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Deux ans de guerre en Ukraine : comment l’UE s’est mobilisée

Plusieurs personnes dont Ursula von der Leyen se tiennent devant des corps placés dans des sacs noirs
Ce fut l’une des images marquantes des premiers mois de la guerre : le 8 avril 2022, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, aux côtés d’Eduard Heger, alors premier ministre de la Slovaquie, et de Josep Borrell, haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, se recueille, en gilet pare-balles, devant une fosse commune découverte dans la ville de Boutcha, au nord-ouest de Kiev, reprise par les forces ukrainiennes une semaine plus tôt. Sergei Supinsky/AFP

Le 24 février 2022, les pays de l’UE ont, pour la plupart, été pris de court par l’attaque massive que la Russie venait de lancer contre le territoire ukrainien. Mais rapidement, et contrairement aux attentes de Moscou, ils se sont mobilisés pour porter assistance à un pays avec lequel ils avaient signé, en 2013, un accord d’association dont le rejet par le gouvernement de Kiev de l’époque, soutenu par le Kremlin, avait entraîné la Révolution de la dignité et, peu après, le début de l’agression russe, qui s’était soldée dès 2014 par la prise de la Crimée et d’une large partie du Donbass. Dans son dernier ouvrage, « L’Europe face à l’Ukraine », qui vient de paraître aux Presses universitaires de France et dont nous vous présentons ici un extrait, l’historien et géographe Sylvain Kahn (Sciences Po) revient sur la nature et les mécanismes de cette réaction européenne, qui se poursuit à ce jour, alors que la guerre continue de battre son plein.

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L’invasion de l’Ukraine amène les Européens à prendre pleinement conscience de ce qui les caractérise et ce qui les différencie radicalement de la Russie actuelle : la politique de ce pays est une politique de puissance ; elle témoigne que le gouvernement russe considère l’impérialisme et le colonialisme légitimes et actuels.

Par contraste, car cette puissance menace l’UE, les Européens prennent pleinement conscience qu’ils sont sortis de l’un comme de l’autre et que leur construction territoriale et politique supranationale européenne n’est pas une puissance car ce n’est pas leur projet ni sa vocation.

Soutenir la défense de l’Ukraine, un engagement européen

Concrètement, en prenant en quelques heures la décision de fournir des armes à l’Ukraine via la facilité européenne pour la paix et des engagements gouvernementaux nationaux, les dirigeants de l’UE ont ajouté à l’attraction et à la séduction, ces modalités cinquantenaires d’exercice de leur influence, le commandement, la coercition et l’incitation. Hormis la Hongrie, tous les pays s’y sont mis, quand bien même certains plus tard que d’autres. L’UE est une puissance dite civile : plutôt que la puissance, elle vise l’influence.

Rien n’indique qu’elle ait changé d’objectif – bien au contraire. Mais l’UE opère une importante bifurcation dans ses pratiques : elle s’engage dans un conflit par le soutien massif à l’un des deux belligérants, le pays agressé, et par des sanctions radicales à l’endroit de l’autre belligérant, le pays agresseur.

En février 2022, les Européens convergent très vite vers une coordination au niveau européen de ces objectifs nationaux.

Mutadis mutandis, ils font avec la production et la livraison de matériel militaire comme ils ont fait avec les vaccins anti‑Covid. De façon disruptive, l’Union européenne mobilise la facilité européenne pour la paix pour financer des dons de matériel militaire à l’Ukraine par ceux des États membres qui l’ont décidé. Cette facilité représente 1/8e du total de l’aide militaire fournie et budgétée par les 27 à l’Ukraine – soit, au 31 juillet 2023, 5,6 milliards d’euros. C’est la première fois, depuis sa création en 2021, que cet instrument est utilisé.

L’effet de levier est bien supérieur à cette proportion : il s’agit en effet d’une politique publique mutualisée – décidée ensemble à 27 avec une exécution confiée au HRVP (acronyme officiel du ministre des Affaires étrangères de l’UE, poste occupé par Josep Borrell, qui dirige le Service européen pour l’action extérieure). C’est bien l’UE qui s’engage en tant que telle dans le soutien à l’effort de guerre de l’Ukraine.

L’Union européenne affirme ainsi des choix.

Premier choix : l’UE comme ensemble se positionne comme une entité aux capacités régaliennes. Cela a déjà été le cas avec le plan de relance de l’économie européenne afin de faire face aux conséquences de la pandémie dont le déploiement est en cours. En se dotant de ce budget extraordinaire financé par des bons du Trésor européen et réparti entre les différents pays de l’UE, l’ensemble des acteurs du système politique européen ont chargé la Commission européenne d’être comme un ministère des Finances d’un État européen. L’avenir dira si cette disruption est une exception ou un précédent. Dans le même temps, cela a aussi été le cas, de façon plus subtile, avec la politique vaccinale anti‑Covid de l’UE. La Commission européenne a préacheté des doses de vaccin en train d’être élaborées en quantité considérable, le but étant que les vingt‑sept gouvernements nationaux puissent acheter égalitairement des vaccins en quantité suffisante pour tous leurs administrés.

Sur le même registre, la Commission, toujours avec l’accord des États membres, a passé des ordres d’achats groupés de gaz aux nouveaux fournisseurs sur lesquels se sont tournés les pays européens en substitution du gaz russe. En octobre 2023, ils ont réformé le fonctionnement du marché européen de l’électricité. Cette réforme paraît difficile à entreprendre : nombreux étaient les commentaires énonçant un désaccord entre l’Allemagne et la France qui la rendrait impossible à concevoir. Cette réforme rappelle que le fonctionnement classique du tandem franco‑allemand est de viser une solution commune à partir de situations et d’analyses éloignées – et de prendre le temps nécessaire pour y parvenir. Autrement dit, les Européens ont gardé le cap de la grande bifurcation énergétique décidée très rapidement en février 2022 qu’ils mettent en œuvre dans ses différents aspects. Ils contiennent de cette manière l’inflation des prix de l’énergie qui a été favorisée par la diminution drastique d’importations de sources d’énergies fossiles en provenance de Russie.

Deuxième choix : l’UE s’est décidée à manier l’un des instruments non seulement du régalien mais aussi de la puissance, à savoir « faire la guerre ». Toutefois, les Européens ne font pas la guerre directement ni même concrètement au sens strict. Sans livrer de guerre, les Européens prennent parti dans une guerre en mobilisant leur industrie de défense et leurs capacités militaires. Ils livrent des armes de guerre, ils forment les combattants de l’armée ukrainienne (plus de 25 000) et partagent du renseignement militaire avec les Ukrainiens.

Troisième choix : celui d’une volonté politique stratégique propre. Cette mobilisation par les Européens de leurs ressources militaires au profit d’un pays associé en guerre – l’Ukraine – ne doit rien à personne. Si l’on additionne, d’une part, la valorisation de l’aide militaire d’ores et déjà effectuée et des engagements annoncés par les pays de l’UE ensemble comme UE et individuellement comme États membres ainsi que, d’autre part, toutes les formes d’aides civiles, l’aide totale fournie par les Européens à l’Ukraine est près de deux fois supérieure à celle fournie par les États‑Unis . Dans ce total, l’aide militaire des Européens et des Américains sont équivalentes. Celle des Européens comprend des engagements pluriannuels sur quatre ans. Si l’on ajoute l’effort consenti par les Norvégiens et les Islandais, membres de l’Espace économique européen (EEE), l’aide militaire européenne est même supérieure à l’aide militaire américaine. Depuis l’été 2023, l’Allemagne est le deuxième fournisseur d’aide militaire après les États‑Unis. Le Royaume‑Uni, qui n’est ni dans l’UE ni dans l’EEE, est le troisième. Rapporté au PNB, l’Allemagne est le neuvième fournisseur d’aide militaire. Ni les États‑Unis ni le Royaume‑Uni ne sont dans les dix premiers qui sont : la Norvège, la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie, le Danemark, la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque, l’Allemagne et la Finlande.

Dans le même mouvement, dès mars 2022 deux des trois États membres de l’élargissement de 1995, la Finlande et la Suède, décident de rejoindre l’OTAN. La Finlande, dont 1 340 kilomètres de frontières sont communes avec la Russie, en est devenue membre en avril 2023, tandis que le processus de ratification de l’adhésion de la Suède poursuit son cours en Hongrie et en Turquie. L’OTAN est une alliance défensive : l’UE et ses États membres ne sont pas pacifistes. Ils sont prêts à se défendre et leurs budgets militaires sont en augmentation depuis février 2022. Pour autant, rien n’indique qu’ils aspirent à se transformer en puissance militaire. À cet égard, le changement de doctrine de l’Allemagne énoncé par le chancelier Scholtz en 2022 est significatif. L’Allemagne, selon l’expression de Philippe Gros, est en train de devenir le grenier à armes de l’Ukraine. Si elle est en train de ne plus être cette « grande Suisse », ainsi que la qualifiait Pierre Hassner, elle ne devient pas pour autant une puissance militaire qui se projette dans le monde.

En lisant les enquêtes Eurobaromètre de 2022 et 2023, on comprend que les Européens expriment majoritairement dans leur ensemble une demande de politique européenne de défense et d’affaires étrangères depuis plusieurs années et que, dans une forte proportion, ils adhèrent à la politique de soutien à l’Ukraine et à la politique de sanction de la Russie (cette majorité va de massive à nette selon les pays). Or, de facto, le soutien à l’effort de guerre ukrainien et aux sanctions visant à affaiblir l’effort de guerre russe est, dans l’histoire, la première manifestation d’une politique de défense du territoire européen. Le fait qu’il suscite l’accord d’une nette majorité d’Européens est donc un test grandeur nature : il valide dans la pratique le souhait exprimé d’une politique européenne de défense.

Cet extrait est issu de « L’Europe face à l’Ukraine », de Sylvain Kahn, qui vient de paraître aux PUF.

Bien entendu, dans la durée, car cette guerre de résistance à l’invasion russe est longue, il y a en Europe un débat sur l’efficacité de cette politique, voire sur sa pertinence. Les partis politiques traditionnellement fascinés par Poutine, soit par consonance avec les valeurs qu’il incarne, soit par antiaméricanisme, sans revenir à la connivence qui était la leur avec son régime avant février 2022, proposent à nouveau de considérer le point de vue territorial russe avec bienveillance, et d’envisager de cesser d’armer l’Ukraine pour les pousser à accepter le fait accompli et cesser les combats. Deux d’entre ces partis sont arrivés en tête lors des élections législatives dans leur pays en 2023, Fico pour le Smer‑SD en Slovaquie et Wilders pour le PVV aux Pays‑Bas. Les partis politiques, comme le PVV, qui sont regroupés au sein du groupe Identité et démocratie au Parlement européen, l’ont fait savoir lors de leur réunion à Florence en décembre 2023.

L’interprétation de ces résultats est débattue au sein de la communauté académique : y a‑t‑il effritement du soutien des citoyens européens au soutien de l’UE à l’Ukraine, ou pas ? Non. Gilles Ivaldi met en lumière les nombreux facteurs expliquant ces préférences électorales et au premier chef l’insécurité économique. Il n’en reste pas moins que, dans un débat témoignant du pluralisme et de l’esprit démocratique des sociétés européennes, « les gouvernements souhaitant maintenir un soutien conséquent à l’égard de l’Ukraine doivent justifier plus efficacement leurs actions politiques ». Les élections du Parlement européen 2024 tombent à point nommé pour que les citoyens de l’UE délibèrent de la politique de l'Europe face à la guerre d’Ukraine.

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