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Déviances, leadership, sanctions : trois impensés de la culture policière

Manifestation contre la "Loi Sécurité globale" à Paris
Manifestation contre la “Loi Sécurité globale” à Paris le 28 novembre 2020. de 133 000 à 550 000 manifestants selon les sources. Une énorme manifestation à Paris. Jeanne Menjoulet/flickr, CC BY-NC-ND

La récente vidéo du passage à tabac d’un homme noir à Paris par des policiers a relancé les débats sur les violences policières. Les réactions sont multiples et intenses, à la hauteur de la brutalité des actes révélés dans la vidéo.

Certains modèrent en affirmant que ces dérives sont le fait d’une minorité qui ne serait pas représentative de la profession dans son ensemble – « des gens qui déconnent » par rapport à « une immense majorité de policiers et de gendarmes qui font, comme chacun le sait, un travail admirable », a déclaré récemment Gérald Darmanin sur France 2.

D’autres, à la recherche de responsables, attaquent les supérieurs hiérarchiques, allant du Préfet au Président en passant par le ministre de l’Intérieur. Enfin, l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN), en charge d’enquêter sur les affaires de violences policières est également sous le feu des critiques pour ce qui est perçu comme un déficit chronique de sanctions.

Au-delà des enjeux moraux, judiciaires et éthiques, cette situation de crise met en jeu la culture organisationnelle de la Police nationale.

Or, les questions de la déviance, de la personnalité des dirigeants et du rôle de la sanction sont trois points clefs soulevés par les médias. Elles sont aussi au cœur de la théorie des organisations qui montre comment ces leviers peuvent changer drastiquement un système.

Les déviances seraient isolées et minoritaires

Depuis des années, de nombreux responsables politiques ont réfuté l’idée qu’il y aurait un problème systémique dans la police française, arguant que les violences seraient le fait d’une minorité d’agents – voire même que « ça n’existe pas ».

Si l’on suit cette hypothèse, il faut cependant se questionner sur l’impact que peuvent avoir ces comportements déviants sur les autres policiers, qui eux respectent les valeurs de l’institution.

Police encadrant une manifestation
Police encadrant une manifestation. L’institution est en crise organisationnelle. CC BY-SA

Dans un article publié en 2009, Francesca Gino, Shahar Ayad et Dan Ariely ont étudié les effets de contagion des comportements non éthiques par des expériences en laboratoire.

Dans la situation de contrôle, les participants répondaient à une série de questions difficiles, avec un résultat moyen de 7 bonnes réponses sur 20 – moyenne qui montait à 12 si les expérimentateurs rendaient la triche plus facile pour les participants en leur permettant de mentir sur leurs résultats.

Lorsque les participants étaient témoins d’une triche conduite par une personne qu’ils percevaient comme faisant partie de leur groupe, la performance moyenne atteignait 15/20. Cette moyenne, largement au-dessus du 7/20 du groupe de contrôle, tend à prouver que cela les encourageait à tricher encore plus. Le comportement non éthique d’un membre, même minoritaire, a donc un effet dévastateur sur les actions des autres.

Un résultat complémentaire intéressant est que si les participants constataient qu’une personne non membre du groupe trichait, leurs performances redescendaient autour de 8/20 – ce qui veut dire qu’ils ne trichaient alors quasiment plus.

Résultats de l’expérience (Gino et coll., 2009, p. 396), le graphique présente les résultats pour le groupe de contrôle, la triche facilitée (‘shredder’), la triche d’un membre du groupe et celle d’un membre en dehors du groupe.

Ce dernier résultat pourrait en partie expliquer les réactions de certains gendarmes face aux violences policières, car on est alors dans le cas du comportement déviant d’un non-membre qui tend à renforcer la défense des valeurs du groupe d’origine.

Des résultats similaires ont été constatés dans un grand nombre d’études ici ou ici confirmant l’hypothèse que les déviances, même isolées et minoritaires sont fortement problématiques car elles ont tendance à se propager.

L’impact de la personnalité des dirigeants

De nombreuses études ont montré à quel point la personnalité des dirigeants d’une organisation peut influencer, voire déterminer, sa stratégie, sa structure et ses valeurs.

En 1986, Manfred Kets de Vries de l’INSEAD et Danny Miller d’HEC ont proposé un cadre conceptuel articulant le style de névrose des leaders et la culture d’une organisation.

Selon eux, ce cadre :

« s’applique particulièrement aux organisations dans lesquelles le pouvoir de décision est centralisé entre les mains de quelques directeurs ou d’une petite coalition dominante et homogène ».

Un modèle qui s’applique donc plutôt bien au cas de la Police nationale dont la structure hiérarchique est verticale et la chaîne de commandement centralisée : directions centrales, entités rattachées, etc. (avec le cas particulier des préfectures de police).

Kets de Vries et Miller identifient cinq principaux styles névrotiques :

  • Le leader suspicieux, incapable de faire confiance aux autres et hypersensible, entretiendra des relations tendues avec ses subordonnés qui rependront à leur tour une atmosphère de méfiance et de peur. Le pouvoir y est concentré et les décisions prudentes, donnant à la culture et l’organisation des tendances paranoïdes.

  • Le leader dépressif manque de confiance en lui/elle et d’initiative, ce qui poussera les acteurs à se réfugier dans des routines, ce qui génèrera une culture de l’évitement et une atmosphère d’inactivité et de conservatisme.

  • Le leader narcissique cherche l’attention et veut impressionner les autres, déployant pour ce faire un panel d’émotions et une tendance à l’exhibition. Les auteurs disent de ces leaders qu’« Ils manquent souvent de sincérité et ne se préoccupent pas des autres […] Leurs relations tendent donc à être instables ».

Les subordonnés auront tendance à idéaliser ces dirigeants, en ignorant leurs défauts et accentuant leurs qualités, co-créant ainsi des cultures où tout tourne autour du leader.

  • Le leader compulsif se débat avec une peur d’être à la merci des évènements et des autres, ce qui l’amène à voir ses relations en termes de domination/soumission. Il tend donc à exercer un pouvoir de manière autoritaire en imposant un certain ordre d’où résulte une culture souvent très bureaucratique.

  • Le leader détaché tend à ignorer le monde extérieur, il s’y engage donc peu directement et fait de même dans ses relations. Cela donne aux managers un grand pouvoir et génère des cultures fortement politisées.

Didier Lallement, préfet de police de Paris, sur Public Sénat, 2019 : quel genre de leader est-il ?

Au-delà de ces grandes névroses, la personnalité et le style de leadership des dirigeants d’une organisation centralisée et verticale comme la Police nationale sont essentiels pour en comprendre la culture et les valeurs.

Les couplages forts entre les directions hiérarchiques sont autant de courroies de transmission des névroses de ceux qui les dirigent.

Ainsi, pour le célèbre spécialiste de la culture organisationnelle, Edgar Schein, les leaders ont à leur disposition de multiples leviers « pour apprendre à leurs organisations comment percevoir, penser, ressentir et se comporter sur la base de leurs propres convictions conscientes et inconscientes ».

Selon cette hypothèse, l’actuelle culture organisationnelle de la Police nationale, et ses dérives, ne peuvent pas être pensées sans prendre en compte les personnalités de leurs dirigeants (préfet, ministre de tutelle, président). Au-delà des ordres donnés ou non, ces derniers auront, par leurs névroses, leur style et leur image, une influence majeure sur les valeurs et les comportements des policiers.

Le rôle de la sanction et de la justice

Depuis maintenant quelque temps, l’IGPN est au centre des critiques citoyennes, politiques et médiatiques.

Face aux violences policières, on attend légitimement beaucoup de l’organe en charge des enquêtes à partir desquelles les sanctions sont prises. On fait alors l’hypothèse que la sanction, ou son absence, joue un rôle déterminant en matière de justice organisationnelle.

La célèbre spécialiste de l’éthique Linda Trevino a publié de nombreuses études liant justement punition et justice. Dans un article très cité de 1992, elle propose de considérer la sanction, non pas juste comme un évènement limité au supérieur et au subordonné, mais d’y intégrer la perspective des autres acteurs, observateurs directs ou non.

La sanction éventuelle des violences policières n’est alors pas juste une punition des fautifs, c’est un signal envoyé à l’ensemble des policiers qui modifie la perception et la compréhension qu’ils ont de leur activité, de leur institution, de ses valeurs et de ses règles.

La sanction est donc un élément central de la construction plus globale d’une justice organisationnelle, et son absence aura un rôle tout aussi structurant.

Changer la culture de l’organisation ?

Pour la Police nationale comme pour toute organisation, ces trois hypothèses sont à aborder avec prudence et rigueur.

Les cas de comportements déviants, même s’ils sont isolés et minoritaires, doivent être pris très au sérieux eu égard à leur tendance à contaminer les autres. Dès lors, la sanction ne doit pas être limitée à un arrangement local entre fautif et responsable hiérarchique, mais bien plutôt articulée à une certaine conception de la justice organisationnelle.

Enfin, et surtout, le rôle de la personnalité des leaders ne doit pas être minimisé et il faut pleinement l’intégrer au diagnostic – ce qui peut amener à exiger un renouvellement des profils des dirigeants si l’on souhaite réellement changer la culture de l’organisation.

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