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Un pont. 2016. Oscar Tuazon. Ce type d’œuvre, commanditée par un individu ou un collectif avec l'organisation des ‘Nouveaux Commanditaires’ permet une forme d'intercession entre les défunts et ‘ceux qui restent’. © Œuvre réalisée dans le cadre de l'action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Médiation Le Consortium, Dijon. Photo : Samuel Cornavali

Des œuvres d’art pour continuer de vivre avec les morts

Les morts peuvent-ils faire agir les vivants ? Dans la continuité de ses travaux précédents, la philosophe Vinciane Despret raconte dans « Les morts à l’œuvre » cinq histoires où des morts proches ou éloignés dans le temps ont obligé les vivants à leur donner une nouvelle place. Ceux qui « restent » ont en effet commandé une œuvre grâce à un protocole politique et artistique nommé le programme des Nouveaux Commanditaires. Ce protocole consiste à choisir un artiste et à décider en commun d’une œuvre. Il va transformer en profondeur les commanditaires. Extrait de l’introduction.


Je me suis particulièrement intéressée aux œuvres commandées dans le cadre de ce protocole où la demande d’œuvre émergeait suite à un décès – qu’il soit proche ou éloigné dans le temps.

Ces commandes me touchaient tout particulièrement parce que j’y voyais un exemple remarquable du fait que des morts font agir des vivants. Par la grâce du protocole, véritable intercesseur, des morts sont dotés de la puissance de continuer à agir dans ce monde, non seulement en aidant les vivants à « faire avec ce monde » mais également en le transformant par le vecteur d’une œuvre. Ce sont ces morts que j’ai appelés « ceux qui insistent ».

« Nos morts en commun »

Ils insistent, et ils peuvent le faire parce que certains les ont entendus insister – parfois des proches, parfois des très éloignés. Et parfois les proches sont rejoints, dans la réponse à une telle insistance, par des très éloignés. Aussi ces défunts qui prolongent leur existence par la grâce de ceux qui entendent leur appel deviennent-ils « nos morts en commun » (cette formulation avait été proposée par Xavier Douroux).

Ils étaient les morts de quelques-uns, parfois ceux des proches endeuillés, parfois, pour les plus anciens d’entre eux, ceux de leurs contemporains ; puis des collectifs s’agencent autour d’eux, répondent à l’insistance, « commandent » l’œuvre, et ces morts de quelques-uns, ou ces morts d’un passé quasi oublié, prennent de l’importance, trouvent une nouvelle place ou reviennent au présent, et leur aura et ce qu’ils rendent capable de faire s’étendent dans l’espace et dans le temps.

Les voilà donc, par l’étrange puissance des œuvres, eux-mêmes à déborder. Alors, si le protocole a bien une dimension politique, avec ces morts qui insistent et avec ces vivants qui prennent en charge la réponse à cette insistance par une mise en œuvre, ces commandes inscrivent le processus dans une pratique résolument « cosmopolitique ».

Le jardin perpétuellement fleuri. Mario Airo Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Photo : Falke Lambrechts
Le jardin perpétuellement fleuri. Mario Airo. Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Photo : Falke Lambrechts

L’histoire n’est pas terminée

Ils insistent, disais-je, mais ils insistent à propos de quoi ? Je crois que nul ne le sait précisément au début. Tout ce que l’on peut dire, c’est que quelqu’un ou quelques-uns disent qu’ils sentent qu’il y a quelque chose à faire. Que l’histoire n’est pas terminée. L’un ou l’autre de « ceux qui restent » va sentir l’insistance et s’en saisir. Sans nécessairement savoir ce qui est attendu, et surtout sans savoir où cela mènera.

C’est une insistance sourde, un appel inchoatif : c’est l’œuvre qui donnera forme à cette insistance, qui lui offrira, tant dans son élaboration que dans son aboutissement, une réponse. Une réponse, qui, on va le voir, débordera largement la question.

Obélisques. CC/BS. 2007. Stephen Gontarski
Obélisques. CC/BS. 2007. Stephen Gontarski. Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Médiation Le Consortium, Dijon. Photo : Bertrand Gautier

L’œuvre, ici, quelle que soit sa forme – plastique, musicale, architecturale, théâtrale, littéraire –, devient alors monument, au sens de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? « L’acte du monument n’est pas la mémoire, mais la fabulation. »

En d’autres termes, l’acte du monument n’est pas le relais d’un passé à préserver, mais écart au départ de ce dont il s’agit de faire mémoire – débordement, encore. Il s’agit de reprendre ce passé, c’est un acte de reprise, et de le reprendre dans des formes fabulatives qui lui donnent une chance de modifier le futur du présent qui commémore ce passé – et le terme « reprise » désigne à la fois, par ces heureuses coïncidences sémantiques, l’art de la couture et du ravaudage, l’art de combler ce qui manque, l’art de guérir les tissus, et l’art d’assurer un relais.

Il s’agit bien, je l’ai découvert au cours de mon enquête, d’une pragmatique de la commémoration comme fabrique d’une mémoire qui « fait commun ».

Reprendre la vie autrement

« Faire avec une fois encore. » Cela n’a rien à voir avec le deuil, dans sa forme classiquement surannée – voire sa forme un peu autoritaire dans les théories psychologiques qui enjoignent à l’oubli : c’est la reprise d’une vie qui insiste.

C’est avec la vie, celle qui n’est plus mais qui est encore d’une autre manière, celle qui résiste à son effacement, que le faire avec opère ce que je considère comme une série de métamorphoses, par l’œuvre, par ses débordements inattendus.

L’affaire des incendies. En souvenir de Vaux et Petit. 2009. Anita Molinero ADAGP, Paris, 2009/Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Médiation Le Consortium, Dijon. Photo : André Morin
L’affaire des incendies. En souvenir de Vaux et Petit. 2009. Anita Molinero. ADAGP, Paris, 2009/Œuvre réalisée dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. Médiation Le Consortium, Dijon. Photo : André Morin

Le travail de commémoration est inéluctablement dans ce cas création : commémorer, « faire mémoire avec » ceux qui insistent, les faire exister au présent sur un mode qui oblige et qui (nous) tienne. Non pas porter le deuil, moins encore en assumer le « travail » – ce qui ne serait qu’une autre façon de rendre absent, insistons là-dessus. Il s’agit de répondre à ceux qui insistent et expérimenter les manières de le faire.

Faire honneur à ce qui arrive ou à ce qui est arrivé en inventant, même s’il s’agit d’un désordre du monde, d’un drame, de quelque chose qui n’aurait jamais dû se produire. Avec cette invention, il s’agit de se donner une chance non de défaire ce qui a été tramé, non de refaire ce qui a été défait par la mort, mais de prolonger ailleurs, irriguer vers le futur, changer un petit bout de monde (pour commencer !) pour lui donner une nouvelle chance. Ceux qui ne sont plus continuent alors, par la grâce de l’œuvre qu’ont commandée ceux qui restent, d’aider à renouer avec la vie, avec les autres, à faire exister d’autres perspectives, d’autres liens, d’autres façons de vivre ensemble.

Une forme très singulière de l’héritage

Chacune de ces œuvres, de ce fait, s’apparente alors à une forme très singulière de l’héritage. D’abord parce que la dimension du don y est très présente, et que le travail de la commande s’inscrit dans ce type d’échanges – les fonds qu’il s’agit de trouver, l’engagement des commanditaires, le travail des médiateurs financé par un mécène – pendant trente ans, dans le cadre de sa tradition de soutien de l’innovation dans tous les domaines, la Fondation de France a assumé toute la mise en œuvre en France et en Europe de ce nouveau mode d’action – le temps que consacrera l’artiste et qui débordera très rapidement celui de la simple commande.

Mais l’œuvre relève également de l’héritage dans un autre sens. En quoi est-elle un don ? Elle a beau être orientée « pour » celui ou celle qui n’est plus et même si chacun de ceux qui participent à la commande a bien le sentiment qu’il y a une forme – voire une nécessité – de don fait à l’intention d’un ou de plusieurs défunts, la question « qui lègue ? » et « qui lègue quoi ? » reçoit de multiples réponses, dont aucune n’est déterminante et n’élimine les autres.

Couverture de l’ouvrage de Vinciane Despret, « Les morts à l’œuvre », 2023. La Découverte

Sont-ce les vivants aux morts ? Oui, sans conteste, les vivants offrent à leurs défunts ce supplément biographique qui leur permet d’agir sous d’autres formes – l’œuvre de ce fait « représente » quelque chose de la vie de celui ou celle qui n’est plus, au double sens d’une représentation et d’une manière de permettre de se re-présenter, d’être à nouveau présent.

Est-ce le mort aux vivants ? Oui également, d’une certaine manière, l’œuvre devient son legs à ceux qui restent. Mais c’est plus qu’un legs ; comme on le verra, dans chacune des situations que je vais relayer, les vivants vont être amenés bien ailleurs, vont bénéficier de bien d’autres choses dont le « faire œuvre » sera le vecteur. Et les vivants se sentent redevables de ce que le mort continue, à travers ce processus, à faire pour eux, et des effets de sa présence. L’œuvre assure la continuité de la vie, et comme œuvre elle en offre les excès : elle fait excéder la présence. Sous d’autres formes.


L’autrice vient de publier « Les morts à l’œuvre » aux éditions de la Découverte, 2023.

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