustrent notamment dans le vocabulaire qu’ils emploient pour décrire leurs pratiques éducatives. Les mots « investissement » ou « plus‑value » sont fréquemment utilisés, tandis que les personnes qui les entourent peuvent être pensées en termes de « valeur ajoutée » pour l’enfant :

« Mes parents, ils emmènent beaucoup mes enfants au musée, ce genre de truc, alors que mes beaux‑parents je crois qu’ils sont jamais allés dans un musée ! Donc j’essaie de dire aux enfants que chacun a une valeur ajoutée, et que tout le monde n’apporte pas la même chose quoi. » (Mme Delaunay)

Pour gérer le temps long sur lequel se déploie le projet éducatif, les parents adaptent leurs stratégies à l’âge des enfants. M. Duval explique : « Elles vont être longues les études, je pense qu’on va avoir le temps de le pousser plus tard. Je pense qu’il faut qu’il en garde sous le pied, parce que si on commence à lui mettre la pression maintenant… » De même, M. de Langlois considère que l’ampleur de la pression et de l’investissement scolaires doit être modulée de façon à maximiser la réussite sociale :

« C’est bien de faire travailler les enfants, mais l’académique, c’est une partie de la vie. Après dans la vie ce qui compte, c’est le charisme qu’on a, entraîner les autres, avoir l’envie d’entreprendre… Si on est épuisé parce qu’on a fait des études académiques trop prenantes, on arrive épuisé à 25 ans. Donc il faut apprendre, il faut avoir ce goût de l’effort, mais il faut pas que les gens soient en tension permanente.> » (M. de Langlois)

Ce souci pour la préservation d’un certain bien‑être de l’enfant en début de scolarité sert ainsi des fins instrumentales : il s’agit de faire en sorte qu’il puisse supporter la contrainte d’une scolarité longue et de plus en plus exigeante, mais également de ne pas épuiser trop tôt son « potentiel ». Bien qu’ils dosent le degré de pression, ces parents maintiennent un niveau d’exigence sans commune mesure avec celui qui prévaut dans d’autres milieux sociaux : leurs exigences professionnelles sont transformées très tôt en exigences scolaires, et ils présentent à leurs enfants l’école comme un enjeu de reconnaissance au sein de la famille. La très grande majorité explique porter attention aux résultats scolaires et assurer une forme de suivi pour faire preuve de leur intérêt. Ainsi, M. de Langlois se rend disponible quotidiennement pour aider sa fille à faire ses devoirs, tandis que son épouse assure le week‑end « la récitation d’une poésie ou d’une leçon […] pour montrer qu’elle aussi ça l’intéresse ».

Père aidant son fils à faire ses devoirs
En aidant régulièrement leurs enfants dans leurs devoirs, les parents mettent l’accent sur les enjeux scolaires. Shutterstock

Toutefois, du fait de leur emploi du temps très chargé, les parents sont contraints de déléguer une partie des tâches éducatives et de care (gestion, soin, attention portée aux enfants). Ils les « externalisent » en direction de nounous et de baby‑sitters : 53 des 87 enfants de CP et CM2 ayant répondu au questionnaire indiquent en avoir une. Les parents paient également des cours particuliers afin d’assurer une partie de la transmission du capital culturel qu’ils ne peuvent prendre en charge eux‑mêmes. Plus directement, l’inscription des enfants dans un établissement catholique revient à acheter un « filet de sécurité » limitant les risques en matière de scolarisation et de socialisation. Par le recours à des services privés, les parents mobilisent donc activement leurs ressources économiques au profit de la réussite scolaire et sociale de leurs enfants.


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Le projet éducatif de long terme passe également par une structuration et une maximisation du temps libre des enfants. Conformément aux résultats de précédentes études, ces parents des classes supérieures prennent soin de les stimuler en les inscrivant à une multitude d’activités extrascolaires. D’après le questionnaire, les élèves de CM2 effectuent en moyenne près de trois activités par semaine, un chiffre pouvant s’élever à six ou sept. Cet usage du temps extrascolaire, dense et de qualité, participe de la construction des inégalités sociales dans l’enfance : ces activités étendent la forme scolaire en dehors du temps de classe et s’inscrivent dans un « continuum éducatif » entre l’école et la vie quotidienne. Elles sont mobilisées par les parents pour construire des dispositions concernant la régularité, la concentration, la discipline, en d’autres termes, l’effort. Au vu de la quantité de loisirs, les enfants sont placés dans une situation où ils doivent apprendre à planifier des activités, à s’organiser et à pratiquer sur eux‑mêmes une forme de contrôle. Cette forte structuration temporelle a toutes les chances de se traduire par l’incorporation d’un rapport réflexif de maîtrise du temps, qui correspond aux réquisits temporels des établissements et filières d’excellence dans le système d’enseignement.

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Les parents partagent donc un rapport au temps, visant un horizon très lointain. Cela permet, par l’anticipation, de concevoir des projets éducatifs ambitieux qui les distinguent des autres catégories sociales. Leurs « investissements éducatifs », qui nécessitent un certain niveau de ressources économiques, sont destinés à mettre en place les meilleures conditions de socialisation pour leurs enfants. Toutefois, les parents cherchent à articuler cette ambition avec une deuxième norme : celle de l’épanouissement de l’enfant et la recherche de son bonheur au temps présent.

Penser le temps présent : le bien-être et les soft skills

Nous l’avons vu, si les parents ont de grandes ambitions pour leurs enfants, ils ne souhaitent pas les « pousser » pour autant : ils sont pour une large majorité acquis à la norme expressive, qui met le bien‑être de l’enfant et la prise en compte de son point de vue au centre de l’éducation. Ce faisant, ils minimisent leurs ambitions scolaires, ainsi que l’aspect objectivement contraignant de l’encadrement qu’ils fournissent. Mme Delaunay explique :

« Je m’en fous que mes enfants réussissent, moi je veux qu’ils soient heureux, qu’ils soient bien dans leurs baskets, que ce qu’ils font ça les épanouisse ! Et c’est ça la réussite pour moi ! »

Néanmoins, le bien‑être n’a pas uniquement une valeur intrinsèque, il est aussi doté d’une valeur sur le marché scolaire et du travail. À travers leur épanouissement, les parents souhaitent voir se développer chez leurs enfants des soft skills, compétences non scolaires de plus en plus importantes dans les études supérieures et en entreprise : « Le soft, c’est confiance en lui, capacité à aller vers les autres, aisance à l’oral, pas d’inhibition à développer une forme de créativité, etc. » (M. Lejeune). Les ambitions scolaires des parents sont en effet tournées vers de grandes écoles et des établissements prestigieux qui recrutent sur la base de très bonnes notes, mais qui valorisent ce type de compétences souvent dès l’admission, dans les épreuves orales, et de façon plus nette encore au sein des cursus. On peut également voir dans le développement de ces compétences une socialisation anticipatrice au métier de manager, les parents cherchant à doter leurs enfants des atouts nécessaires à leur intégration dans ce milieu.

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