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Alexandre-Auguste Robineau, Assaut d'armes entre les chevaliers de Saint-George et d'Éon, 1787-1789. Londres, Royal collection Trust, His Majesty King Charles III, 2024.

« Duels. L’art du combat » : de l’épée à Street Fighter, l’expo vue par un chercheur

À travers l’exposition « Duels. L’art du combat », le musée de l’Armée revient aux sources historiques du duel pour en explorer les grands principes et les évolutions, jusqu’aux fantasmes de notre imaginaire collectif, du 24 avril au 18 août 2024. Laurent Bègue-Shankland, spécialiste du comportement social, l’a visitée et nous livre ici ses réflexions.


Fleurets, estocs, sabres, épées et lames en tout genre. L’une des premières vitrines de l’exposition « Duels. L’art du combat » séduira ceux qui apprécient l’imaginaire associé à Alexandre Dumas, avec armes rutilantes et cliquetis métalliques. Mais ce qui rend l’exposition passionnante est ailleurs. Car c’est surtout sur les bretteurs de chair et d’os, et non sur leurs lames que s’attarde ce voyage muséographique dans les contrées du virilisme martial, qui place toujours l’honneur plus haut que la raison.

Codes d’honneur et folklore

En abordant l’exposition, je m’attendais à un itinéraire balisé à travers le décorum classique du duel, cette « passion française » ayant eu cours pendant près de 15 siècles, avec ses habitus et ses costumes, la détonation de ses pistolets à percussion sur le pré à l’aube et ses perforations sanglantes.

Mais le duel déborde cette imagerie familière. Découvrir tant de protagonistes, de lieux et d’époques enflammés par l’esprit du duel donne le vertige. On contemple une foule de nobles empanachés, Scaramouches querelleurs, officiers ombrageux, voyous tatoués, journalistes chicaneurs, aristocrates chatouilleux, écrivains impavides (Hugo, Lamartine, Proust, et Pouchkine, hélas). Sans oublier les légions d’anonymes venant se faire un nom, précisément au nom de cette conception si malléable de la justice qu’on appelle le sens de l’honneur.

Dans le défilé des duellistes, on s’étonne aussi de rencontrer tant de grands personnages politiques ayant joué de la gâchette ou croisé le fer : Proudhon, Clémenceau, Gambetta, Jaurès, et plus près de nous, Deferre…

Duel au fleuret opposant le maire de Marseille, Gaston Deferre, au député René Ribière, le 21 avril 1967. Vainqueur, Deferre aimait à rappeler qu’il avait visé l’entrejambe de son adversaire pour lui gâcher sa nuit de noces, celui-ci se mariant le jour suivant.

Certains en conservent la cicatrice, témoignage à fleur de peau d’une bravoure indélébile ou d’une susceptibilité anachronique. D’autres ont gardé la preuve d’une ordalie propice, comme ce 7e président des États-Unis, Andrew Jackson qui, pendant quarante années, aura abrité sous sa peau la balle reçue lors d’un duel, logée près du cœur.

Andrew Jackson (1767-1845), 7ᵉ président des Et
Andrew Jackson (1767-1845), 7ᵉ président des États-Unis ayant survécu à un duel au pistolet

Sur le pré se pressent aussi des vieillards aspirant à mourir les armes à la main, ou d’orgueilleux génies dans la fleur de l’âge (comme le mathématicien Evariste Gallois).

Des hommes, beaucoup, mais les femmes ne manquent pas, maniant l’épée parfois (fabuleuse Julie d’Aubigny, dite la Maupin), mais plus souvent impliquées comme objets de rivalités amoureuses, nous y reviendrons.

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Le périmètre physique du cérémonial représente lui aussi un fascinant témoignage de l’ubiquité des joutes d’honneur. Sur un champ de courses ou un pont dégagé, tel chemin du bois de Boulogne, un hôtel particulier (pour fuir la police), et même au-dessus de Paris où, en 1808, un duel aérien se soldait par la mort tragique d’un protagoniste dont l’adversaire avait transpercé la montgolfière d’un coup de tromblon.

Mademoiselle de Maupin (1834), duelliste émérite du XVIIᵉ, par Theophile Gautier, plume sur papier.

Intemporalité aussi de ces joutes, incorporées dans les textes fondateurs : écrits bibliques ou coraniques sur David et Goliath, récits homériques d’Hector et Achille, combats légendaires des Horaces et Curiaces de l’époque romaine, ordalies judiciaires du moyen-âge…

Pierre-Paul Rubens, Achille vainqueur d’Hector, 1630, Pau, musée des Beaux-Arts.

Se frayer un chemin à travers des formes si diverses de violence cérémonielle, déjà présentes dans les sociétés pré-étatiques, et en saisir les principes et les mobiles est une gageure. Peut-on extraire des logiques qui éclairent la manifestation si changeante de telles ritualisations violentes ?

Le regard psychosocial propose une grille de lecture qui oblige à suspendre la fascination individualisante du face-à-face agonistique pour en chercher les clés dans leurs contextes et enjeux sociaux. Pour cela, j’ai suivi une piste, celle du sang.

Le rituel du sang et la violence vertueuse

Le sang est la signature écarlate des scènes de duels. Si certaines prennent fin « au premier sang », beaucoup d’autres s’achèvent de manière funeste. Selon l’historien de la violence Jean-Claude Chesnais, entre 1826 et 1834, plus d’un tiers des duels était mortel. Aujourd’hui, lorsque le sang est versé et que gît un cadavre, l’analyse de la « scène de crime » conduit la police scientifique à pratiquer des prélèvements liquides : qu’avaient les protagonistes dans les veines au moment des faits ? L’hémoglobine est-elle porteuse d’indices pour décrypter l’apparente irrationalité d’une querelle fatale ?

Excluons ici d’emblée l’alcool. Bien qu’il s’agisse probablement du liquide le plus belliqueux jamais inventé – il reste aujourd’hui le plus présent dans les veines des auteurs et des victimes d’homicides après une altercation.

En réalité, son usage est foncièrement incompatible avec les enjeux et le sens même d’un duel. Car un duel n’est pas une rixe. Il exige tant la maîtrise des affects que la dextérité du geste. Il implique du reste une distance temporelle entre l’offense et sa résolution par les armes. Or, ce que favorise l’ébriété est aux antipodes de cela : l’imprécision, l’impulsivité, la focalisation sur l’ici et maintenant. Un duel ivre ne serait qu’un suicide imbibé.

Laurent Bègue Shankland, en immersion dans l’exposition Duels. Image produite par l’auteur avec l’aide de Midjourney.

Envoyer un cartel, désigner un témoin, faire le choix des armes, désigner un lieu et une date : rien ne s’improvise dans le duel. La violence y est planifiée et disciplinée par une liturgie martiale, antithèse du pugilat éruptif. Il existe certes des duels avec alcool, mais c’est un abus de langage. Ces concours juvéniles de beuverie qui relèvent des jeux à boire ont certes pour fonction de donner à voir la performance virile de celui qui « tient l’alcool mais ne servent pas à restaurer l’honneur et encore moins à résoudre un différend.

Suivre la piste du sang, c’est aller rechercher dans le fluide carmin d’autres réponses. Certains pourraient être tentés, dans une posture réductionniste, d’aller y chercher l’hormone masculine par définition (bien que les femmes n’en soient pas privées) : la testostérone. Il faudrait dire alors que sa production est plus concentrée au petit jour, et surtout, qu’elle grimpe en flèche dans certaines situations conflictuelles.

Sabre de Mensur, Paris, musée de l’Armée Paris, musée de l’Armée.

On ajouterait qu’elle semble taillée pour le combat, elle qui stimule la masse musculaire, et se trouve bien aise dans l’univers saturé de virilisme qu’est celui des duels, qu’on s’y adonne à la rapière, à la masse d’arme et au rondache, au fouet ou les poings nus ou ornés de bagues vulnérantes.

Car cette hormone sexuelle, typiquement masculine, semble refléter la confrontation agonistique par excellence. Plus de 60 études ont été réalisées sur son rôle lors d’une compétition, et montrent qu’une victoire produit un pic de sécrétion. Mais prétendre parler de duels en invoquant une simple hormone semble par trop réducteur.

Le duel est une conquête

Si l’une des clés du duel est la domination, l’autre en est la conquête amoureuse. Dans un livre sur l’honneur, un comte déclarait que « si les femmes honnêtes tournaient le dos résolument et par principe à tout duelliste, les 9/10 des duels n’auraient plus lieu ». La psychologie évolutionnaire d’aujourd’hui ne contesterait pas cette analyse, qui démontre que nombre de confrontations sont vécues avec l’espoir d’être remarqué par une femme, et parfois en son nom.

Gabriel Tarde, l’un des pères de la psychologie sociale, n’écrivait pas autre chose en 1892 : « C’est par les femmes en grande partie que le duel se perpétue […]. On se bat pour la galerie, mais principalement pour la galerie des femmes. »

L’idéologie viriliste fait donc des femmes des enjeux de conquête. Dans son ouvrage classique sur les duels, l’historien François Billacoix constatait qu’entre 1560 et 1679, les femmes étaient invoquées comme première cause du duel. Le même Tarde, auteur des Lois de l’imitation, soulignait aussi la force des logiques mimétiques qui maintenaient en vigueur des traditions déclinantes et conduisaient des personnages en quête de respectabilité à reproduire les usages aristocratiques et idéaux nobiliaires.

À la fin de l’exposition, les visiteurs peuvent saisir la manette d’un jeu vidéo des années 80 de type baston, Street Fighter. Le duel s’est démocratisé et se pratique désormais sans danger dans un salon ou une chambre.

Le jeu video Street Fighter II, Hyper fighting, Capcom, 1992.

Street Fighter est l’un duelodromes virtuels les plus populaires du genre, écoulé à plus de soixante millions d’exemplaires dans le monde. On peut le pratiquer à l’aube, mais aussi à toute heure de la journée, sans risquer le crime de lèse-majesté : le pouvoir royal proscrivait les duels et les punissait parfois. Rappelons-nous du comte de Montmorency, duelliste multirécidiviste condamné à mort pour cette passion le 21 juin 1627.

Bien sûr, la violence virtuelle reste sujette à polémiques : le rapport d’experts remis en avril dernier à Emmanuel Macron sur les enfants et les écrans concluait que « les expériences numériques […] pourraient contribuer à une forme de désensibilisation qui doit appeler à la vigilance ». Plus inoffensives, ces pratiques vidéoludiques, si martiales soient-elles, à la fin de l’envoi, ne touchent personne.

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