« Cela a la couleur de l’alcool, cela a le goût de l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool ! » (publicité pour Canada Dry)
Le millésime 2020 des élections municipales ne serait-il pas un cru « Canada Dry » ? Le scrutin a une couleur électorale, un goût électoral… Ce n’est pas pour autant une élection normale, ni dans son agencement temporel, ni dans ses ressorts.
Lors du premier tour au mois de mars, nous avions souligné le caractère atypique de la situation, avec un effondrement de la participation, tombant de 63,5 % des inscrits en 2014 à 45 % en 2020, augmentant de 9 millions le fleuve des abstentionnistes.
Les maires, qui sont et restent les élus préférés des Français, n’ont pas fait recette. Non par désamour, mais parce que les électeurs potentiels avaient la tête ailleurs, et que les enjeux ne s’avéraient pas assez forts pour surmonter la peur de l’épidémie.
Certes, dans plus de 30 000 communes sur les 35 000 (soit 86 %) que compte la France, le premier tour a suffi à purger totalement le scrutin. En revanche, il y avait ballottage dans les 4900 restantes, dont 1500 ayant plus de 1000 habitants, incorporant les plus grandes villes. Avec 14 % des municipalités, ce sont néanmoins 35 % des électeurs qui sont concernés (16,5 millions).
Légalement, le deuxième tour devait se tenir la semaine suivante, suivant les résultats du premier tour, et après les inévitables éliminations, les désistements et éventuelles fusions de listes.
La logique électorale habituelle aurait amené les électeurs à amplifier, corriger ou confirmer leur vote du premier tour, en un délai très court et dans le cadre d’enjeux étroitement circonscrits.
Des élections en apesanteur sociale et en distanciation politique
Mais, les circonstances exceptionnelles ont amené à brutalement interrompre le processus. Plus exactement, à le suspendre. En renvoyant aux calendes post épidémiques le deuxième tour, on a rompu les amarres unissant les deux votes.
Trois mois plus tard, le scrutin apparaît dévitalisé, vidé de sa substance nerveuse. La mélopée languide du temps de confinement aura creusé un fossé profond entre les attentes d’hier et les choix d’aujourd’hui. Tous les ingrédients sont là pour accentuer encore la distanciation politique déjà perceptible au mois de mars.
Traditionnellement, la condition principale d’une modification des équilibres établis à l’issue du premier tour tient dans la capacité de mobilisation : la désertion des urnes pouvant apparaître comme la cause d’un recul ou d’un effondrement, la clef d’une correction, voir d’un renversement de la situation réside dans la capacité des candidats à stimuler la participation citoyenne.
Or rien ne semble indiquer, tant s’en faut, une remontée sensible de celle-ci le 28 juin. Loin de se combler, le vide abyssal du 21 mars pourrait s’accentuer encore de plusieurs points. Certes, à l’exception toutefois des personnes fragiles, ce n’est plus principalement la peur du Covid qui retiendra d’aller voter. Mais plus encore peut-être que pour le premier tour, les Français ont la tête ailleurs : l’heure est à effacer l’ombre portée du confinement, à réfléchir aux conditions d’utilisation d’une liberté de mouvement retrouvée, à se mettre en vacances d’épidémie.
Sur fond de lourde inquiétude pour l’avenir en raison des profondes secousses qui frappent l’économie, l’enjeu électoral apparaît décalé : les clefs du redressement ne sont pas, à l’évidence, entre les mains des municipalités. Ni le temps, ni le moment ne sont propices à une campagne électorale, au demeurant largement plombée par les contraintes sanitaires. La dématérialisation des outils de propagande se marie mal avec l’attente humaine d’une élection de proximité. Le vote de dimanche prochain se fera donc sous l’œil indifférent de deux tiers des électeurs démobilisés, enveloppant les autres dans une atmosphère d’apesanteur sociale.
La recomposition à l’heure du pointillisme
Mais, comme disait Galilée en parlant de la terre : « Et pourtant, elle tourne ! » Quand le fût est mis en perce, il faut le soutirer pour ne pas gâcher le vin. Il n’y avait pas de solution satisfaisante au problème posé. Faute de bon calendrier, il faut faire bon cœur avec celui-là. D’autant que, même s’il s’agit d’un chantier trop longtemps laissé en jachères, le deuxième tour va poursuivre un profond travail de mutation amorcé au mois de mars : celui des tentatives de recomposition d’un système politique orphelin de ses anciens repères.
Car, malgré l’apparente stabilité de l’ensemble, les choses bougent. À condition d’éviter de s’en tenir à la surface des résultats et de dépasser le schéma traditionnel d’analyse. Le premier tour avait mis en évidence un puissant phénomène de stagflation politique : à quelques exceptions marginales, les rapports de force droite/gauche restent inchangés.
On trouve du même coup l’autre caractéristique du phénomène, les poussées inflationnistes : l’arasement de la participation exagère les reliefs, déformant le rapport élu/électeur. Le pourcentage de suffrages exprimés pour une liste peut apparaître d’autant plus élevé que s’amenuise le rapport aux inscrits. Par exemple, à Tourcoing, Gérald Darmanin peut bien être brillamment réélu dès le premier tour avec 60,88 %, le pourcentage par rapport aux inscrits tombe à 15,5 % !
Une lecture trop globale du paysage politique, en termes de droite/gauche/centre, nous semble donc non seulement insuffisante, mais largement trompeuse.
Il faut plutôt prendre le problème de l’autre bout pour reconstruire le fil commun à l’ensemble des cas. Ces élections se déroulent sous l’effet de choc de la présidentielle de 2017, qui a gravement perturbé le système classique des partis dominants.
Scrutées dans le détail, et le diable est souvent dans les détails, les municipales dessinent un archipel bariolé où, vu d’ailleurs, on peut avoir du mal à reconnaître les siens ! Elles font apparaître, dans un panoramique éclaté, un kaléidoscope de situations contrastées. Ici, les socialistes iront avec les verts, la droite avec LREM ; là on se coalisera pour barrer la route à ceux qu’ailleurs on soutient ! La recomposition emprunte la voie du pointillisme, cette technique de peinture consistant à utiliser des taches de couleurs juxtaposées plutôt que de mélanger les pâtes.
Les incertitudes de la polymérisation
L’enjeu profond de ce deuxième tour, au-delà des alliances éphémères ou de circonstance, comme on peut en voir à Lyon dans le rapprochement entre Laurent Wauquiez et Gérard Collomb tentant de sauver sa maison du feu, c’est avant tout les tentatives de recomposition du champ politique.
Certes l’œil sera attiré par les combats symboliques et/ou spectaculaires, comme à Paris, Marseille, Lille, Strasbourg, Bordeaux, Perpignan, Lyon… Mais ces arbres, pour importants qu’ils soient, ne doivent pas dissimuler la forêt. Ces tentatives prennent toutes la forme de ce qu’en chimie, on appelle une polymérisation, c’est-à-dire une fusion à chaud de petites cellules pour en constituer une plus grosse.
Au cœur de la polymérisation, il y a les Verts. Certes l’écologie est omniprésente. Le vent du changement climatique est passé sous la porte de tous les partis et s’infiltre dans les interstices des différentes listes. Mais en tant que cristallisation partisane, les Verts tentent à l’occasion des municipales de s’imposer comme tête de file de la recomposition. À gauche, essentiellement.
C’est qu’en effet, Europe Écologie entend profiter de l’émiettement de la gauche, et de l’impuissance de l’ancien maître socialiste à regrouper autour de lui les enfants perdus de la macronie. Pour parvenir à la constitution de cette nébuleuse sociale-écologique et dans l’immédiat, profiter de l’affaiblissement du PS pour lui ravir, parfois avec sa complicité comme à Besançon, plusieurs villes. Tantôt marié aux seuls socialistes, tantôt à différentes composantes issues de la gauche plurielle, tantôt, plus rarement avec toutes les composantes de ce camp, tantôt seul, EELV entend bien apparaître comme incontournable dans le futur paysage électoral. En se maintenant au deuxième tour contre ses anciens alliés, il peut entraîner la chute de certains bastions historiques. Pour l’heure, il parvient à aspirer dans une formule de vases communicants une part de l’électorat socialiste.
Aux frontières de la gauche et de la droite, un autre parti doit recourir à la polymérisation pour exister. Faute d’enracinement et de programme adapté, LREM a dû souvent se contenter de n’être qu’une force d’appoint. Grignotée sur sa gauche par les écologistes, sur sa droite, par les centristes, exclue, à de très rares exceptions comme au Creusot, des combinaisons avec les socialistes, LREM s’est vue par l’inertie même du système déportée sur la droite. Aisément avec l’UDI et les dissidents, plus rarement avec LR, comme à Lyon, Clermont-Ferrand ou Orléans.
Fenêtre ouverte sur l’avenir
Ce processus de polymérisation entraîne donc des bigarrures multiples et parfois curieuses : à la limite de l’absurdité, on trouve Montpellier, où la carpe épouse le lapin. Parce que le dispositif respecte une ligne générale défensive, celle de faire barrage à l’adversaire, il doit la variété de ses combinaisons à un pragmatisme ouvertement assumé. Il ne s’agit pas tant d’appliquer un principe général, que d’optimiser les ressources locales, parfois contre l’avis des instances centrales. À Dreux, pour faire barrage au sortant DVD, une fusion s’opère, autour d’une ligne écologique, entre une liste DVD, une liste LREM et une liste divers gauche…
Mais l’affaire n’aboutit pas toujours : à Digne-les-Bains, le deuxième tour donnera lieu à une pentaculaire. On se heurte parfois à des résistances : d’abord, il y a le poids des sortants qui peuvent voir dans une recomposition une menace pour leur emprise. Et l’on a pu constater la prime que constituait ce statut, prime qui sera sans doute encore accentuée le 28 juin du fait de la gestion locale du confinement. Surtout, il y a l’esprit de résistance des vieux partis, refusant l’idée même d’une recomposition autre qu’autour de l’axe gauche-droite.
Effectivement, l’enjeu original de ces élections en trompe-l’œil, c’est de préparer un nouvel ordre des forces politiques. À l’abri de cette manière de parenthèse politique locale, on peut effectuer un travail de laboratoire. Sans grand risque, en cas d’échec. Mais porteur d’espoir en cas de réussite pour les prochaines échéances territoriales. Et l’expérience pourrait devenir une lanterne qui éclairerait les chemins incertains de la recomposition.