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Paix économique

Des casques lourds en entreprise ?

Pour la paix en entreprise, faut-il forcément se préparer à la guerre ? JWL/Flickr, CC BY-SA

Je parcours le journal local et mon inquiétude grandit à la lecture de plusieurs articles de même nature : « La Corée du Nord se mobilise et menace les États-Unis d’une guerre totale », « La Turquie risque de basculer dans la dictature », « Les émeutes font rage en Guyane ». Un dernier me redonne naïvement espoir : « Les pompiers reçoivent un nouvel équipement », j’imagine qu’il s’agit d’un équipement de soin.

Espoir déçu : on y parle d’un casque lourd et d’un gilet pare-balles ! Sur la page suivante, comme une conséquence naturelle et une possible solution, Mike Horn, l’aventurier helvético sud-africain, délivre ses connaissances de survie aux participants du télé-crochet The Island.

Qui veut la paix prépare…

Pour la paix, préparons-nous à la guerre, semblent dire une fois encore ces messages.

J’ai croisé Mike Horn, il y a quelques années, dans une convention annuelle d’entreprise. Il y était invité, comme c’est souvent le cas pour les héros modernes, pour transmettre un ensemble de valeurs prétendument transférables aux managers spectateurs. Courage, persévérance, discipline, plaisir de l’effort, des valeurs que je partage évidemment, dont l’entreprise a éminemment besoin et qui sont trop souvent malmenées.

J’ai été cependant perturbé quand, après avoir décrit les conditions d’enfer d’une expédition polaire, il expliqua à l’assemblée, que pour survivre, il abandonnerait sans état d’âme son partenaire de route, un Norvégien je crois, si celui-ci venait à avoir un quelconque problème ; chacun d’entre eux s’étant fait ce serment. « Être le premier n’est pas une option » assénait Mike Horn du haut de son physique puissant, « c’est la seule solution ! ».

J’ai gardé de mon expérience de pilote de chasse une vision très différente : le leader d’une patrouille a certes une mission à accomplir et on attend de lui qu’elle soit un succès, mais il a surtout un défi personnel et sacré : ne pas perdre un équipier en route, même si cela reste un risque ! Pour mon propos dans cet article, la différence est fondamentale. L’entreprise n’est pas une structure économique à moteur social ; autrement dit, il est scandaleux de sacrifier les personnes, par dépression, burnout, suicide ou plus simplement mal-être quotidien, au profit unique du résultat financier. Le but de l’entreprise est avant tout d’être une structure sociale à moteur économique.

Sa mission est bien de créer de la richesse, des biens et des services au profit du bien commun, et, pour cela, elle se doit de considérer sa performance comme une priorité (la mission du pilote), mais tout autant que la santé et le bien-être des salariés (un des fondements mêmes de son existence).

L’homme est un loup

J’ai été néanmoins rassuré quand j’écoutai les réactions de l’auditoire, après le passage du second orateur : un chef d’orchestre, renommé, mais un peu fragilisé par l’obligation de faire sa présentation en anglais. Sa démonstration était toute autre. Après avoir présenté l’intérêt d’un orchestre, sa cohésion et sa capacité à coopérer, il sollicita un volontaire non-musicien afin de lui apprendre à faire une improvisation avec lui. Quelques minutes plus tard, l’improvisation à quatre mains était jouée et l’assemblée battait la mesure à l’unisson avant d’applaudir.

Lequel de ces deux « experts » a eu le plus d’impact sur l’auditoire ? Je ne parle pas de la dimension intellectuelle, mais de la résonance intime.

Pour Mike Horn l’aspect positif prend la forme d’une sorte de fascination pour le dépassement de soi, difficile à ressentir quand on ne connaît pas ce type de défi. Mais les points négatifs apparaissent très vite : « C’est impressionnant, mais très loin de ma vie », « Je suis choqué par le pacte d’abandon scellé avec le Norvégien ; une drôle d’image pour l’entreprise ».

Pour le chef d’orchestre, les éléments sont fort différents. Tout d’abord, la reconnaissance des forces et fragilités de notre humanité, sans condamnation, mais avec compassion. En effet, nombreux ont été les retours sur l’envie de soutenir le chef d’orchestre dans sa faiblesse à parler anglais.

Au-delà, la beauté de sa démonstration : accompagnement d’un néophyte, difficulté de la prestation et performance finale. Chacun pouvant transposer facilement cette expérience dans son quotidien : situation de créativité, difficile, avec un collègue qu’il faut soutenir et enfin la belle puissance d’une réussite conjointe.

Coopératif par nature, agressif par potentiel

Les écrits de Hobbes sont intéressants, non pas parce qu’ils prouveraient que nous sommes agressifs par nature, mais parce qu’ils soulignent que nous avons tendance à l’être principalement en situation de danger. Et ce n’est pas la même chose ! Quand les conditions vécues sont favorables, nous sommes plutôt enclins à la coopération et au partage.

L’anthropologie moderne affirme sans hésitation que le potentiel humain pour la paix et la coopération sont bien les qualités qui ont fait notre succès.

La compétition et l’agression sont présentées comme nécessaires et parfois fondamentales, mais ne sont qu’une façon mineure de gérer les tensions, plus culturelles que naturelles. Les systèmes de croyances développés dans les cultures et leur ancrage profond influencent énormément notre manière d’aborder les tensions, le conflit ou la paix. Il en est ainsi de « la nature humaine qui est agressive », « des conflits inévitables », et du fait que « seuls les plus forts s’en sortent ».

En prenant appui sur ces recherches en anthropologie, j’affirme sans difficulté que l’être humain est de nature pacifique et coopérative avec un potentiel compétitif et agressif. Il convient donc sans tarder de concevoir ou de valoriser des enseignements, qui, dès la plus tendre enfance, au-delà de notre potentiel à la compétition, potentialiseront toutes les capacités coopératives, gages de notre succès en tant qu’être humain.

La notion de paix économique, qui promeut cette coopération première, n’est pas encore bien précisée académiquement et c’est une chance. Notre travail de scientifique est de définir et de modéliser cette approche, mais le risque existe aussi, comme le disait François Cheng, de se cacher derrière le lourd appareil académique et d’escamoter un essentiel qui ne se prouve pas, mais s’éprouve.

Pour cette raison, il me semble important de l’inscrire dans l’idée d’un « art de la paix », tel que proposé par Pierre Calame qui vient s’opposer à « l’art de la guerre ». Pour cet auteur, il n’y a pas là d’angélisme, mais une poésie de l’action, un humanisme du XXIe siècle dont l’objet est d’ouvrir des futurs possibles nous permettant de repenser le vivre ensemble à travers la diversité et l’acceptation de la vie dans sa totalité.

Pour ancrer cette vision, nous avons besoin de l’enseigner, nous devons savoir ce que nous voulons nourrir en nous, pour le bien du monde !

Concluons sur cette histoire édifiante : un vieil Indien racontait les difficultés de la vie à ses petits-enfants :

« Dans votre cœur se jouera toujours de grandes batailles, car deux loups s’y affrontent. L’un des deux est très puissant. Il est combatif, mais peut aussi contenir la peur, la colère, l’avidité et l’arrogance. L’autre est très doux, il est la joie, la confiance et le partage, mais peut aussi contenir l’évitement et la frayeur. Tous les jours, la même bataille se jouera en vous entre eux deux. »

Après un court instant, l’un des enfants lui demanda :

« Mais, à la fin, lequel des loups va gagner ? »

Le vieil homme répondit simplement :

« Celui que tu décideras de nourrir. »

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