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Économie du partage : le mensonge égalitaire ?

Nouveau siège social international de Airbnb, dans des anciens entrepôts du quartier des docks à Dublin, en Irlande. William Murphy / Flickr, CC BY-SA

La polémique née des cas de discrimination sur Airbnb ne pourrait bien être qu’un symptôme de la face sombre de l’économie dite « du partage » ou collaborative. Présentée comme accélérateur d’inclusion sociale et d’équité économique, cette nouvelle économie pourrait générer des effets strictement inverses.

Parmi les nombreuses promesses de l’économie du partage, l’une des plus fréquemment mise en avant est celle d’une société plus « égalitaire ». L’argument sous-jacent est simple : les nouvelles plateformes d’échange de l’économie du partage garantissent « enfin » un accès à tous et à (presque) tout. Elles permettent par exemple de profiter à moindre prix et pendant les quelques heures dont on en a besoin d’une voiture, d’outillages ou d’un logement à New-York… Autant de biens qui seraient tout simplement hors de portée pour beaucoup s’ils devaient les acheter au travers des canaux de l’économie classique. A priori donc, l’économie du partage profiterait à tous, à commencer par les moins nantis.

Mais cet accès élargi à la consommation suffit-il pour autant à l’avènement d’une société plus égalitaire ? Ces espoirs – si souvent lus et répétés qu’on finirait par les prendre pour vérité absolue – méritent en effet qu’on s’y arrête à deux fois. Car tout bien considéré, comment imaginer que ces nouveaux circuits économiques dits « du partage » profitent avant tout aux populations les plus désavantagées, alors que ces dernières ont, par définition, moins à partager que les autres ?

À la lumière des tout premiers travaux de recherche, ceux qui espèrent équité et justice de l’économie du partage pourraient vite déchanter. Car que ce soit en termes de patrimoine (capital économique), de réputation (capital social) ou de compétences et savoir-faire valorisables (capital culturel), les mécanismes de l’économie du partage semblent avant tout maintenir voire creuser les inégalités existantes. Plus préoccupant encore : ce creusement des inégalités semble même s’observer dans les initiatives de l’économie collaborative « bien intentionnées » qui affichent explicitement leur volonté de contribuer à une société plus juste.

Inégalités en terme de capital économique : comment partager sans patrimoine attractif ?

L’ère de l’économie du partage sous-tend l’idée que nous basculons d’un « ancien » monde qui valorise la possession des biens à un monde « nouveau » ou l’usage – d’un logement, d’une voiture, d’une perceuse… – devient plus important que la propriété. Dans cette optique, le capital économique se mesurerait davantage en termes d’accès à des biens qu’en termes de patrimoine. Cette nouvelle relation aux biens est donc censée créer un formidable effet de levier pour les populations les plus pauvres : ce qui ne pouvait être acheté hier faute de moyens pourra demain être emprunté ou loué à des tarifs raisonnables.

Mais cette nouvelle approche du capital économique change-t-elle fondamentalement la donne en termes d’inégalités économiques ? Si les plus mal lotis économiquement peuvent en partie profiter de ces évolutions, n’est-ce pas plutôt les propriétaires d’un patrimoine fortement valorisable qui en tireront le plus profit ? Pour Hugues Sibille, président du Labo de l'économie sociale et solidaire, la réponse ne fait pas l’ombre d’un doute. Dans une interview récemment donnée à Rue89, il affirme sans ambages que

l’économie collaborative accroît les inégalités patrimoniales. Si vous avez du patrimoine, vous allez pouvoir le rentabiliser. Le locataire de HLM ne pourra pas faire du Airbnb, alors qu’il en aurait sans doute davantage besoin.

Non seulement l’économie du partage profite aux plus riches, mais elle est dans certains cas facteur de paupérisation. De nombreuses recherches ont en effet déjà souligné le risque « d’uberisation » du monde du travail, pointant ainsi du doigt le remplacement progressif du contrat de travail traditionnel par des contrats de prestations payées à la pièce. Les régulations économiques et sociales traditionnelles (à commencer par le code du travail) se trouvent ainsi directement menacées par ces nouvelles formes de travail dont l’expansion au cours des dernières années a déjà, selon le FMI, contribué à aggraver les inégalités. En accélérant l’atomisation de collectifs de travailleurs devenus auto-entrepreneurs, l’économie dite du partage pourrait donc grever les capacités des acteurs à se constituer un capital économique à partir de leur travail.

En termes d’inégalités économiques donc, si l’économie du partage offre de nouvelles possibilités à toutes les strates de la société, rien ne semble garantir que tous en profitent pareillement.

Inégalités de « capital social » : les systèmes de réputation en ligne renforcent-ils les discriminations ?

L’un des mécanismes de base des plateformes de l’économie collaborative est de garantir un système de confiance entre utilisateurs, lui-même basé sur la « réputation » de ses contributeurs. Typiquement, sur un site Internet comme Airbnb, les évaluations laissées après chaque séjour permettent de construire la réputation des hôtes comme celles des visiteurs. Ce système d’évaluation « pair à pair » est donc censé fournir un ensemble d’appréciations relativement fiables et objectives…

Sauf qu’en ne se basant que sur ces quelques « indices » de confiance, ces systèmes de réputation peuvent tout aussi bien se nourrir de nos clichés et a priori. C’est en tout cas ce que tend à démonter une étude réalisée par deux chercheurs de Harvard. Leurs travaux révèlent en effet qu’à logement et quartier équivalents, les hôtes afro-américains affichent des prix 12 % inférieurs à la moyenne en raison de la moindre attractivité de leur profil. Là encore, l’ouverture mise en avant par l’économie collaborative semble se réduire à un entre-soi. La récente polémique autour des déviances racistes de certains utilisateurs d’Airbnb tend à illustrer les nombreux biais qu’induisent les plateformes de l’économie du partage. Elle confirme également que la somme des subjectivités qui constitue l’e-réputation ne saurait être égale à un tout « objectif ».

En fin de compte, avec l’e-réputation comme mécanisme principal de la « confiance » dans l’économie du partage, les inégalités en termes de capital social pourraient donc elles aussi se creuser. Le risque est que les personnes bénéficiant déjà d’un réseau de relations conséquent attireront encore plus la lumière à eux, alors que les moins connectés socialement pourraient se voir encore davantage discriminés.

Inégalités en terme de capital « culturel » : comment naviguer dans la nouvelle économie du partage sans en maîtriser les codes ni les compétences ?

Enfin, tirer profit de l’économie du partage nécessite de maîtriser les technologies qui y donnent accès, ainsi que les nouveaux modes de socialisation qu’elle sous-tend. Largement basée sur les nouvelles technologies, l’économie du partage pourrait aussi creuser les inégalités en suivant la ligne de la fracture numérique qui traverse notre société.

Mais au-delà de cette question technique, l’économie du partage génère également des mécanismes d’exclusion bien moins évidents, mais non moins redoutables. Ainsi, Schor et ses collègues à Boston ont mis à jour bon nombre de mécanismes implicites d’exclusion sociale au travers de leur excellent travail d’enquête ciblé sur diverses expériences d’économie du partage… Et pourtant, toutes les initiatives étudiées étaient à but non lucratif et partageaient explicitement l’objectif de contribuer à un monde plus « juste ».

Non sans ironie, ces chercheurs américains notent :

les membres importent dans l’économie du partage leurs pratiques […] snobinardes et exclusives.

Ils constatent ainsi que de nombreux participants sont peu enclins à recevoir les services de membres ayant un faible niveau d’éducation. Pour parler plus crûment, l’économie du partage vue par Schor et ses collègues donne clairement l’image d’un entre-soi, certes souvent bien intentionné, mais particulièrement « bobo » dont sont exclues de facto les personnes qui n’en maîtrisent pas les codes ni les usages.

Vers une économie du partage juste et équitable ?

Comment, dès lors, faire en sorte que les initiatives de l’économie collaborative permettent véritablement de contribuer à un monde plus équitable et inclusif ? Sans apporter ici de réponse définitive à cette épineuse question, nous pensons qu’une source d’inspiration pourrait venir de l’écosystème du partage qui se développe dans la ville sinistrée de Detroit.

Contrairement aux initiatives décrites par Schor, la lutte pour la justice sociale n’y est pas considérée comme une conséquence souhaitée, mais comme le but prioritairement recherché.

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