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Doctorants et chercheurs en gestion… « quand on est con, on est con ! »

George Brassens : le temps ne fait rien à l'affaire, quand on est con, on est con… YouTube

Un débat s’est récemment instauré via The Conversation sur l’attitude des doctorants français en sciences de gestion. Certains collègues trouveraient en effet que ces aspirants chercheurs ne seraient plus très « rock and roll ».

Soumis au diktat du publish or perish, les doctorants ne seraient plus passionnés par leurs sujets. Face à un marché du travail de plus en plus précaire, ils n’auraient plus comme obsession que de produire le plus vite possible des articles (co-signés avec leurs directeurs de thèse), pour pouvoir être ensuite recruté par des universités ou des business schools.

Dans le cadre de cet univers compétitif, cela en serait fini des collectifs joyeux de thésards qui faisaient de la rédaction d’une thèse une expérience épanouissante sur le plan humain. Les relations entre doctorants en seraient désormais réduites au strict minimum, chacun étant obsédé dès sa première année de thèse par le fait de cracher de la publication.

À quoi tient cette mort annoncée du rock chez les thésards ? Pour ces collègues, si les directeurs de thèse et le marché ont une part de responsabilité, le vrai fautif ne serait à trouver que dans le doctorant lui-même. Et ceux-ci d’inviter ces derniers à faire leur crise de la quarantaine et à adopter l’attitude rock and roll (en référence au navet réalisé par Guillaume Canet).

Quelques appréciations…

Résilience hip-hop versus I love rock and roll

Ne se retrouvant pas dans cette description critique faite par d’anciens combattants du doctorat en gestion (auxquels, je dois bien le confesser, j’ai pu en partie me joindre ici), un groupe de doctorants et de jeunes docteurs a vertement répliqué.

S’ils soulignent ressentir la pression à la publication et la précarité qui entoure aujourd’hui leur carrière, ils affirment que ce portrait fait d’eux en machine à publier n’est en aucun cas conforme à ce qu’ils vivent ou ont vécu. Désirant mettre un terme à ce « docto-bashing », ils rappellent qu’ils ont choisi leur carrière de chercheur par passion, au détriment de carrières toutes tracées dans le privé.

Ils soulignent que les collectifs au sein desquels ils font ou ont fait leur thèse, justement parce que la pression à la publication qui déshumanise le métier est forte, ont eu une importance vitale à leurs yeux et sont des lieux essentiels pour eux. Plutôt que de revenir en arrière et d’être replongé dans la naphtaline au sein « d’un bon vieux rock and roll », ils répondent à leurs aînés en leur disant que, bon le rock and roll, c’était peut être à la mode dans les années 1960, mais qu’aujourd’hui, on est dans l’ère du hip-hop, popularisé en management par qui l’on sait.

C’est ainsi plutôt dans cette musique, qui permet d’exprimer à la fois des injustices vécues et la joie du quotidien, qu’ils annoncent trouver leur inspiration. Ils défendent ainsi une résilience hip hop, consistant à construire des espaces de liberté dans ce système contraignant et stupide du publish or perish. Et en appellent à la communauté, pour lui demander d’arrêter la critique et plutôt de les soutenir face au système.

Écoutez la chanson bien douce…

C’est au sein de ce débat que je souhaiterais faire entendre ici ma petite musique. Sans nier l’intérêt de la rock-and-roll attitude ou de la résilience hip-hop (car moi aussi j’aime les Stones, les Pixies, le Wu-tang Clan et Kendrick Lamar), il me semble que c’est aussi et surtout auprès d’un troisième genre musical que les doctorants en sciences de gestion devraient s’inspirer : celui de la chanson française.

Non, je ne parle pas ici de la chanson française au feu Jean‑Philippe Smet… mais de la seule et unique chanson. Celle qui puise son inspiration dans les troubadours du moyen-âge, et dans nos grands poètes (de Villon à Aragon), et qui est le fait d’auteurs-compositeurs-interprètes.

Celle qui sous sa forme moderne s’est développée en France dans les années 1930 à la suite du génial Charles Trenet. Celle qui a été perpétuée dans les années 60 par les monstres sacrés que sont Brassens, Ferré, Barbara, Gainsbourg, Bobby Lapointe, Nougaro. Celle qui a ensuite vu l’avènement d’Alain Souchon, Renaud, Mano Solo, Jacques Higelin, Manset, et qui loin d’être morte et enterrée, continue aujourd’hui à nous réjouir quand elle est signée Dominique A, Bertrand Belin, Barbara Carlotti, Katerine, La Féline, Pain-Noir, Nesles, Alex Beaupain, Bastien Lallement, Mathieu Boogaerts, etc.

Ce mortel ennui…

J’entends déjà les sceptiques : il critique le rock and roll des années 1950 pour nous ressortir Charles Trenet… Qu’est-ce qui ferait donc de la bonne vieille chanson française un modèle à suivre, alors qu’il est encore plus daté que le rock and roll ?

D’abord le fait que la chanson, à l’inverse du rock, qui s’inscrit dans un « groupe », ou du hip-hop, qui se pense dans un « collectif » ou une « bande », est un genre qui célèbre l’individu dans sa créativité et sa splendide solitude. La chanson française, dans sa version canonique, est en effet par nature le fait d’un auteur-compositeur-interprète, qui la bricole seul, et n’a besoin que de sa chambre à soi, et d’une guitare pour la jouer à qui veut l’entendre. Hors du monde et du temps, l’artisan qui crée des chansons fait tout ou presque de A à Z (même si des duos sont possibles, qu’on songe à Souchon et Voulzy). Un tel modèle fait que les chansons sont reconnaissables entre mille. Du Brassens n’est pas du Brel, du Barbara pas du Ferré !

Or, c’est clairement d’une dérive collectiviste et standardisatrice dont la recherche en sciences de gestion souffre au niveau mondial. Pour soutenir la course à la publication, les articles sont publiés à trois, quatre, cinq auteurs, selon les principes de la division du travail. Par ailleurs, afin qu’il soit diffusé le plus largement et ait le maximum d’impact, les revues obligent les auteurs à respecter en terme d’écriture une forme donnée.

Au final, les articles se ressemblent tous, ce qui conduit la communauté à éprouver à leur lecture un mortel ennui ! La chanson offre à l’opposé un modèle artisanal et intégré, qui valorise la singularité de chaque auteur : originalité et innovation, c’est justement ce qu’on est en droit d’attendre d’un doctorant !

C’est une chanson, qui nous ressemble…

Ensuite le fait que ce genre de la chanson, et bien il est par définition nôtre, il appartient à notre histoire, et nous ressemble. Alors que le rock and roll et le hip-hop, je ne vous apprends rien, c’est américain. Cette origine américaine n’est pas un problème, bien au contraire, d’autant plus que ces deux genres sont tous deux issus d’une contre-culture, mais se référer à cette musique nous place encore une fois en imitateur des Américains.

Or, c’est justement là le problème de la recherche en gestion : que l’on soit en train de copier le modèle américain qui ne valorise que la publication d’articles étoilés ! Car une telle stratégie est évidemment perdante. Comment dépasser les Américains qui de toute façon ont par définition plus d’étoiles que nous dans leur drapeau ?

Souvenons-nous de La Fontaine et de sa fable de la grenouille et du boeuf. À tenter de devenir aussi gros qu’un boeuf américain dopé aux hormones et nourri d’OGM, nous grenouilles allons finir par éclater et repeindre d’un vert affreux les jolies peintures de l’académie athénienne. Que faire si nous ne voulons pas rester pour toujours, des suceurs de roue qui jamais ne gagneront le critérium ?

Comme le soutenait durant la semaine du management de la FNEGE Bertrand Collomb, l’enjeu pour nous chercheurs français en gestion, c’est d’innover et d’inventer un autre modèle. Ce qui suppose d’arrêter de copier les autres, pour se tourner vers nos propres traditions dans le but de se les réapproprier et les réinventer. La chanson apparaît ainsi comme la métaphore du modèle de recherche alternatif que nous pourrions défendre contre celui des États-Unis !

Elle l’est d’autant plus qu’en termes de musique, et j’en suis sincèrement désolé pour mes collègues, ce sont les chansons françaises comme nos merveilleuses feuilles mortes qui sont connues dans le monde et non nos artistes de rock (Jean‑Philippe Smet…) ou bien de hip-hop ! Même, il se trouve que nos artistes de rock ou de hip-hop sont les plus originaux et intéressants quand justement ils puisent leur inspiration dans la tradition de la chanson. Ainsi de Booba, dont de nombreux critiques soulignent qu’il s’inscrit dans la lignée de Rimbaud (mais pas Alain Finkielkraut).

Du principe d’exception culturelle au principe d’exception scientifique

Bref, vous l’aurez compris, j’invite ici les doctorants en sciences gestion à revenir à leurs classiques, et à prendre le temps de produire seul une thèse originale plutôt qu’à penser production d’articles. Oui, mais me répondront ces derniers, pour notre recrutement et notre carrière, comment fait-on ? Et c’est là encore qu’il est de bon ton de se tourner vers la chanson française.

Car comment cette tradition de la chanson a-t-elle été préservée en France, notamment au moment de l’arrivée des radios libres ? En réservant comme on le sait des quotas aux artistes de création française sur les radios, de façon à ce que nos oreilles ne soient pas inondées par les mêmes refrains anglo-saxons. Comment de tels quotas ont-ils été justifiés ? En référence à un principe d’exception culturelle, selon lequel la culture ne saurait être soumise à la seule logique de marché.

Pour soutenir les doctorants et que ceux-ci puissent à l’avenir pousser la chansonnette librement, il nous faut donc limiter la marchandisation de la recherche et adopter collectivement des règles contraignantes. Et inventer ce qu’on pourrait appeler un principe d’exception scientifique, qui s’inspirerait du principe d’exception culturelle tout en étant adapté aux spécificités de la science. Un tel principe affirmerait que la recherche ne peut être évaluée uniquement en comptant les citations, tout comme la qualité d’un film ne se réduit pas au nombre d’entrées qu’il a faites au box-office.

Il défendrait l’idée que la recherche possède des spécificités qui font que les modèles des pays doivent être défendus. Il pourrait nous conduire à imaginer plusieurs mécanismes de régulation, en s’inspirant de ceux qui régissent la musique (quotas), le livre (prix unique), le cinéma (avance sur recettes).

On peut par exemple penser à l’obligation pour les producteurs et utilisateurs de listes de revues d’intégrer des revues francophones au plus haut niveau et d’arrêter de systématiquement les déclasser. Aujourd’hui, la section 37 du CNRS, qui ne comprend que des chercheurs français, classe plus d’une centaine de revues au rang 1 et 1* et aucune n’est française ! La communauté est vraiment masochiste… On peut également penser à une obligation pour les écoles et universités françaises de recruter un pourcentage de docteurs détenant des thèses de doctorat qui ne soient pas des thèses « sur article ». De tels mécanismes devraient aller de pair avec une réflexion collective sur la manière dont nous pourrions essayer de mieux faire rayonner la recherche en gestion française à l’international. Car l’enjeu n’est évidemment pas de garder nos résultats pour nous, mais de les diffuser largement !

Nous pourrions par exemple éditer une revue qui traduirait en langue anglaise une sélection des meilleurs articles français, débloquer des fonds pour traduire en anglais une sélection de livres francophones, etc. Nous pourrions aussi arrêter de gommer les références à des articles français dans nos articles publiés en langue anglaise, et adopter à l’inverse la politique de citer ces travaux qui nous ont inspirés !

Qui pour penser et mettre en œuvre une régulation collective ?

Ce ne sont évidemment là que quelques idées et de nombreuses pistes sont bien sûr envisageables. Car fondamentalement, c’est à la collectivité d’imaginer ces règles qui nous permettraient de promouvoir un réel modèle français de recherche en sciences de gestion.

Pour cela, une possibilité serait de s’appuyer sur l’institution qui est la plus légitime dans le paysage de la gestion : la FNEGE, qui a fêté cette année ses cinquante ans, et qui a tant oeuvré pour la reconnaissance en France de notre discipline. Elle nous a permis de rattraper notre retard sur les Américains notamment en envoyant toute une série de jeunes docteurs aux États-Unis : la FNEGE pourrait contribuer désormais à nous aider à les dépasser ! Mais comme le souligne Yoann Bazin, il n’est pas sûr qu’elle puisse endosser un tel rôle…

Une autre possibilité serait ainsi que les enseignants-chercheurs français, qu’ils travaillent en IUT, à l’université, dans les IAE, dans les écoles de commerce, qu’ils soient chercheurs en stratégie, marketing, ressources humaines, etc., se prennent en main et inventent une action collective pour défendre une certaine idée de leur métier. Un tel mouvement n’aurait rien d’utopique, l’histoire étant peuplé de mouvements collectifs portés par une profession, y compris dans le monde de la musique d’ailleurs ! La SACEM est ainsi née de la volonté des auteurs et compositeurs de musique de faire en sorte que l’utilisation de leur travail soit rétribuée…

La tâche ne serait toutefois pas facile, car s’il y a dans la communauté des sciences de gestion des esprits avides de changements, celle-ci est également peuplée par définition d’un certain nombre de cons : des petits cons de doctorants, des vieux cons de professeurs, des cons d’âge intermédiaire, des cons masculins et féminins, des cons qui travaillent dans les universités ou des business schools, des cons d’un âge intermédiaire qui écrivent pour des revues étoilées… ou sur la chanson pour The Conversation. Car comme le chante le grand Georges, en matière de connerie, le temps (et l’institution) ne fait rien à l’affaire… Alors, face à la connerie, doctorants, chercheurs et professeurs, sortons nos guitares et faisons des chansons !

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